CABANES GRACIA Hélène, Marie, Victoire

Par Philippe Canales

Née le 6 juillet 1919 à Servian (Hérault), morte le 19 novembre 2010 à Lodève (Hérault), institutrice ; féministe, libertaire, militante du SNI, de la tendance École Émancipée, militante du mouvement Freinet, occitaniste, espérantiste, pédagogue de l’enseignement de l’occitan.
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« Es sus la talvera qu’es la libertat ». Cette phrase de Joan Bodon [Boudou] qu’Hélène Cabanes aimait à citer et qu’elle a faite sienne illustre à la perfection une vie de femme libre, à la croisée des univers mais restant toujours à l’écart de tout système. « C’est sur la marge qu’est la liberté ». La talvera, est la partie du champ où ne peut accéder la charrue. Cette phrase est tirée du recueil de poésies Sus la mar de las galeras écrits en 1968 par l’écrivain occitan Joan Bodon. « Pour Boudou la frontière, la marge, est le lieu de tous les possibles, de toutes les libertés. On n’y est ni prisonnier, enfermé dans le système, ni exclu ou rejeté » (Carbonne, op.cit. 1997, p. 121).

Hélène Cabanes, Gracia de son nom d’épouse, était en effet singulière à plusieurs titres : institutrice, elle fut sensibilisée très tôt à la langue et la culture occitane, féministe, de conviction libertaire, elle milita à l’École Émancipée grâce à laquelle elle découvrit les techniques Freinet qu’elle adapta à l’enseignement de l’occitan. À la Libération, elle fonda un groupe d’instituteurs de l’enseignement public désireux d’introduire la langue d’oc dans l’école républicaine. Elle milita aussi dans le mouvement occitaniste d’après-guerre et en devint la première cadre féminine.

Hélène Cabanes était la fille unique d’une famille de viticulteurs républicains de Servian, village viticole du Biterrois (Hérault) où elle naquît le 6 juillet 1919. Son père Henri Cabanes, originaire de Lacaune (Tarn) d’où il était descendu avec ses parents au début du siècle, était décoré de la Grande Guerre mais éprouvait une profonde aversion pour la guerre. Sa mère, issue d’une vieille famille de Servian, était dotée d’une forte personnalité : après la Libération, elle fut l’une des premières femmes à être élue conseillère municipale et elle exerça pleinement son rôle sans se laisser dominer par ses collègues masculins. Le couple Cabanes était républicain, c’est-à-dire de gauche et laïque sans appartenance politique marquée. Ils encouragèrent leur fille à préparer le concours de l’École normale qu’Hélène réussit en 1939. A cette époque, rien ne distinguait la jeune fille de ses autres camarades si ce n’est une fibre sociale et féministe transmise par sa famille et un intérêt croissant pour la langue et la culture occitane perçues au hasard de ses lectures.

Les années 1939 à 1944 furent ses années de maturation. C’est durant cette période que la jeune institutrice s’investit dans des univers à priori différents : l’occitanisme, le syndicalisme révolutionnaire, l’anarchisme, l’espérantisme, le féminisme. Pour sa première affectation, elle fut nommée à Roujan en remplacement de Marcel Valière, le directeur de l’école de garçons, mobilisé et fait prisonnier et qui, après son évasion, revint à Roujan. Marcel Valière fut une grande figure de l’École Émancipée d’avant-guerre qu’il avait représentée au moment de la fusion syndicale de 1935. La jeune femme s’enthousiasma aussitôt pour le syndicalisme révolutionnaire et découvrit l’espérantisme et le féminisme révolutionnaire à travers la lecture de toute la collection de la revue L’École Émancipée d’avant-guerre.

Durant cette période, elle approfondît aussi sa culture et sa connaissance de la langue d’oc. Parallèlement, elle découvrit l’occitanisme politique et ne se satisfit pas de la tiédeur de l’occitanisme politique sur le plan social et encore moins des accointances d’une partie du mouvement régionaliste avec le régime de Vichy. C’est à ce moment-là qu’elle découvrit Proudhon et l’anarchisme. En parallèle, elle entretint une correspondance suivie avec les grands noms de l’occitanisme : Ismaël Girard, Charles Camproux, Pierre-Jacques Boussac, Max Rouquette, René Nelli et Honoré Bourguignon, militant Freinet et félibre provençal. Elle décrivit la Libération comme une grande bouffée d’oxygène et elle s’engagea sur tous les fronts.

Sur le plan syndical, Marcel Valière lui proposa d’entrer au Conseil syndical du Syndicat national des instituteurs (SNI) de l’Hérault où la tendance École Émancipée était majoritaire. Elle y côtoyait Raoul Bayou, futur député, qui faisait partie de son groupe d’instituteurs, Henri Escaffit, militant libertaire issu de la Résistance et Léon Lentaigne qui lui fit découvrir l’espérantisme et Freinet. Elle s’engagea résolument dans le mouvement Freinet et elle en adapta la pédagogie en créant le journal scolaire d’Abeilhan (où elle avait été mutée en 1943), L’Agaça canta (La pie chante), du nom de la pie, animal totémique du village. Elle devint très rapidement une des responsables départementales du mouvement.

Dans le même temps, elle fut nommée responsable de l’Office de l’Enseignement à la SEO — Société d’études occitanes — et elle fit partie des membres fondateurs de l’IEO — Institut d’études occitanes — où elle s’engagea dans la Jeunesse occitaniste avec un autre jeune, Robert Lafont. C’est avec ce dernier et Léon Cordes qu’elle créa en 1945 la revue d’occitanisme d’après-guerre L’Ase negre. Hélène Cabanes en était l’administratrice et la cheville ouvrière. Elle y apporta aussi de nombreux écrits sur l’espérantisme, le féminisme et la pédagogie de la langue.

Sur le plan de la pédagogie, Hélène Cabanes adapta les techniques Freinet à la pédagogie de la langue qu’elle pût introduire dans l’école française à travers l’étude du milieu. Elle créa une revue pédagogique Escola e Vida (L’école et la vie) et écrivit de nombreuses émissions pédagogiques pour Radio Toulouse et Radio Montpellier. Son écrit, D’un ensenhament regionalista, publié en 1948 dans la revue Oc fut le premier d’une série de textes qui firent d’elle, à partir de ce moment-là, la référence en matière de pédagogie occitane. Femme dans un milieu d’hommes qui la laissaient souvent se débrouiller seule, Hélène Cabanes, épuisée et quelque peu désabusée par le manque d’aide des autres cadres masculins de l’IEO, mit un coup de frein à ses activités occitanistes dès Pâques 1949 ce qui entraîna l’arrêt des créations dont elle était la pièce maîtresse, la revue L’Ase negre, (ayant pris entre-temps le titre Occitania) et le Groupe Antonin Perbosc. Ce fut aussi l’année où elle épousa Augustin Gracia, viticulteur de Lodève. Pendant deux ans environ, elle fut absorbée par ses problèmes de mutation pour rejoindre son mari à Lodève. Le vote de la loi Deixonne en 1951 obligea les occitanistes de l’IEO à concevoir un groupe chargé de réfléchir à la pédagogie de la langue. Fortement sollicitée, Hélène Cabanes revint travailler dans ce groupe jusqu’à sa retraite. Il est plus que probable que la pédagogie de l’enseignement de la langue qui s’est développée depuis ces années 1950 jusqu’à aujourd’hui a été fortement influencée par Hélène et donc par Freinet.

Sur le plan politique, elle se revendiquait anarchiste dès la Libération et s’abonna à La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte. Bien que « non organisée », Hélène Cabanes conserva toute sa vie une grande méfiance pour les partis politiques en particulier le Parti communiste. Elle subît en effet les attaques de ce dernier au bureau du conseil syndical (départemental) du SNI quand, en 1947-1948, Marcel Valière, au nom d’École émancipée proposa l’autonomie syndicale lors de la scission entre la CGT et la CGT-FO. De même, durant ces années, elle resta solidaire, comme la plupart des membres du mouvement, du couple Freinet en butte alors aux attaques du Parti communiste. Femme libre, elle resta une militante active sur tous les fronts : occitanisme, syndicalisme, mouvement Freinet.

Moins connue pour sa production littéraire, Hélène Gracia rédigea pourtant des nouvelles en occitan dont certaines demeurent inédites. L’été 1961, le couple Gracia déménagea à Agde. Hélène y occupa le poste de directrice de l’école maternelle. Durant toute sa vie professionnelle, elle poursuivit ses combats pour la langue, l’action syndicale et le militantisme dans le mouvement Freinet. À partir de 1972, et jusqu’à son départ à la retraite trois ans plus tard, elle assura le cours d’occitan au lycée d’Agde en vue de préparer l’option facultative d’occitan au baccalauréat. Elle créa le Cercle occitan agathois qu’elle anima jusqu’en 2005. Elle est enfin une des fondatrices de la calandreta dagtenca, école associative bilingue à Agde, dont la pédagogie s’inspire des techniques Freinet. C’est à Lodève (Hérault), proche de son neveu et de sa belle-famille qu’Hélène Gracia-Cabanes s’éteignit en 2010.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article248522, notice CABANES GRACIA Hélène, Marie, Victoire par Philippe Canales, version mise en ligne le 30 mai 2022, dernière modification le 26 août 2022.

Par Philippe Canales

ŒUVRES : Éditions du « Cercle occitan dagtenc » sous la direction d’Hélène Gracia : Racòntes dal país dagtenc, Paule Duconquéré, Cercle Occitan Dagtenc, Agde, 1982. — La cosina del país d’Agde, Paule Duconquéré, Cercle Occitan Dagtenc, Agde, 1987. — La borrida dagtenca, Balthazard Floret, Cercle Occitan Dagtenc, Agde, 1994. (Recueil de poèmes, réédition partielle en graphie normalisée).
Collaboration à des revues (soit comme membre du Comité de rédaction, soit comme administratrice ou directrice) :
L’agaça canta, journal scolaire, Abeilhan, 1946-1949. Gérante. — L’Ase Negre, revue de la jeunesse occitane, Abeilhan août 1946 – décembre 1947. Administratrice (gestion, tenue des adhésions, envois…). — Occitània, revue de la jeunesse occitane, Abeilhan , janvier 1948–avril 1949. Administratrice. (gestion, tenue des adhésions, envois…). — La Garba Occitana, lien des journaux scolaires de l’École moderne, Abeilhan et Soulages-Bonneval, 1949 – 1951. Gérante et co-gérante. — Escòla e Vida, journal du groupe Antonin Perbosc. Abeilhan 1946 – 1949. Gérante. — Bulletin Pédagogique de l’IEO, revue de la section pédagogique de l’IEO. Toulouse, février 1951-juin 1956. — À la volette, journal scolaire. Lodève, septembre 1952-juin 1954. Gérante. — Cahiers Pédagogiques de l’IEO, revue de la section pédagogique de l’IEO, Toulouse, septembre 1956 – 1973. (Directrice du n° 12 à 15). — Vida Nòstra, Toulouse, 1971 – 1974.

SOURCES : Hélène Cabanes, « Reflexions sus l’esperanto ». L’Ase negre, n° 11, juillet 1947, p. 1-4. — Hélène Cabanes, « Escòla e Vida ; presentacion », Escòla e Vida n°1, octobre1947, p.1-2. — Hélène Cabanes, « D’un ensenhament regionalista », OC, mai 1948, p.76-81. — Philippe Canales, Itinerari d’una ensenhaira occitana, Elèna Cabanas-Gràcia 1919-2010, mémoire de Master, Montpellier, Université Paul Valéry, 2012. — Philippe Canales, « Hélène Cabanes-Gracia (1919-2010), Pionnière d’une pédagogie occitaniste », Thèse en littérature et études occitanes, Université Paul Valéry, 2021. — Philippe Carbonne, « Jean Boudou, la Silésie, l’Allemagne et l’Ukraine », Slavica Occitania, 1997, p.119-130. — Correspondances : CIRDOC, Béziers. Lettres prêtées personnellement par Hélène Cabanes.

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