MUEL Bruno

Par Tangui Perron

Né le 30 avril 1935 à Saint-Cloud (Seine, Hauts-de-Seine), mort le 13 avril 2023 à Saint-Cloud ; cinéaste, producteur et écrivain  ; membre des groupes Medvedkine de Besançon (Doubs) et Sochaux (Doubs) de 1967 à 1974 ; adhérent du PCF de 1969 à 1974.

Bruno Muel devant les usines Peugeot, à Sochaux, durant un tournage du groupe Medvedkine, début des années 1970.

Le père de Bruno Muel, Roger Muel (1902-1977), exerça la profession de notaire à Saint-Cloud et sa mère, Antoinette Muel, née Ohresser (1905-2004), fut longtemps mère au foyer avant d’exercer comme psychologue de l’enfance. Lecteur du Figaro, le père de Bruno Muel était d’opinion conservatrice tandis que sa mère était de sensibilité progressiste. Cadet d’une fratrie de trois fils, Bruno eut pour aînés Philippe Muel (1926-1984), sculpteur et peintre, et Bernard Muel (1929-2012), biophysicien.

Ce n’est donc pas par l’entourage familial ni l’environnement social et géographique que Bruno Muel devint un cinéaste engagé et internationaliste, un temps communiste. Après une scolarisation d’abord compromise par le contexte de la Seconde Guerre mondiale puisqu’il ne se rendit pas à l’école primaire, Bruno Muel fréquenta le lycée de garçons (public) de Saint-Cloud et obtint le baccalauréat en mathématiques élémentaires en 1954. Jeune lecteur mais n’appréciant ni l’école ni l’encadrement disciplinaire, il goûtait particulièrement la littérature de Joseph Conrad, Herman Melville et Arthur Rimbaud et rêvait, comme beaucoup de jeunes hommes de sa génération, de voyages lointains et exotiques.

Contrairement à ses aînés René Vautier et Yann Le Masson, Bruno Muel se forma comme cinéaste sur le tas. D’abord technicien polyvalent, il put faire des essais de caméras, fort concluants, grâce à son employeur, propriétaire de la petite société Images de France, à Paris. Il devint ainsi opérateur, bénéficiant aussi des conseils de caméramen travaillant souvent pour la télévision. Autre différence avec plusieurs pairs du cinéma militant (Antoine Bonfanti, Mario Marret, René Vautier), Bruno Muel, du fait de son jeune âge, n’avait pas été mêlé aux combats de la Seconde Guerre mondiale. Il participa par contre, à son corps défendant, à la guerre d’Algérie où il effectua son service militaire de septembre 1956 à avril 1958, dans l’Ouarsenis, au Nord-Ouest de l’Algérie, avec le grade de caporal. Si le jeune homme fut marqué par la beauté du peuple et des paysages algériens, il fut aussi le témoin de sévices que l’armée française faisait subir à la population, en particulier par le biais de la politique des suspects qui consistait à arrêter pour une plus ou moins longue durée, à malmener et humilier systématiquement tous les hommes de plus de quinze ans. Sans en être le témoin direct, Bruno Muel savait également, ne serait-ce que par les cris entendus, que la torture était pratiquée au sein de sa garnison, qui occupait l’ancienne ferme de gros colons. Autre souvenir marquant, si ce n’est traumatisant : avec quelques hommes, il dut aller récupérer le cadavre d’un berger qu’un de ses condisciples était allé égorger la nuit lors d’une expédition punitive. Bruno Muel n’a donc pas collaboré cinématographiquement, politiquement ou militairement avec le FLN algérien (contrairement à René Vautier, Yann Le Masson ou Pierre Clément). Si sa sensibilité de gauche et son opposition au conflit colonial s’aiguisèrent durant cette période, cette position de relatif retrait explique pour partie, sans doute, une conception moins guerrière (si ce n’est viriliste) du cinéma militant ainsi qu’une volonté de poursuivre par la suite, plus activement, les combats pour la libération des peuples.

Son parcours de cinéaste se superpose, durant les années 1960 et 1970, à la carte de nombreux foyers révolutionnaires internationaux. L’Algérie et l’Amérique du Sud y tiennent une place importante. Libéré de ses obligations militaires, Bruno Muel retourna en Algérie pour participer en tant qu’opérateur au film de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent, Algérie, année zéro (1962) – y perce déjà sa belle capacité, souvent caméra sur l’épaule et en plans séquences, à filmer la foule avec empathie. Il participe également au documentaire de William Klein Le Festival panafricain d’Alger (1969) et à la fiction de l’acteur et réalisateur algérien Mohamed Zinet, Tahya ya Didou (1971), singulier portrait de la ville d’Alger et violent réquisitoire contre les exactions du colonialisme français. Avant de participer au documentaire de William Klein, Bruno Muel s’était rendu, seul, en République centrafricaine, en 2 CV, pour réaliser un court métrage, Sangha (1968), qui dénonce le pillage de la production diamantaire par les sociétés minières et les acheteurs occidentaux.

L’Algérie et l’Afrique ne sont pas les seuls terrains cinématographiques du jeune voyageur. Comme opérateur, le cinéaste se rendit aussi en 1965 en Colombie avec Jean-Pierre Sergent pour filmer, après une pénible traversée de l’Amazonie à pied et en mulet, la guérilla des Farc (Rio Chiquito, 1965). Bruno Muel réalisa également une interview du prêtre révolutionnaire Camilo Torrès avant que celui-ci ne rejoigne la guérilla et ne soit assassiné par l’armée, en 1966. C’est en montant Camilo Torrès, chez Dovidis, à Paris, que Bruno Muel fit la connaissance de l’explorateur et cinéaste Mario Marret qui devint l’un de ses plus fidèles amis. Durant cette épopée colombienne, Bruno Muel fut incarcéré pendant un mois par l’armée qui l’interrogea tous les jours. Le consulat français et une campagne de mobilisation relayée par Le Monde et animée par sa compagne de l’époque, la sociologue Claudine Vidal, obtinrent sa libération. Ayant laissé sa caméra en Colombie aux mains de forces progressistes et du Farc, comme l’avait prévu un accord préalable avec le Parti communiste colombien, Bruno Muel put également récupérer à Paris, grâce à ces réseaux militants internationaux, Viernes santo e policarpa (1966), court reportage sur l’occupation des terres par un groupe de mal-logés. Dernière contribution majeure, pour cette période, aux luttes en Amérique Latine, Bruno Muel réalise Septembre chilien (1973), précoce et bouleversant documentaire sur le coup d’état au Chili, réalisé clandestinement avec son comparse de l’époque, Théo Robichet, preneur de son sur le film. Outre les témoignages de militantes et militants persécutés par les partisans du coup d’État, Septembre chilien (prix Jean Vigo du court métrage en 1974) comporte une très forte séquence montrant les obsèques de Pablo Neruda, première manifestation d’opposition à la junte de Pinochet.

Pour cette période, cependant, l’expérience politique et cinématographique la plus riche pour Bruno Muel fut sans doute la participation à l’aventure des groupes Medvedkine rassemblant cinéastes, éducateurs culturels et ouvriers à Besançon et Sochaux, entre 1967 et 1974. Si son implication au sein du groupe de Besançon fut relativement modeste, quoiqu’il soit l’auteur du très beau plan séquence de l’ouvrière et syndiquée Suzanne Zédet, en partie repris dans Classe de lutte (1968), son rôle fut essentiel pour le groupe de Sochaux. Il fut en effet le cinéaste parisien le plus productif et le plus présent au sein du deuxième collectif qui regroupait, entre autres, Antoine Bonfanti, Pol Cèbe, Chris Maker, Théo Robichet, Ana Ruiz ou la chanteuse Colette Magny. Bruno Muel y noua des amitiés durables avec certains ouvriers souvent membres de la CGT et du PCF, en particulier avec des jeunes militants tels Christian Corouge et René Le Digherer, Dominique et Jean-Claude Bourgon ou avec des vieux prolétaires, tel Antonio Paléo, antifasciste espagnol réfugié en France en 1946 et ouvrier à la fonderie. Tous se retrouvaient à Clermoulin, centre de loisir et de culture du Comité d’entreprise de Peugeot qui en avait confié la direction à Pol Cèbe. Le film que Bruno Muel réalisa avec Pol Cèbe et de jeunes travailleurs, Sochaux, 11 juin 68, qui retrace avec de poignants témoignages et des images d’archives la répression qui s’abattit sur les ouvriers métallurgistes (2 morts et 150 blessés), fut diffusé avec succès par la CGT locale, à partir du 11 juin 1970. Il participa grandement à l’ancrage du cinéaste et lui valut la confiance de nombreux ouvriers. Pour la réalisation de Week-end à Sochaux (1972) et d’Avec le sang des autres (1974), le réalisateur bénéficia aussi de l’aide et du précieux soutien de la sociologue Francine Muel-Dreyfus, épousée le 7 mars 1970. Le titre de ce dernier film marquant l’histoire du documentaire et de la sociologie du monde ouvrier fut au départ inspiré par Mario Marret.

Si Bruno Muel fut le plus productif et le plus créatif lors de cette faste période du cinéma militant, il ne put néanmoins réaliser ou mener à bien tous ses projets. Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens semblent s’être opposés à ce que le jeune cinéaste et la critique et cinéaste Michèle Firk soient envoyés en République dominicaine avec pour objectif d’y réaliser un documentaire militant. Quoique bénéficiant du soutien financier de Costa-Gavras, le cinéaste internationaliste et Théo Robichet ne purent rentrer de Grèce avec assez d’éléments pour réaliser un film qui devait dénoncer la dictature des colonels. Enfin, le sketch, aujourd’hui disparu, co-réalisé avec Ruy Guerra pour le film collectif Loin du Vietnam (1967), ne fut pas retenu au montage par Chris Marker (tout comme les sketches de Jacques Demy et Agnès Varda).

Opérateur réputé, Bruno Muel participa à différents collectifs et maisons de productions engagés, florissants durant « les années 1968 ». On trouve ainsi son nom au générique de films signés par le collectif communiste Dynadia, d’Uni/Cité (dépendant du PCF), de SLON et Iskra (animés par Chris Marker et Inger Servolin) et de l’UPCB (Union de production cinématographie bretonne), créée par René Vautier et Félix et Nicole Le Garrec. Proche de René Vautier, Bruno Muel a tourné une large partie des images du documentaire réalisé par Soazig Chappedelaine et le cinéaste breton, Quand les femmes ont pris la colère (1978). On y relève sa capacité à filmer avec douceur, en gros plan, les visages de ses protagonistes. Au début des années 1970, il signe également l’image de plusieurs courts métrages du cinéaste né à Camaret (Les Ajoncs, Les Trois cousins, La Caravelle, Mourir pour des images…).

Sur le plan organisationnel, Bruno Muel fut membre du PCF de 1969 à 1974. Avec Francine Muel-Dreyfus, il fut membre de la cellule Danielle Casanova, dans le XIIIe arrondissement de Paris, où il vendait l’Humanité-Dimanche à l’angle de la rue de l’Espérance et de la rue de la Providence, avant d’être reversé à la cellule des cinéastes communistes, dirigée par Jean-Patrick Lebel, ce qu’il regretta tant le couple préférait l’ambiance chaleureuse d’une cellule de quartier. Si Week-end à Sochaux fut vertement critiqué par plusieurs militants d’extrême gauche, dont le réalisateur et producteur Richard Copans, le cinéaste bénéficia toujours du soutien du cinéaste communiste Louis Daquin. Bruno Muel quitta néanmoins le parti quand il découvrit que le PCF s’opposait à la diffusion de Septembre chilien, suspecté d’être trop favorable aux militants du MIR, selon le jugement de Georges Fournial, responsable du secteur Amérique latine-Caraïbes du PCF. Il regretta de plus de ne pas bénéficier du soutien de la cellule des cinéastes communistes lors de cette mise à l’index mais il ne fit pas état publiquement de son départ du PCF. Le réalisateur continua à collaborer avec certains cinéastes communistes qu’il appréciait, et Avec le sang des autres fut un temps diffusé par Uni/Cité tandis que Septembre chilien était projeté à la Fête de l’Humanité. En 1975 et 1977, Bruno Muel se rendit avec Marcel Trillat et Antoine Bonfanti en Angola pour jeter les bases d’une cinématographie socialiste et d’une télévision nationale (Guerre du peuple en Angola, 1975). Le cinéaste y réalisa aussi, avec les étudiants en formation audiovisuelle, A luta continua (1977), portrait d’un enfant de la guerre à Luanda.

Bruno Muel fut également membre du syndicat CGT des techniciens avant de rejoindre celui des réalisateurs. Si le cinéaste se tint toujours, politiquement, à distance de l’extrême gauche, il entretint cependant, sans sectarisme, des relations professionnelles et amicales avec plusieurs de ses militants. Il participa ainsi à la réalisation de deux films de Jean-Pierre Thorn : Oser lutter, oser vaincre (1969) et Le Dos au mur (1980).

La maladie et le reflux du cinéma militant à la fin des années 1970 éloignèrent un temps Bruno Muel de l’univers du documentaire engagé, ce qui ne l’empêcha pas de réaliser deux films pour la télévision, sans être cette fois opérateur. Le cancer est à la base de Rompre le secret (1981) – sur un registre intime Bruno Muel revint sur l’épreuve qu’il venait de traverser, en partageant son expérience avec d’autres anciens malades dont son camarade Paléo. Son second et dernier reportage pour le petit écran, Longues marches (1983) est également une revanche sur la maladie, doublée d’un défi physique (retourner vingt ans après dans les maquis colombien). Le cinéaste voyageur et internationaliste, ayant aussi tourné au Kurdistan irakien, en Jordanie et au Pays basque espagnol, fut de plus producteur, soit au sein d’Iskra soit de manière autonome. Il permit ainsi la réalisation de deux documentaires de Renaud Victor, Fernand Deligny, à propos d’un film à faire (1989) et De jour comme de nuit (1992), consacré à la prison des Baumettes à Marseille. Le cinéaste est par ailleurs l’auteur de deux récits introspectifs, Le Baume du Tigre (1979) et Un charroi en profil d’espérance (1990) publiés, avant et après son opération, chez Maurice Nadeau. C’est seulement à partir des années 2000, que l’apport, fondamental, de Bruno Muel à l’histoire du cinéma militant et du cinéma documentaire fut redécouvert, en particulier dans le cas des groupes Medvedkine. L’ensemble de ses créations témoigne d’une œuvre sensible et parfois mélancolique, éloignée de la propagande, se mettant au service de la libération des peuples et de l’émancipation économique et culturelle des individus. Elles donnent aux paroles recueillies la puissance du témoignage ; ce sont en fait, selon la formule de Bruno Muel, des « déclarations ».

Francine Muel Dreyfus et Bruno Muel sont les parents de Julien Muel, réalisateur, né le 26 novembre 1970.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article252899, notice MUEL Bruno par Tangui Perron, version mise en ligne le 2 octobre 2023, dernière modification le 2 octobre 2023.

Par Tangui Perron

Bruno Muel devant les usines Peugeot, à Sochaux, durant un tournage du groupe Medvedkine, début des années 1970.

ŒUVRE : Films en tant que réalisateur principal ou unique : Camilo Torrès (1966). – Sengha (1968). – Sochaux, 11 juin 68 (1970). – Septembre chilien (1973). – Avec le sang des autres (1974). – A luta continua (1977). – Aide-mémoire pour une autre histoire (1977, co-réalisé avec Pierre Todeschini). – Rompre le secret (1981). – Longues marches (1983).
Films en tant qu’opérateur unique ou au sein de collectifs. : Algérie, année zéro (1962) de Marceline Loridan-Ivens et Jean-Pierre Sergent. – Rio Chiquito (1965) de Jean-Pierre Sergent. – Classe de lutte (1968) du Groupe Medvedkine de Sochaux. – Oser lutter, oser vaincre (1969) de Jean-Pierre Thorn. – Le Festival panafricain d’Alger (1969) de William Klein. – Les Immigrés en France. Le Logement. (1970) de Robert Bozzi et du collectif Dynadia. – Les Trois cousins (1970) de René Vautier. – Les Ajoncs (1971) de René Vautier. – La Caravelle (1970) de René Vautier. – Bobigny, ville nouvelle (1971) du collectif Dynadia, Les trois quarts de la vie (1971) du Groupe Medvedkine de Sochaux. – Tahya ya Didou (1971) de Mohamed Zinet. – Week-end à Sochaux (1972) du Groupe Medvedkine de Sochaux. – Guerre du peuple en Angola (1975) de Marcel Trillat, Antoine Bonfanti et Bruno Muel. – Quand les femmes ont pris la colère (1978) de Soazig Chappedelaine et René Vautier. – Le Dos au mur (1980) de Jean-Pierre Thorn. Livres : Le Baume du Tigre, Paris, Maurice Nadeau, 1979, 152 p. – Un charroi en profil d’espérance, Paris, Maurice Nadeau, 1990, 163 p.

SOURCES : L’Image, le monde, n°3, automne 2002. – « Les transgressions d’un homme à la caméra », entretien avec Bruno Muel par Françoise Audé et Tangui Perron, Positif n°529, avril 2005. – Bruno Muel, « Les riches heures du groupe Medvedkine », Images documentaires n°37-38, 2000. – Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus « Week-ends à Sochaux (1968-1974) », Mai Juin 68 (collectif), Paris, éditions de l’Atelier, 2008, pp 329-343. – Rushes, Marseille, éditions commune, 2016, livre-dvd, 229 p. – Collectif, Les Groupes Medvedkine, 1967-1974, Les Mutins de Pangée et Iskra, coffret de 3 DVD et livre de 170 p., 2018. – Maxime Grember, « Les Années Angola de Marcel Trillat », émission « La Marche du monde », RFI, 5 septembre 2021. – Entretiens avec Bruno Muel en 2003 et 2004. – Entretiens et échanges avec Bruno Muel et Francine Muel-Dreyfus en juillet 2022 et janvier 2023.

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