MOERENHOUT Alphonse, dit Fons. [Belgique]

Par Paul-Emmanuel Babin - Adrian Thomas

Schaerbeek (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 25 janvier 1929 – Auderghem (Région de Bruxelles-Capitale), 17 octobre 2022. Frigoriste, aide-télégraphiste, dessinateur électricien, éditeur, libraire, militant communiste, syndicaliste, « grippiste », maoïste.

Fons Moerenhout, lors des funérailles de Suzy Rosendor, Uccle, 25 août 2020 (collection personnelle de P.-E. Babin).
Fons Moerenhout, lors des funérailles de Suzy Rosendor, Uccle, 25 août 2020 (collection personnelle de P.-E. Babin).

Alphonse Moerenhout, surnommé Fons, grandit à Schaerbeek, l’une des grandes communes de Bruxelles, et baigne d’emblée dans une famille socialiste. Louis Moerenhout, son grand-père, gardien de l’usine à gaz de Bruxelles et syndicaliste à l’Union centrale belge des ouvriers et agents des services publics, soutient, avant la Première Guerre mondiale, la gauche du Parti ouvrier belge (POB), incarnée alors par Louis de Brouckère*. Il élève ses cinq fils dans le quartier populaire des Marolles, avant que la famille ne déménage à Schaerbeek.

La mère d’Alphonse (Fons) Moerenhout, Maria Desager, née à Laeken (Bruxelles), âgée de vingt-deux ans à la naissance de son fils, est maroquinière. Michel Moerenhout (Bruxelles, 1905-1955), son père, ajusteur-mécanicien, s’imprègne beaucoup du socialisme paternel mais passe au Parti communiste de Belgique (PCB) en 1938, à la suite des accords de Munich lors desquels l’Occident laisse Hitler s’emparer de la Tchécoslovaquie. Antifasciste, il aurait cassé des carreaux du journal d’extrême-droite francophone Rex, dont le siège est situé place de Brouckère à Bruxelles.

Devenu contremaître à l’usine à gaz, Michel Moerenhout entre en résistance sous l’Occupation, en diffusant la presse clandestine et en transportant des armes, et implique son jeune fils Fons, d’abord pour distribuer sous le manteau des petits journaux résistants. Selon son propre témoignage, Fons Moerenhout échappe de peu à une arrestation dans le tram, entre Schaerbeek et Molenbeek. Son père l’emploie en effet à porter une valise lourde de munitions, de la cave de la maison familiale à un autre dépôt, mais, au détour d’une rue, la police allemande arrête le tram et inspecte les hommes. Fons garde la valise et, en raison de son jeune âge, échappe à la fouille. Michel Moerenhout est arrêté peu après et torturé par la Gestapo. Convalescent après une intervention chirurgicale, ses sutures à l’abdomen s’ouvrent sous l’effet des coups. Fons, adolescent, vit la fin de la guerre à Chimay (pr. Hainaut, arr. Thuin), auprès des trappistes de Montminy, avec d’autres enfants. Il assiste à nouveau à une perquisition policière de l’occupant nazi : un moine récalcitrant, qui avait fait vœu de silence, est passé à tabac, sans émettre la moindre protestation, ce qui impressionne beaucoup Fons.

À la Libération, Michel Moerenhout devient responsable du ravitaillement pour tout le Brabant, qui échoit dès février 1945 au ministre communiste Edgar Lalmand, et fait taper par son fils unique un rapport accusant de nombreux inspecteurs, membres du PCB, de se laisser corrompre par le marché noir au lieu de le contrôler. Ce rapport aurait fait grand bruit au sein du parti. Michel Moerenhout est alors un pilier de la section communiste de Schaerbeek et entraîne son fils dans des ventes du Drapeau rouge au porte-à-porte, entre la chaussée de Haecht et l’avenue Rogier. Tous deux sont très déçus de la rapide marginalisation du PCB après la guerre. Les élections législatives de 1946 accroîtront leur désillusion. Fons remarque par exemple que le PCB manquait déjà de militants pour coller des affiches électorales. Il milite aussi à la Jeunesse populaire de Belgique, du nouveau nom temporaire des Jeunes communistes, mais sans prendre de responsabilité. À la même période, les parents de Fons divorcent. Sa petite sœur part avec sa mère, Maria Desager, et lui reste avec son père, qui doit payer une pension alimentaire. Il signifie à son fils qu’il doit abandonner l’école et commencer à travailler. Fons est alors engagé en 1945 dans un atelier de construction mécano-électrique (Halewaters), spécialisé dans les frigos. Il dépanne durant l’été celui d’un boucher qui le remercie avec un pavé de viande mais son patron le lui confisque arbitrairement. Le ketje (gamin) raconte que c’est l’événement qui lui a fait vraiment comprendre le sens de la lutte des classes.

Le syndicaliste

La mère d’Alphonse Moerenhout lui souhaite toutefois une ascension sociale et obtient de son oncle socialiste de le faire entrer à la Régie des télégraphes et téléphones (RTT), rue de la Paille. Il y fait la connaissance de son épouse, Nelly Meert (1930-2012), future militante communiste, avec laquelle il aura une fille. Moerenhout y est engagé le 1er octobre 1946 comme aide-télégraphiste. Il devient rapidement délégué à la Centrale générale des services publics (CGSP). Il apprend la pratique syndicale d’abord de la part du délégué principal, nommé Ceulemans. Ce socialiste proche de la retraite avertit sans malice son futur remplaçant que le PCB n’a rien à gagner de son alliance avec le Parti socialiste belge (PSB) et que son succès ne sera que passager. Le permanent syndical de la CGSP du secteur, Decoster, le prend sous son aile et l’incite à présider les jeunes syndiqués de la RTT, avec un petit journal, Allo, les jeunes. Il l’aide en chargeant sa secrétaire d’en corriger les nombreuses fautes d’orthographe. L’affiliation au PCB de Decoster ne semble pas spécialement motiver son encadrement de Moerenhout. Il rompt d’ailleurs avec son parti en février 1948 alors que les syndicalistes communistes sont privés de leur mandat à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB – syndicat interprofessionnel) dans le rude contexte du début de la Guerre froide. Fons Moerenhout n’en souffre pas à son niveau. Antoine Laurent, secrétaire bruxellois du PCB, le pousse à rencontrer Georges Van den Boom qui tente de coordonner un temps et en vain, au nom de la Fédération syndicale mondiale, les derniers mandataires syndicaux communistes. Mais Moerenhout l’évite, surtout en raison du comportement compromettant de Van Den Boom durant sa détention à Breendonk (commune de Willebroek, pr. Anvers-Antwerpen, arr. Malines-Mechelen) pendant la guerre. L’ex-dirigeant communiste n’est alors qu’un traître à ses yeux. Fons paraît se désintéresser du sort peu enviable du PCB pour se concentrer sur son activité syndicale, bien qu’interrompue par son service militaire (du 1er décembre 1949 au 28 novembre 1950).

Devenu délégué principal de la RTT bruxelloise, Fons Moerenhout s’illustre lors d’une grève en mars 1953. Il la raconte en détail, sous le pseudonyme « l’agent numéro 1 » dans Le Drapeau rouge, dans un style exalté qui lui est propre. Une première action avait déjà menacé d’éclater en 1951 pour obtenir la nomination au statut de la fonction publique de jeunes employés, sans succès. Fons s’attend en 1953 à un nouveau coup de force et fait circuler parmi les 300 téléphonistes de la régie la consigne d’en sortir à son signal. Le directeur de la RTT annonce le 19 mars vingt-cinq licenciements « temporaires ». Juste avant le lancement de la grève, le chef du bureau se rue sur Moerenhout pour faire avorter le mouvement, sans savoir que « l’agent numéro 1 » diffuse l’entretien sur un type de haut-parleur écouté par les téléphonistes. La manœuvre permet au syndicaliste de montrer à son supérieur qu’il n’est pas responsable de la grève quand tout le personnel se lève à son discret signal pour débrayer. La grève dure trois jours et s’achève sur la promesse directoriale d’annuler tout licenciement avant trois mois. Malgré cette victoire, Fons Moerenhout est requis, peu après, à un examen de français qu’il le rate d’un demi-point, justifiant ainsi son licenciement de la RTT le 19 décembre 1953. Il est ensuite embauché par Bell Téléphone. De 1952 à 1956, il se concentre sur ses cours du soir, militant alors très peu. Il suit des cours à l’Institut des Arts et Métiers afin de devenir dessinateur électricien. C’est à ce titre qu’il est engagé en mai 1955 chez Siemens, chaussée de Charleroi. Nommé rapidement délégué principal, il y restera jusqu’en 1963.

Le communiste

Alphonse (Fons) Moerenhout se réinvestit sensiblement en 1957 dans le PCB de la commune ouvrière de Molenbeek-Saint-Jean (Bruxelles). Aux élections communales de 1958, la section (80 membres) perd ses deux derniers conseillers et élit Fons comme nouveau secrétaire politique, à la suite de François De Wit. Moerenhout rédige un petit journal, Le petit Molenbeekois, et organise le travail politique dans trois cellules de quartier (centre, Duchesse, quartier maritime) et une d’entreprise (de douaniers à Tour et Taxis, voire un temps au dépôt de tram). L’action de la section s’effectue à travers la vente de la presse communiste, des tractages et des meetings thématiques d’actualité (Congo, Algérie, prix du billet de tram) ou idéologiques (socialisme, fascisme) qui ont souvent lieu dans son petit local, rue des Colonnes. Respectueux des consignes du PCB à ses cadres, Fons ne s’engage pas davantage en faveur des indépendantistes algériens, en passant par exemple clandestinement les frontières, ce qu’il regrettera amèrement. Sa permanence fait toutefois l’objet d’une visite domiciliaire du commissaire de police à la suite de l’apposition d’affiches confectionnées par sa section contre l’Organisation de l’armée secrète (OAS, le réseau paramilitaire en faveur du maintien de l’Algérie française). Moerenhout siège au comité fédéral du PCB bruxellois.

Alphonse Moerenhout suit la grande grève de 1960-1961, en débrayant presque seul de chez Siemens du 27 décembre jusqu’au 16 janvier, pour se focaliser sur l’extension du mouvement en bloquant avec ses camarades de parti et du syndicat un certain nombre d’usines de Molenbeek (Contigea, le dépôt de tram de la rue d’Enghien, des fabriques de cigarettes, etc.). Il est vite arrêté par la police et est condamné à une peine de travail d’intérêt général pour avoir arraché malencontreusement les boutons de la vareuse d’un policier. Il sort de la grève de 1960-1961 dépité par l’attitude qu’il estime peu combative du PCB. Le militant n’a guère apprécié qu’un des dirigeants, Jean Blume, lui intime l’ordre de retourner au travail quand le syndicat l’a décidé, et non quand les grévistes l’auraient voulu. Il s’est senti saboté par le sommet du PCB, hésitant pendant le conflit, ne permettant pas de recruter en masse pour sa section. La démocratie interne lui semble bien trop étroite. Moerenhout ne s’y sent plus à l’aise idéologiquement depuis le XXe Congrès du PC soviétique (1956) que le PCB a avalisé, notamment à cause du principe de coexistence pacifique avec les États-Unis. Fons n’a jamais accepté non plus que quatre principaux chefs du PCB qui avaient brièvement cédé à la pression nazie en 1943 à Breendonk aient été replacés à des fonctions importantes au sein du parti après la Libération.

Le grippiste

Alphonse (Fons) Moerenhout se retrouve dans la fronde que mène Jacques Grippa* au sein du parti. Comme cadre communiste de longue date, auréolé par son attitude exemplaire dans la Résistance et les camps, Grippa critique l’évolution politique de l’Union soviétique, au profit du renouveau incarné par Mao Zedong en Chine, et de la direction du PCB, tenue depuis 1954 par Ernest Burnelle et René Beelen, qu’il estime trop complaisante. Mis sur la touche dès la fin 1961, Grippa monte la fédération bruxelloise contre le Bureau politique et est finalement exclu en avril 1963, juste avant le XIVe Congrès du PCB. Il crée alors le premier parti maoïste d’Europe et entraîne dans son PCB-bis un tiers de la fédération bruxelloise, dont bien des cadres réputés, et une série de jeunes communistes. Moerenhout et la section de Molenbeek le suivent avec enthousiasme.

Alphonse (Fons) Moerenhout démissionne en 1963 de chez Siemens pour devenir permanent du nouveau parti et rejoint son Bureau politique. Il milite d’abord activement auprès de Jacques Grippa, distribuant massivement des tracts enflammés. Il sacrifie sa vie de famille pour la cause en gardant de nuit le siège du parti, après les menaces d’intrusion qui suivent le coup de force du dissident Maurice Massoz*. À la fin 1965, ce dernier s’est en effet introduit nuitamment, avec une arme, au siège du parti grippiste.

Moerenhout se présente sans succès aux élections législatives du printemps 1965. Il est de toutes les manifestations, notamment contre la guerre au Vietnam. La Voix du peuple rapporte que Fons est gravement blessé par la police lors de la marche antiatomique du 28 mars 1965 devant l’ambassade américaine. Il est également arrêté le 27 avril 1966, rue de la Blanchisserie à Bruxelles, pour avoir distribué sans autorisation La Vérité, organe régional grippiste.

Alphonse Moerenhout assume aussi des responsabilités internationales. Il se charge en particulier de la solidarité antifranquiste en établissant des contacts avec l’ouvrier communiste Cipriano Martos et ses compagnons. Il est notamment chargé du transfert d’antifranquistes à la frontière espagnole. Ils se font passer pour un groupe de touristes à la recherche de lupanars frontaliers afin de ne pas éveiller les soupçons. Moerenhout recueille aussi chez lui François Beltchika, Serge Tsilenge et Theo Tango et surtout le juriste Oswald Ndeshyo, alors président de l’Union générale des étudiants congolais (et futur doyen de la Faculté de droit de Kinshasa), tous menacés de mort à cause de leur soutien à la guérilla pro-maoïste défaite en novembre 1964 par l’offensive des parachutistes belges sur Stanleyville (aujourd’hui Kisangani, République démocratique du Congo-RDC). Moerenhout l’aide ensuite à gagner la faculté de Droit d’Alger. Il entreprend ce transfert grâce à Claire Delstanche qui, sans être maoïste, est membre des « organisations de masse » comme l’Association pour l’indépendance des peuples (APIP) et le Comité Vietnam. Moerenhout est envoyé à Alger en 1965 pour établir des contacts avec l’opposition congolaise en exil. Mais, selon les autorités algériennes, il serait suivi dans ses prises de contacts par des agents de la Sûreté belge, eux-mêmes filés par le Département du renseignement algérien. En outre, La Voix du peuple, organe central grippiste, fait preuve d’une certaine duplicité en évoquant dans son édition du 30 avril 1965 une mission Moerenhout-Massoz à Alger pour une rencontre uniquement avec le Front national de libération du Sud-Vietnam (FNL). D’après Fons Moerenhout, il n’aurait pourtant rencontré que des Congolais en Algérie mais, surtout, il n’aurait pas été question de contact avec des Vietnamiens dans cette mission décidée par le Bureau politique grippiste.

Le succès du parti grippiste ne prend pas et les contradictions reviennent rapidement dans les débats internes. Fons Moerenhout n’apprécie pas la chape de plomb autoritaire que Jacques Grippa fait peser sur les cadres, le sectarisme envers les autres militants de gauche, y compris syndicalistes, et la dérive incantatoire d’un groupuscule sans réelle implantation ouvrière. De plus, Marthe Huysmans, secrétaire de l’Association Belgique-Chine, propose à Fons d’en gérer la librairie. Cette mission ravit ce militant au bagage scolaire limité qui a toujours été désireux d’apprendre. Mais René Raindorf, principal adjoint de Grippa, refuse, en raison de ses tâches politiques. Frustré de ne pas pouvoir gérer la librairie, Moerenhout est de plus en plus critiqué pour son caractère rétif.

Alphonse (Fons) Moerenhout se tourne vers le monde du livre et la promotion de la Chine populaire. Il s’y est déjà rendu trois semaines du 29 septembre au 22 octobre 1965, traversant villes et campagnes. L’avion qu’il devait prendre s’écrase en Indonésie, ce qui rend d’autant plus chaleureux son accueil par les Chinois, lorsqu’il descend de l’avion suivant. Fons visite ensuite Pékin (Beijing), Canton (Guangzhou) et Yan’an (haut lieu de la geste maoïste). Ce voyage le marque durablement. Il révèle en même temps les difficultés posées par la direction de jacques Grippa. Une fois sur place, Marthe Huysmans lui aurait confié que Grippa avait dépêché sa belle-sœur à leurs côtés, avec la charge de le surveiller dans ses contacts avec les Chinois. Dès son retour, Grippa exigera sur-le-champ des explications de Moerenhout sur ses entretiens avec les dirigeants chinois. Il se servira ensuite de ses explications pour lui reprocher de s’être rangé derrière la tendance supposée de Peng Zhen, alors maire de Beijing et dont il était naturellement l’hôte officiel. À cette époque, Fons Moerenhout est l’un des représentants du Livre international, qui diffuse dans toute l’Europe des livres politiques et la revue Pékin Information, alors même que la Chine populaire n’est pas reconnue en Belgique. Le Livre international établit un réseau de maoïstes en Europe, avec des personnalités étrangères comme Nils Andersson. Cet ancien soutien du FLN algérien, devenu maoïste, était très lié aux grippistes et notamment à Jules Vanderlinden. Comme responsable des éditions internationales du Livre international, Fons Moerenhout est mis en avant par ses hôtes et est même placé à la tribune de la place Tian’anmen à Pékin pour la célébration de la Fête nationale du 1er octobre parmi des dirigeants de premier plan, à quelques mètres de Mao lui-même que Fons salue très brièvement. Le grand journal national Renmin Ribao publie même une photo de la tribune dans son édition du 2 octobre 1965. « Le camarade Fons » gagne dès lors un certain prestige chez les dignitaires chinois en fonction en Belgique. Moerenhout tente de se garder de l’exaltation et du sectarisme propre au maoïsme de cette époque, continuant à discuter avec des militants de tous bords, comme le trotskiste Georges Dobbeleer.
Peu de temps après ce voyage, Jacques Grippa lui retire ses fonctions en 1966 et lui exige une profonde autocritique. Il ne s’y soumet pas et est exclu le 1er juillet, avec Maurice Delogne et une dizaine de militants, pour « fractionnisme », « comportement opportuniste », « complaisance envers les révisionnistes » et « activités antiparti ». En dehors de ses critiques ampoulées, Grippa se révèle incapable de préciser aux intéressés les motifs réels de leur exclusion. Cette attitude provoquera d’ailleurs peu après la rupture de Cécile Draps, l’avocate des grippistes ayant intimé au dirigeant de lui fournir l’explication d’une telle purge du Bureau politique. Cette troisième dissidence du PC grippiste ne fonde pas de nouveau parti. Certains rejoignent l’Union de la gauche socialiste (UGS), d’inspiration trotskiste. Moerenhout restera sans parti quelque temps, même s’il fréquente des « mao-spontex » comme l’étudiant établi en usine Robert Fuss. Lors du décès accidentel de ce dernier en 1973, Moerenhout hébergera par solidarité son épouse, Hélène.

Le maoïste

Dès 1966, Alphonse (Fons) Moerenhout retrouve du travail comme brigadier chez Nestor Martin à Ganshoren. Cette usine de 1 500 travailleurs entre en ébullition en 1969-1970, comme de nombreuses autres de la région bruxelloise (Citroën, Michelin, Clabecq) et ailleurs (les mines du Limbourg, Ford Genk, le textile à Gand, Caterpillar à Charleroi, …). Ce « Mai 68 ouvrier » explose dans toute l’Europe occidentale et se caractérise par des petites grèves spontanées, en dehors des structures syndicales, et des occupations d’usine. Les ouvriers du polissage de Nestor Martin débrayent le 30 janvier 1970, ils entraînent avec eux tout le personnel de l’usine, contre le salaire aux points. Un piquet s’installe dans la durée. Fons Moerenhout y prend part activement. Des étudiants gauchistes l’y rencontrent alors, comme Hubert Hedebouw*. La grève s’achève au bout de deux semaines sur une augmentation salariale, mais Fons est licencié peu après. L’avocate Cécile Draps plaide en sa faveur au tribunal du travail et il gagne une compensation. Les indemnités de licenciement qu’il obtient sont réemployées dans l’achat d’une maison familiale.

En 1973, Alphonse (Fons) Moerenhout accompagne en Chine des étudiants en agronomie de la Faculté de Gembloux. Il offre la possibilité à Annie Thonon, réalisatrice à la RTB (Radio-Télévision Belge) de se joindre à la délégation, dans laquelle se trouve également Marie-France Deprez, future présidente du Comité Julian Assange. Thonon réalise alors deux films pour l’émission Visa pour le Monde tandis que le pays est encore sous l’influence des Gardes rouges. Une fois sur place, Fons refuse de se faire « cornaquer » par des interprètes trop sourcilleux sur les autorisations de filmer. Alors qu’il est juché sur la Grande Muraille, il décide d’entreprendre une grève de sa délégation, il invite ses compagnons à refuser de faire un pas de plus dans ces conditions. Il est finalement reçu par un représentant du gouvernement qui lui renouvelle sa confiance, en donnant une carte blanche à Annie Thonon pour les prises de vues.
Alphonse (Fons) Moerenhout conservera toute sa vie un contact avec l’ambassade de Chine en Belgique. Invité chaque année pour la fête nationale, il prendra soin de se présenter en "costume mao" afin de marquer sa fidélité au maoïsme, non sans susciter un respect teinté d’embarras de la part de ses interlocuteurs officiels. En 2015, il sera invité avec Suzy Rosendor par l’agence officielle du livre chinois (CIBTC, Chinese International Book Trading Corporation) pour le cinquantenaire de son premier voyage.

Affichant un soutien inconditionnel à la Chine, conforté par le développement du pays en matière d’éducation et le recul de la pauvreté, Alphonse (Fons) Moerenhout exprime des réserves sur l’essor de l’esprit capitaliste en Chine. L’enrichissement ostentatoire de Qi Pingjing, le correspondant de la CIBTC en Belgique, suscite chez lui de vives inquiétudes. Sa chute pour corruption, suivie de son emprisonnement à perpétuité, constitue une déception pour Moerenhout qui voyait toujours en lui un homme du peuple, qui avait eu accès à l’Université des langues étrangères de Beijing. Qi Pingjing est condamné en 2015 pour avoir détourné plus d’un million d’euros. Il était devenu le manager général de la CIBTC, au moment de la privatisation du livre officiel chinois. Personnalité centrale dans le développement des librairies chinoises engagées en Europe (La Grande Muraille à Bruxelles et Le Phénix à Paris), sa chute démontre à Fons le caractère foncièrement pervers du capitalisme en Chine. Malgré ses inquiétudes, Fons Moerenhout estime que la Chine est un pays qu’il doit continuer de soutenir, afin de l’arrimer à un projet de développement au service de la classe ouvrière. Jusqu’à la fin de sa vie, il lit les informations chinoises en souhaitant s’appuyer sur des sources premières, tout en entretenant des amitiés avec des Chinois, plus à même selon lui de l’informer sur la situation réelle du pays, plutôt que de se reporter aux médias du monde occidental.

Le libraire

Dans les années 1970, Alphonse (Fons) Moerenhout s’associe à la librairie communiste « Joli Mai », auprès de son amie Suzy Rosendor et de Maurice Beerblock. Il est l’éditeur responsable du bulletin politique et culturel de la librairie. Il parvient à inviter le 15 mars 1974 la célèbre romancière Han Suyin à la salle de la Madeleine. Moerenhout organise entièrement cette conférence en empruntant de l’argent auprès du couple André et Suzy Thuy-Rosendor. Cette conférence attire plus de 700 spectateurs selon la police et son écho dépasse de loin les rangs maoïstes. Mais elle a surtout un impact à gauche, puisqu’elle suffit à faire basculer des périodiques comme Le Point international dans une ligne éditoriale maoïste. Du fait des absences fréquentes de Suzy Rosendor à l’étranger, Fons Moerenhout devient le libraire principal de « Joli Mai » jusqu’à sa fermeture en 1981. Dans le même temps, il anime localement, avec son ami Maurice Delogne, un petit journal pluraliste, Le Travailleur, fondé en 1961 par des prêtres-ouvriers de Charleroi, et réorienté dès 1967 par l’ex-sénateur communiste Jean Verstappen* dans le courant soixante-huitard. Ils organisent entre autres des « Rencontres ouvrières » en 1972. Le journal disparaît fin 1973. Moerenhout adhère vers 1977 à « Tout le pouvoir aux ouvriers » qui deviendra en 1979 le Parti du travail de Belgique (PTB). C’est l’un des rares grippistes qui le rejoint. Il y est très bien accueilli et impressionne beaucoup les jeunes militants. Mais il s’en distancie au milieu des années 1980 pour se consacrer à la librairie La Grande Muraille.

Via l’Association Belgique-Chine (ABC), Alphonse (Fons) Moerenhout gère bénévolement « La Grande Muraille » de 1987 à 2009. La création de cette librairie a été permise par un legs d’un propriétaire terrien du Tournaisis (pr. Hainaut) qui souhaitait créer une structure pour recevoir les rares étudiants chinois en Belgique. L’ambassade de Chine qui avait reçu le legs, estimant le projet culturel peu viable dans les environs de Tournai (pr. Hainaut, arr. Tournai), avait finalement confié cette somme relativement importante à Moerenhout pour qu’il ouvre une librairie, au numéro 5 de la galerie de la rue de Ruysbroeck à Bruxelles. Elle est située en plein centre-ville, où le prix des baux commerciaux est élevé. Moerenhout semble être derrière le choix de cette implantation, dont l’adresse se trouve juste à côté de celle de son ancien employeur de la rue de la Paille. « La Grande Muraille » est entièrement dédiée à la promotion de la culture chinoise et diffuse un bulletin du même nom, dont Moerenhout est l’éditeur responsable.

Au sein de l’ABC, Moerenhout tient en haute estime le juriste et professeur François Rigaux, qui le considère sur un pied d’égalité en ce qui concerne la culture chinoise. À la tête de la librairie, Fons Moerenhout fait découvrir la Chine à de nombreuses personnes, tel que son ami maoïste Jean-François Vandenbossche. Les deux hommes se rencontrent en 1982 au siège de l’ABC. Vandenbossche devient rapidement le « fils spirituel » qu’il entend former politiquement. Fons est alors le correspondant de la CIBTC. Toutefois, il est exclu de l’ABC lorsque ses membres entendent expurger toute orientation politique pour se contenter des activités culturelles et lucratives. Cette démarche s’était d’ores et déjà concrétisée au sein de l’association par la création d’une « China Academy ».

Fidèle à ses convictions politiques, Fons Moerenhout devient peu à peu minoritaire dans les années 1990-2000, lorsque les autres membres « troquent le col mao pour la carte du Rotary », selon la formule de l’écrivain Guy Hocquenghem. À la tête de l’association, Hans Van Duysen incarnerait dorénavant cette réorientation. Selon Fons, seul son ami Vandenbossche se serait opposé catégoriquement à son exclusion de Belgique-Chine, face à l’ingratitude ambiante. Après des ennuis de santé en 2006, Moerenhout est également poussé vers la sortie de la gérance de la librairie. Seuls les Chinois lui renouvellent leur confiance, quand la direction de l’association semble préférer la fréquentation des investisseurs en Chine et des chefs d’entreprise. Lorsque la librairie déménage en 2015, Moerenhout n’a pratiquement plus aucun contact avec ses successeurs. Moerenhout vit d’une faible pension, il est contraint de vendre sa maison. En raison de ses faibles ressources, l’ambassade de Chine lui verse gracieusement, dans les premières années qui suivent son divorce avec Nelly Meert acté en 2010 dans un contexte familial difficile, une indemnité pour l’aider à subvenir à ses besoins vitaux.

Alphonse (Fons) Moerenhout revient au PTB dans les années 2010 et intègre, avec Suzy Rosendor, son groupe de base culturel à Bruxelles. Il fréquente aussi l’Université marxiste, qui réunit l’été durant une semaine des militants proches du PTB, ainsi que la grande fête de Manifiesta. Âgé de 84 ans, il va même jusqu’à s’inscrire en 2013 à l’École Karl Marx, le week-end de formation des jeunes de Comac (le mouvement lycéen et étudiant du PTB), pour suivre un cours sur… la Chine, qu’il critiquera d’ailleurs vertement. Il entretient d’excellentes relations avec de nombreux militants du PTB, comme Riet Dhont, Lucien Materne ou encore Dirk De Block. Au sein du parti, Moerenhout continue de se préoccuper de la formation idéologique des militants et s’inquiète de la liquidation de sa librairie nationale en 2019.

Amoureux des livres, Fons Moerenhout profite de son retour en Algérie en 2018 pour assister, avec Suzy Rosendor au Salon international du livre d’Alger (SILA), le Prix Nobel de littérature, Mo Yan, étant l’invité d’honneur de cette édition consacrée à la Chine. Malheureusement pour lui, ses rencontres avec les professionnels chinois du livre lui donnent l’impression que son action dans le Livre international est aujourd’hui tout à fait ignorée par la jeune génération chinoise. Ce retour en Algérie lui permet cependant de rencontrer les icônes de la « Révolution algérienne », Djamila Bouhired et Djamila Boupacha.

En février 2019, Maxime Tondeur, son ancien camarade grippiste, lui consacre un long article rétrospectif sur son blog, suivi en avril par un documentaire d’Annie Thonon, ancienne réalisatrice de la RTBF. Sa bibliothèque consacrée à la Chine est déposée au CArCoB. Fons Moerenhout a une fille et une petite-fille, Lisa (née en 2002), qu’il désespère de ne pas pouvoir revoir. Moerenhout vit depuis 2011 en camaraderie avec Suzy Rosendor. Les deux amis communistes partagent les mêmes idées politiques, hormis sur la question palestinienne. Moerenhout adopte une position plus radicale, ce qui ne l’empêche pas d’accompagner Rosendor aux activités du Centre communautaire laïc juif (CCLJ), tout en déplorant, selon lui, l’absence de considération vis-à-vis des Palestiniens. En 2020, le décès brusque de Suzy Rosendor l’affecte fortement. L’année suivante, il dicte un dernier hommage pour son avocate et amie Cécile Draps, elle aussi décédée.

Malgré son état de santé précaire, presque aveugle et sourd, Fons Moerenhout participe à des manifestations jusqu’en 2020 : sa dernière concerne la mobilisation mondiale contre le racisme à travers la campagne Black Lives Matter. À sa mort, entouré par ses amis, Fons Moerenhout est enterré au son de L’Internationale. Claire Delstanche, Maxime Tondeur et Jean-François Vandenbossche prononcent des discours en hommage à Fons Moerenhout. Suivant ses volontés, son cercueil est recouvert du drapeau rouge de la République populaire de Chine, agrémenté d’une calligraphie chinoise. Une gerbe de fleurs rouges au nom de l’équipe du CArCoB est également déposée sur sa tombe.

Alphonse (Fons) Moerenhout est resté durant toute sa vie fidèle à lui-même, c’est-à-dire radical, tourné vers la lutte ouvrière et internationaliste.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article252387, notice MOERENHOUT Alphonse, dit Fons. [Belgique] par Paul-Emmanuel Babin - Adrian Thomas, version mise en ligne le 19 novembre 2022, dernière modification le 22 mars 2024.

Par Paul-Emmanuel Babin - Adrian Thomas

Fons Moerenhout, lors des funérailles de Suzy Rosendor, Uccle, 25 août 2020 (collection personnelle de P.-E. Babin).
Fons Moerenhout, lors des funérailles de Suzy Rosendor, Uccle, 25 août 2020 (collection personnelle de P.-E. Babin).
(Seraing, collection Institut d'histoire ouvrière, économique et sociale).
(Seraing, collection Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale).

SOURCES : Entretiens de Alphonse Moerenhout et de Suzy Rosendor, réalisés par P.-E. Babin à Bruxelles le 22 juin 2016 – Entretiens de Alphonse Moerenhout et de Georges Dobbeleer, réalisés à Bruxelles le 21 octobre 2017, par P.-E. Babin – Entretiens de Alphonse Moerenhout et de Suzy Rosendor, réalisés par A. Thomas à Bruxelles le 16 mars 2019 – Entretiens de Alphonse Moerenhout et de Cécile Draps, réalisés par P.-E. Babin à Bruxelles le 28 août 2020 – Témoignage d’Annie Thonon, recueilli par courriel le 21 octobre 2022 – Témoignage de Maxime Tondeur, recueilli par courriel le 23 octobre 2022 – Témoignage de Jean-François Vandenbossche, recueilli par téléphone le 23 octobre 2022 – Témoignage de Claire Delstanche, recueilli par téléphone le 25 octobre 2022 – IHOES, La Grande Muraille, collection incomplète, 1989-2000 ; affiche La révolution culturelle est-elle terminée en Chine ? Conférence par madame Han Suyin à l’occasion du 5e anniversaire de la librairie Joli Mai/de Mei, (1974) – CEGESOMA, fonds Van Den Berg, documentation d’extrême-gauche, Joli Mai, Belgique-Chine – CArCoB, bibliothèque Moerenhout, La Voix du peuple – Documentation concernant Fons Moerenhout et ses funérailles : copie du visa sur feuille volante de la République populaire de Chine, 1965 ; Collection du Renmin Ribao – La Fonderie, boites Moerenhout, plantin local inventaire, papiers Fons (Alphonse) Moerenhout – Hommage à Cécile Draps, par Fons Moerenhout, Auderghem, le 30/12/2021 – TONDEUR M., « Fons Moerenhout a 90 ans : Molenbeek, la Chine et… toute "la jeunesse du monde" ! », dans ROUGEs FLAMMEs, mis en ligne le 1er février 2019, page consultée le 21 octobre 2022 – THONON A. , « Camarade Moerenhout. Mémoires d’un travailleur », documentaire, 58 minutes, 2019, mis en ligne le 5 mai 2020 – RIKIR M., Le PCB et la scission « grippiste » de 1963, Bruxelles, CArCoB, 2002 – WINDEY-POLETTI S., L’Association Belgique-Chine, 1957-1983, mémoire de master ULB, Bruxelles, 2005 – CORDOBA C., Au-delà du rideau de bambou : relations culturelles et amitiés politiques sino-suisses (1949-1989), Neuchâtel, Éditions Alphil-Presses universitaires de Suisse, 2020 – MATEOS-MIRET R., Caso Cipriano Martos : Vida y muerte de un militante antifranquista, Barcelona, Anagrama, 2018.

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