LAPEYRE Justin, Aristide [Dictionnaire des anarchistes]

Par Jean Maitron, René Bianco

Né le 31 janvier 1899 à Monguilhem (Gers), mort le 23 mars 1974 à Bordeaux (Gironde) ; artisan coiffeur ; militant et conférencier anarchiste, syndicaliste (CGT-SR), pacifiste et libre-penseur.

Aristide Lapeyre (après 1945)
Aristide Lapeyre (après 1945)
cc Arch. Sylvie Knoerr

Dans une note autobiographique, Aristide Lapeyre écrit : « Issu d’un milieu paysan, aîné d’une famille nombreuse, j’ai quitté l’école laïque de mon village avec un Certificat d’études primaires et une mention spéciale pour l’agriculture. Je devais entrer à l’École d’agriculture du Gers, mais mes parents se trouvèrent trop pauvres pour acheter le petit trousseau exigé ; et trop fiers pour solliciter une aide de qui que ce soit. »

Après un court séjour à Bordeaux, Aristide Lapeyre partit pour Paris, où il rencontra un militant anarchiste qui lui fit fréquenter La Ruche, l’école expérimentale fondée par Sébastien Faure.

Mobilisé à 18 ans avec la classe 1899, son comportement et ses activités lui valurent plus de cinq cents jours de prison ou de salle de police en trois ans. Pendant qu’il était militaire, il donna sa première conférence publique, début 1920, à la Bourse du Travail d’Angers, pour remplacer un camarade défaillant. Il deviendra par la suite un conférencier très apprécié. Orateur, il était, a dit de lui Sébastien Faure « en état d’exposer fort bien nos idées » (Le Libertaire, 19 juillet 1931).

En 1922, Aristide Lapeyre participa à Toulouse au congrès anarchiste de la région du Sud-Ouest qui eut lieu le 15 avril. Il fut chargé de recevoir et de transmettre toutes les communications concernant cette région (Le Libertaire, 21-28 avril 1922). La même année, il lança à Bordeaux le périodique La Révolte, qui ne put dépasser le onzième numéro car, le 19 septembre, il fut condamné à trois mois de prison par le tribunal correctionnel, sous l’inculpation d’« excitation au meurtre et à l’incendie » (Le Libertaire, 22-29 septembre 1922). Peu après, il fut, avec ses frères, Paul et Laurent, un des artisans de la constitution de la CGT-syndicaliste révolutionnaire, dont le congrès constitutif eut lieu à Lyon les 15 et 16 novembre 1926, et qui compta, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, un peu plus de 4.000 adhérents répartis en une trentaine d’Unions régionales.

Militant de l’Union anarchiste, il s’opposa au plate-formisme et adopta les propositions que Sébastien Faure exposa en 1928 dans La Synthèse anarchiste, selon laquelle les trois courants anarchistes qu’il distinguait, l’anarcho-syndicalisme, le communisme libertaire et l’individualisme anarchiste étaient « faits pour se combiner et former une sorte de synthèse ». Aristide Lapeyre collabora alors à La Voix libertaire où il tint la rubrique « Notes d’un acrate ». Ce périodique était l’organe de l’Association des fédéralistes anarchistes (AFA) que Sébastien Faure et les défenseurs du traditionalisme anarchiste avaient fondée fin 1927, début 1928, après le congrès tenu à Paris (30 octobre-1er octobre 1927), qui avait vu l’Union anarchiste communiste (UAC) adopter la Plate-forme de Makhno et Archinov.

Mais Aristide Lapeyre édita aussi lui-même le Bulletin du Club des Réfractaires, publication bimensuelle (n°1, 1er décembre 1927 ; n°7 (et dernier ?), 28 février 1928) puis, à partir de mars 1929, il publia, toujours à Bordeaux, un brulôt anticlérical : Lucifer, « organe de pensée libre et de culture individuelle », dont le dernier numéro, daté du 1er janvier 1935, annonça la reprise prochaine du titre La Révolte.

Devenu artisan coiffeur, il ouvrit, courant 1931, un salon du 44, rue Fusterie, dans le vieux Bordeaux, où se rencontraient les militants du Sud-Ouest et dont son jeune frère Laurent Lapeyre et Armand Maurasse, également militants anarchistes, assuraient la permanence pendant ses absences militantes.

Pendant cette période, il collabora à L’Encyclopédie anarchiste publiée sous la direction de Sébastien Faure, dans laquelle il signa plus de quarante articles, entre autres, l’article « Illégalisme » : « En principe, tous les anarchistes sont des illégaux, ou, plus exactement, des a-légaux [...]. L’illégaliste anarchiste est donc notre camarade, au même titre que l’anarchiste ouvrier, l’anarchiste-écrivain, l’anarchiste-conférencier, etc. »

Le premier numéro de la nouvelle série de La Révolte, organe anarchiste du Sud-Ouest, est daté du 10 février 1935 ; le dernier, du 5 juin 1936. Entre temps il y a L’« affaire des stérilisés de Bordeaux ». Arrêté fin mars 1935, inculpé de « complicité de castration » (alors qu’il s’agit de vasectomie... que la loi n’interdit pas), Aristide Lapeyre fut remis en liberté le 6 juillet et bénéficia d’un non-lieu. Pendant sa détention, son frère Paul Lapeyre le remplaçait comme rédacteur et administrateur du journal.

À partir de juillet 1936, Aristide Lapeyre fit la navette entre l’Espagne — où il s’occupa, à Barcelone, de la section française du bureau de propagande de la CNT-FAI — et la France où il participa à des meetings de soutien à la révolution espagnole : le 28 août 1936, il intervint à Lyon, en compagnie de Federica Montseny ; courant décembre, une photo le montre au côté de Pierre Besnard devant le local des Jeunesses libertaires de Puigcerda.

Au printemps 1937, il collabora avec son frère Paul Lapeyre au périodique Espagne antifasciste publié à Bordeaux par J. Daniel Bœuf. Après la disparition du titre, Aristide et Paul lancèrent L’Espagne antifasciste, dont les neuf numéros parurent entre le 1er septembre et le 31 décembre 1937 et dans lequel ils défendaient une position de soutien critique à la politique de la CNT-FAI. Ce périodique, qui tirait à 2.000 exemplaires, fusionna début 1938 avec L’Espagne nouvelle, dont A. Prudhommeaux était, à Nîmes, le rédacteur principal.

À la même époque, Aristide Lapeyre entra au comité directeur de la Ligue internationale des combattants de la paix (LICP) et collabora au Barrage, organe hebdomadaire de la Ligue.

Début 1939, il projetait la création d’une « école expérimentale » dans la lignée de celles de Francisco Ferrer en Espagne et de la Ruche. Un camarade enseignant, Gérard Duvergé (dit Fred Durtain), devait en être le conseiller et les animateurs venaient d’Espagne. Tout était prêt à Feugaroles (Lot-et-Garonne), même le papier à en-tête de « l’Institut expérimental d’éducation intégrale et nouvelle L’Envol », pour recevoir une trentaine d’élèves en octobre 1939. Quelques jours après la déclaration de guerre, les locaux furent réquisitionnés pour héberger des réfugiés des départements de l’Est.

Pendant l’occupation allemande, Aristide Lapeyre organisa des chaînes de passage de la ligne de démarcation pour des juifs et des réfractaires ; il fut arrêté comme otage, en octobre 1941, passa plusieurs mois sous la menace d’être fusillé puis fut transféré au camp de Pichey, près de Bordeaux, et finalement relâché courant 1943.

Dès la fin de l’occupation, il participa à la reconstruction du mouvement libertaire et recommença les tournées de conférences pour la Fédération anarchiste, la CNT, et la Libre pensée dont il fut longtemps l’un des orateurs nationaux. Une quarantaine, par exemple de Lille à Saint-Gaudens, de Vannes à Marseille pour le premier semestre 1948. Il collabora aussi à de nombreuses publications, notamment à Ce qu’il faut dire (1944-1949), à Contre Courant, périodiques animés par Louis Louvet et à Demain, revue mensuelle des Jeunesses libertaires, éditée à Bordeaux en 1945-1946.

Courant 1953, il appartint au petit groupe chargé de reconstituer la Fédération anarchiste secouée par une crise grave et participa au lancement du Monde libertaire (n°1, octobre 1954) organe de la nouvelle organisation. Il eut également, pendant onze ans, de la mi-1956 à la mi-1967, la responsabilité de l’édition du Bulletin intérieur de la FA. En 1968, il fut également un des délégués de la FA au congrès international de Carrare (Italie).

Il fut le financeur anonyme de l’achat des locaux, en 1963, de l’Athénée libertaire, lieu militant durable de la mouvance anarchiste de Bordeaux (7, rue du Muguet).

Militant antireligieux et anticlérical averti au moment de la transformation de la CFTC en CFDT il exposa, dans une série d’articles publiés par La Raison, mensuel de la Libre Pensée, sa conviction que cette « déconfessionalisation » ne constituait nullement une rupture idéologique avec la doctrine sociale de l’Église, mais seulement une adaptation de l’action du cléricalisme sur la société. Il appela vivement les syndicalistes, les libres penseurs et les anticléricaux à la plus grande vigilance.

Militant néomalthusien de longue date, un accident malheureux à la suite d’un service rendu le conduisait, le 19 juin 1973, devant la cour d’assises de la Gironde qui le condamnait à cinq ans de prison, deux ans seulement avant la promulgation de la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse. À la suite d’une attaque d’hémiplégie, il bénéficia d’une grâce médicale. Choqué, mais non découragé, usé par une vie militante harassante, il mourut au printemps 1974. Il avait légué son corps à la faculté de médecine.

On peut décrire Aristide Lapeyre comme un anarchiste révolutionnaire pragmatique qui repoussait l’activisme inconstant, privilégiant l’action soutenue, persévérante, tenace. Pour lui la formation des individus était particulièrement importante, d’où sa tentative d’école expérimentale, sa volonté de faire fonctionner, quel que soit le nombre d’auditeurs, l’école rationaliste Francisco-Ferrer, organisée pendant un quart de siècle, un soir par semaine, par le groupe anarchiste de Bordeaux, et sa participation au combat pour la défense de la laïcité traditionnelle. Il appuyait en effet ceux pour lesquels l’enseignement laïque « ne doit contenir aucun dogmatisme, ni de religion, ni d’État, ni de Parti, respectant ainsi la liberté de pensée, la liberté de conscience ». (Le Libertaire n°140, juillet 1948).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article24798, notice LAPEYRE Justin, Aristide [Dictionnaire des anarchistes] par Jean Maitron, René Bianco, version mise en ligne le 2 mars 2009, dernière modification le 9 octobre 2022.

Par Jean Maitron, René Bianco

Aristide Lapeyre (après 1945)
Aristide Lapeyre (après 1945)
cc Arch. Sylvie Knoerr

ŒUVRE : Il existe peu de traces de ses nombreux exposés (probablement plus de 2.000). Il reste cependant ses brochures (voir ci-dessus) et quelques centaines d’articles. Principales brochures : « L’Église veut-elle la paix ou la guerre ? », La Brochure mensuelle, mars 1934, 36 p. — Faisons la paix, 1934 ; Désarmons, 1935 ; Dieu ?, Éd. Lucifer, Bordeaux, 1939. — Le Problème espagnol, Éd. de Ce qu’il faut dire, Paris, 1946, 36 p. (rééd. en 1984, traduit en italien). — Libres opinions sur Pierre-Joseph Proudhon, Éd. Cenit, s.d., 40 p., rééd. par la fédération girondine de la Libre Pensée, Bordeaux, 1978, 40 p.

SOURCES : Archives de l’Association des Amis d’Aristide Lapeyre (Bordeaux) dont le responsable fut Marc Prévotel (7 rue du Muguet, Bordeaux), constituée pour collecter toutes les informations concernant Aristide Lapeyre. — Arch. PPo., cartons 49 et 50. — Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, op. cit. — René Bianco, « Un siècle de presse anarchiste », op. cit.Espoir, 14 avril 1974, et Cahiers de l’humanisme libertaire n° 206, mars 1974.

ICONOGRAPHIE : Les Grandes Figures de la Libre Pensée girondine, Éd. de la Libre Pensée de la Gironde, Bordeaux, 1983, 60 p. — Bulletin du CIRA-Marseille, n° 23/25, 1er sem. 1985. — Cahiers des Amis d’Aristide Lapeyre. — Jules Faucher, « Vivement demain ! Les milieux libertaires bordelais : réseaux, générations, acteurs, lieux et pratiques (1963-2003) », mémoire de master, 2019-2021, université Bordeaux-Montaigne.

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