Par Xavier Bekaert
Ixelles (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 1er novembre 1946 − Nivelles (aujourd’hui pr. Brabant wallon, arr. Nivelles), 18 décembre 2021. Travailleur du livre, anarchiste individualiste, militant syndical.
La mère et le père de Daniel Bekaert, Marguerite Denolf et Georges Bekaert, sont originaires de Bruges (Brugge, pr. Flandre occidentale, arr. Bruges). Le père est pâtissier ; ils reprennent en 1932 une petite pâtisserie-confiserie à Bruxelles, située au numéro 12, rue des Sables, à la limite du « quartier des Bas-Fonds », un quartier excentrique de mauvaise réputation, peuplé d’habitants indépendants qui aimaient se faire appeler « Bas-Fondistes » plutôt que « Bruxellois ». Ce quartier populaire disparaît progressivement dans les années 1950 lors des travaux de la jonction Nord-Midi et de la Cité administrative de l’État. La plupart des habitants expropriés se voient obligés de déménager sans aucun type d’aide. La disparition de la clientèle impose une vie assez humble à la famille. Les parents, économes et travailleurs, s’en accommodent, tout en tentant de protéger leurs deux enfants des privations.
Ses professeurs déclarent Daniel Bekaert intelligent et doué d’une excellente mémoire, mais bavard, étourdi et rêveur. Dès sa jeunesse, il lit beaucoup et fréquente la librairie « Aux Joies de l’Esprit » de Hem Day (Marcel Dieu) située au numéro 84, galerie du Commerce, non loin à pied du magasin de ses parents. Il obtient des résultats moyens en primaire mais qui chutent brutalement en première secondaire. À douze ans, en mars 1959, il fugue durant toute une nuit, redoutant une correction pour les mauvais résultats scolaires consignés dans son bulletin. En 1960, il intègre l’Institut Don Bosco de Woluwe-Saint-Pierre (Bruxelles), où il choisit d’apprendre la composition et la typographie. À quatorze ans, il fugue une seconde fois et se retrouve ainsi condamné le 8 septembre 1961 à une amende « pour s’être trouvé, entre le 19 et 21 mai 1961 (…) vagabondant » et « placé jusqu’à sa majorité, sous le régime de la liberté surveillée ». Il entre alors comme apprenti-ouvrier dans une imprimerie de Laeken (Bruxelles), tout en continuant de suivre des cours du soir à l’Institut Don Bosco.
Le 19 mars 1962, Daniel Bekaert est interpellé par des inspecteurs de la gendarmerie au rayon de disques du magasin L’Innovation. Ils contrôlent son identité et constatent que sa date de naissance est surchargée pour se vieillir (afin de pouvoir entrer dans les dancings) et l’interrogent pendant trois heures car il serait le plus jeune membre de la « bande du cowboy » qu’ils surveillent (selon eux, cette bande de jeunes aurait déjà opéré des vols auxquels il aurait assisté mais pas participé). À dix-sept ans, au début du mois de mai 1964, il fugue une troisième fois pendant deux nuits. Le juge pour mineurs recommande alors le placement en home (un foyer pour mineurs en Belgique) jusqu’à son service militaire car « il serait ainsi contrôlé et il apprendrait (…) ce que c’est que la discipline ». Le 25 mai 1964, il est placé en semi-liberté au home Le Blé Vert au numéro 83, avenue Eugène Demolder à Schaerbeek (Bruxelles). Il s’en évade du 25 au 30 août 1964. Puis, il ne rentre pas au home le soir du 1er octobre 1964 et arrive en état d’ivresse le lendemain matin au travail. Le juge décide alors de le placer au centre d’observation de Mol (pr. Anvers-Antwerpen, arr. Turnhout) où il est détenu du 4 octobre au 23 décembre 1964. C’est probablement à cette époque qu’il se tatoue de façon artisanale divers tatouages de détenus, dont un tatouage « Mort aux vaches » (trois points disposés en triangle équilatéral) entre le doigt et l’index de la main gauche, et un tatouage « Seul entre quatre murs » (cinq points disposés comme sur un dé) sur l’avant-bras. En particulier, il arborera toute sa vie un A cerclé, tatoué sur sa main gauche.
Typographe et linotypiste, Daniel Bekaert s’affilie dès l’âge de quinze ans (en 1962) au Syndicat unifié du livre et papier de Bruxelles dont il sera un militant très actif pendant plus de deux décennies. L’inclinaison anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire de ce syndicat, sous l’impulsion de Jean De Boë, secrétaire général de 1945 à 1969, convient instinctivement à son caractère réfractaire. Au travers des écrits et des prises de parole de Jean De Boë, il se familiarise avec les idées anarcho-syndicalistes et il étudie la longue histoire syndicale des typographes bruxellois, l’Association libre des compositeurs-typographes de Bruxelles, fondée en 1842, étant le plus ancien syndicat de Belgique. Cela contribue à forger sa grande fierté envers son métier de typographe, mais aussi à le conscientiser politiquement.
Au travers de la figure de Jean De Boë, il découvre aussi l’histoire de la Bande à Bonnot et se passionne pour le courant illégaliste de l’anarchisme. Il se reconnaît aisément dans les idées et pratiques de ce courant, en particulier, dans la conception du vol comme acte de « reprise individuelle » vis-à-vis du système capitaliste. Cela fournit une légitimation révolutionnaire au vol à l’étalage qu’il pratique occasionnellement depuis l’adolescence.
De 1967 à 1972, Daniel Bekaert suit des cours du soir à l’Institut des Arts et Métiers (IAM) (composition/impression typo et montage) à Bruxelles. Au sein de sa classe se forme une association informelle, à la fois groupe d’entraide et bande de copains : « Petit à petit, le groupe s’est élargi et organisé avec d’autres jeunes (ouvriers et employés) pour d’autres activités : camping sauvage, soirées, vacances, discussions, sport, participation active au mouvement contre le home de Brasschaat, entraide dans les coups durs… » Ceci amène à la création, le 1er octobre 1970, par Daniel Bekaert et Céline Francotte*, doyenne du groupe, pensionnée, ancienne résistante, militante communiste et syndicaliste, d’une ASBL intitulée Les Mauvaises herbes, dont l’objectif revendiqué est d’être « un rassemblement concret pour créer des activités pour et par les jeunes travailleurs ». Officieusement, le but des Mauvaises herbes est de conscientiser les jeunes travailleurs sur leurs droits et sur les luttes inévitables pour obtenir ou garantir ces droits.
De 1970 à 1974, le local de l’association est de fait le domicile de Daniel Bekaert à Woluwé-Saint-Pierre, où s’organisent les activités et réunions des Mauvaises herbes. C’est à cette époque qu’il rencontre Roger Noël*, alias Babar, figure majeure du mouvement anarchiste belge, et Robert Fuss, une figure importante du mouvement ouvrier bruxellois, ancien étudiant de l’Université libre de Bruxelles (ULB), établi comme ouvrier à l’usine Volkswagen (VW) de Forest et neveu de Henri Fuss, tous deux cofondateurs du groupe « mao-spontex », La Parole au peuple. La première rencontre entre Roger Noël* et Daniel Bekaert a lieu le 17 février 1973, à l’occasion d’une réunion de rencontre entre Les Mauvaises herbes et La Parole au peuple. Cette date reste gravée dans la mémoire de tous ses participants car, sur le chemin du retour, un tragique accident de circulation cause la mort de Robert Fuss.
Peu avant, Daniel Bekaert coécrit, avec Robert Fuss, une série d’articles dans les numéros 2 à 5 du journal La Parole au peuple, l’organe du groupe du même nom. Ces articles sont essentiellement des transcriptions sans filtre de témoignages de jeunes enfermés dans des institutions pour mineurs (tel que le home de Brasschaat) sur leurs conditions de détention et la maltraitance dont ils sont l’objet. Selon d’anciens membres du groupe, La Parole au peuple est avant tout un journal de témoignages venant des luttes ou des expériences vécues. Le principe est que les militants du groupe écrivent anonymement les articles (consistant principalement en la transcription écrite de témoignages oraux, l’anonymat des sources étant garanti), la responsabilité juridique est assumée par un éditeur responsable. Seule exception à cette règle de l’anonymat : les appels, écrits et signés par Daniel Bekaert (avec la mention de son adresse afin de pouvoir le contacter directement), pour organiser la défense des jeunes dans les homes. C’est grâce aux conseils juridiques de Robert Fuss et, ensuite, d’autres membres des Mauvaises herbes qu’il réussit à accueillir chez lui, en tant que famille d’accueil, divers jeunes afin d’éviter leur placement en institution pour mineurs, ce qu’il continue à faire à de multiples reprises durant la majeure partie de sa vie.
Au sein des Mauvaises herbes émerge progressivement le projet d’ouvrir une Maison de Jeunes Travailleurs. À partir de novembre 1974, le groupe loue, avec l’association HELP dont ils partagent les locaux, une ancienne menuiserie reconvertie après de laborieux travaux d’aménagement. Ce local, situé au numéro 97, avenue Fonsny à Saint-Gilles près de la gare du Midi (Bruxelles), ouvre ses portes au public le 1er mars 1975. Cette Maison des Jeunes Travailleurs poursuit ses activés jusqu’en 1980. Les singularités de la maison de jeunes Les Mauvaises herbes sont, d’une part, d’avoir une orientation politique de gauche assumée (et affichée ostensiblement par le rajout de l’adjectif « travailleurs » à l’expression « maison de jeunes ») et d’autre part, d’être entièrement auto-financée via les cotisations d’une vingtaine d’adhérents et les recettes des concerts/soirées qui y sont organisées, afin de garantir son indépendance vis-à-vis des institutions et des organisations politiques (ce qui ne l’empêche pas d’entretenir des liens avec d’autres maisons de jeunes et divers groupes militants). Les activités de ce lieu festif de conscientisation sociale et d’éducation populaire sont diverses : culturelles (exposition de photos, projection de films, pièces de théâtre, etc.), ludiques (tournois de ping-pong, de pétanque, etc.), sociales (soirées dansantes, repas à thème, bals costumés, goûters aux crêpes avec des retraités, campings sauvages dans les Ardennes, etc.), politiques (débats, rencontres, réunions d’information, participation à des manifestations, soirées de soutien à divers groupes, etc.), … Quoique diverses, elles ont le plus souvent en commun d’avoir un thème (directement ou indirectement) politique.
À partir de 1989 et jusqu’à sa retraite, Daniel Bekaert est chômeur de longue durée, à la suite d’une perte d’emploi et de l’évaporation progressive du métier de typographe. Durant cette époque, jusqu’en 1996, il est bénévole au Resto du Cœur de Saint-Gilles, alors la commune la plus pauvre de Belgique, qui sert environ 120 repas par jour, c’est l’unique Resto du Cœur de Belgique à ouvrir toute l’année. Un événement marquant est la visite du roi Baudouin au Resto du Cœur de Saint-Gilles le 11 mars 1993. L’équipe de bénévoles désigne Daniel Bekaert comme responsable et il est chargé d’offrir au roi Baudouin un pin’s des Restos du Cœur de la part de toute l’équipe. Le roi lui demande de lui épingler car il n’avait « pas souvent l’occasion d’être décoré ». Daniel Bekaert est probablement l’exemple unique d’un anarchiste ayant décoré un roi.
Installé à Nivelles à partir de 1998, Daniel Bekaert devient un brassensologue passionné. Il collectionne les œuvres de Georges Brassens, de ses interprètes et de ses biographes. De septembre 2000 à novembre 2001, il se fait connaître dans le milieu brassensophile par la distribution gratuite d’une feuille (d’abord en format papier, puis en ligne pour diminuer les coûts) intitulée La Mauvaise Herbe qu’il rédige en collectant consciencieusement les informations sur les activités (concerts, livres, expos, etc.) autour de Brassens en Belgique et en France. Il prend un soin minutieux à en soigner l’esthétique, celle des lettres mais aussi celle des mots. Il organise le 21 octobre 2000 une journée « Brassens libertaire » au Centre Libertaire de Bruxelles, qui attire un énorme public venu assister à la conférence-rencontre de Marc Wilmet et André Tilleu, suivi d’un tour de chant par Sandrine Devienne.
Quoique moins actif après sa retraite à Nivelles, Daniel Bekaert participe à de nombreuses manifestations et maintient jusqu’à son dernier souffle une active passion pour la politique. Il s’éteint le 18 décembre 2021. Bien après sa disparition, ses graffitis et autocollants anarchistes couvrent toujours certains murs et poteaux de Nivelles. Dans sa rue en particulier, les murs de la Police judiciaire (PJ, aujourd’hui Police fédérale), devenus, après 2014, ceux du Tribunal de Première Instance, faisant face à l’Office national de l’emploi (ONEM) comptent parmi ses cibles favorites, qu’il aime badigeonner, après les élections, en grosses lettres rouges de la phrase de Léo Ferré : « Ils ont voté… et puis, après ? ».
Par Xavier Bekaert
SOURCES : Archives familiales de Xavier Bekaert, son fils unique − Anderlecht, Archives de l’État en Belgique, Inventaire des archives de la juridiction des enfants puis juridiction de la jeunesse de Bruxelles. Versement 2000 - Tribunal de première instance de Bruxelles. Tribunal des enfants/de la jeunesse. Dossiers des affaires protectionnelles des mineurs et des parents, 1960-1967 et registres des décisions 1920-1967, n° BE-A0541 / I 35 − Archives du Palais Royal, note de service du 26 février 1993 ; coupures de presse datant du 12 mars 1993 concernant la visite du roi Baudouin le 11 mars 1993 − Amsab, Archives du Syndicat unifié du Livre et du Papier de Bruxelles, registre des membres 1958-1992 − Moniteur belge, 19 novembre 1970 ; 19 août 1972 ; 27 mars 1980 − « Brassens libertaire », Alternative Libertaire, n°232, octobre 2000 − La Parole au peuple, n° 2 à 5, janvier-avril 1973 − PEIREN L., De kinderen van Gutenberg, geschiedenis van de graphische vakbeweging in België voor 1975, Brussel-Gent, 2006.