Par Céline Pauthier
Né en 1921 à Siguiri (Guinée), exécuté en mai 1969 à Conakry (Guinée) ; écrivain, poète, dramaturge, chorégraphe, compositeur, homme politique guinéen ; fondateur et directeur des Ballets africains (1949 sq) ; ministre de l’Intérieur et de l’Information dans le conseil de gouvernement de la Guinée française (1957-1958) ; ministre de l’Intérieur et de la Sécurité de Guinée (1958-1960), ministre de la Défense et de la sécurité (1960-1965) ; ministre de l’économie rurale et de l’artisanat (1965-1968) ; secrétaire d’État à l’agriculture dans le Ministère du Développement économique (1968-1969).
Un artiste engagé : anticolonialisme et promotion des cultures africaines
Fodéba Keïta est issu d’une famille de notables de Siguiri. Il est formé à l’école primaire supérieure Camille Guy de Conakry (1937-1940) avant d’être admis au concours de l’École Normale William Ponty (1940-1943), au Sénégal. Attiré par l’art, il intègre l’orchestre de son école à Conakry puis se familiarise avec la dramaturgie européenne à Ponty. Après avoir enseigné quelques années au Sénégal, à Tambacounda et Saint Louis, et passé son baccalauréat, il se rend à Paris pour poursuivre des études de droit (1948). Il délaisse rapidement l’université pour se consacrer à l’art. Cet engagement artistique est aussi profondément politique. D’une part, il publie des pièces de théâtre (Le maître d’école) et des poèmes fortement anticolonialistes diffusés sur disque et papier. Aube africaine dénonce le massacre des tirailleurs de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar, en décembre 1944. Le poème Minuit raconte l’histoire tragique de Balaké et Sona, deux jeunes amants victimes de la jalousie d’un administrateur colonial, à Siguiri, à la fin du XIXe siècle. Ces poèmes publiés en 1950 subissent la censure coloniale l’année suivante et connaissent un très grand succès.
D’autre part, il fonde une troupe avec le guinéen Facelli Kanté, qui prend le nom en 1949 de Théâtre africain de Keïta Fodéba puis de Ballets Africains de Fodéba Keïta en 1952. Ces troupes sont alors enregistrées sous le label Chant du monde et connaissent un immense succès. Les ballets tournent dans 170 villes d’Europe au début des années 1950, puis en Afrique Occidentale Française en 1955. Lors de cette tournée africaine, Fodéba Keïta repère et recrute de nouveaux artistes, notamment en Guinée. Entre 1956 et 1958, la troupe continue de se produire en Europe de l’ouest mais aussi en Amérique du sud avant de se rendre à New York en 1959. Les contacts sont également nombreux à l’est dans les années 1950, puisque les ballets se produisent par exemple en Tchécoslovaquie, Roumanie et Hongrie. C’est alors la troupe africaine la plus renommée au niveau international.
A la teneur anticolonialiste des écrits de Fodéba Keïta s’ajoute donc le projet de revalorisation des cultures africaines, qu’il expose dans Présence africaine en 1957 : selon lui, l’émancipation politique doit s’accompagner d’une décolonisation culturelle afin de retrouver les traditions africaines et de leur restituer leur signification sociale et symbolique. Les Ballets doivent ainsi donner une image authentique de l’Afrique, terme que Fodéba Keïta prend soin de définir : « Au fait, authentique par rapport à quoi ? A une idée plus ou moins fausse qu’on s’est faite de la sensationnelle primitivité de l’Afrique ? Non ! (…) pour nous, authenticité est synonyme de réalité ». Les tournées des ballets doivent dans cette perspective donner une nouvelle image de l’Afrique aux publics européens et américains, afin de contrer dans les esprits des spectateurs le dogme colonial de la « mission civilisatrice ». De fait, les thèmes abordées par les ballets sont variés : éléments de la vie sociale comme les rites d’initiation, pièces de théâtre historiques issues de l’école William Ponty, ou encore poèmes et chansons puisant dans la grande diversité des cultures ouest-africaines et antillaise. Les Ballets africains incarnent ainsi une forme de panafricanisme culturel.
L’engagement politique aux côtés de Sékou Touré : du ministère de l’Intérieur au Camp Boiro
Dès la fin des années 1940, Fodéba Keïta bénéficie de l’appui du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) par le biais, notamment, de Gabriel d’Arboussier qui le soutient dans son projet politique et artistique. C’est à Paris, au début des années 1950, que Fodéba Keïta et Sékou Touré se rencontrent et se rapprochent. Alors que Fodéba Keïta a pris quelque distance avec le RDA, auquel il reproche le désapparentement et le « repli tactique », Sékou Touré et Saïfoulaye Diallo le convainquent d’adhérer au Parti Démocratique de Guinée (PDG), section guinéenne du RDA, pour les élections territoriales de 1957. Après avoir été élu député territorial de Siguiri sous cette étiquette, il délègue la gestion des Ballets à Facelli Kanté. Fodéba Keïta devient ministre de l’Intérieur en 1957 dans le conseil de gouvernement issu de la Loi-Cadre et signe le décret d’abolition de la chefferie en décembre 1957. Fervent nationaliste, il est favorable à l’indépendance de la Guinée lors du référendum de septembre 1958.
A l’indépendance de la Guinée, le 2 octobre 1958, Fodéba Keïta se met naturellement au service du jeune État. Son rôle est double. D’une part, il est l’initiateur et le promoteur du nationalisme culturel qui sert de vitrine à la Révolution tout au long du régime de Sékou Touré. Cela se traduit par l’encadrement étroit, par l’État, de la musique, du théâtre ou encore de la danse. Ces pratiques artistiques sont encouragées et servent de leviers de mobilisation des populations guinéennes. Il contribue personnellement à la création d’œuvres comme l’hymne guinéen, co-écrit avec Jacques Cellier. Sa troupe devient les Ballets africains de la République de Guinée en 1960 et représente la Guinée à l’international, notamment aux Festivals d’Alger en 1969 et de Lagos en 1977. Il contribue également à la création de l’album Regard sur le passé, du mythique Bembeya Jazz National, en 1968. Plusieurs membres des ballets rejoignent eux aussi la Guinée après l’indépendance et y exercent des fonctions politiques importantes, à l’instar d’Achkar Marof, Seydou Conté ou Louis Akin.
D’autre part, il joue un rôle prépondérant en tant que ministre de l’Intérieur puis de la Défense nationale jusqu’en 1965. Son action précise reste toutefois difficile à saisir en l’état actuel des archives consultables en Guinée. A la Défense, il joue un rôle important dans l’organisation de l’armée guinéenne créée le 1er novembre 1958. Il est aussi actif dans la négociation des accords de coopération avec la Tchécoslovaquie (1959), mobilisant pour ce faire les contacts noués à Prague dès le début des années 1950, en particulier ses liens avec le vice premier ministre Vaclav Kopecky. En raison de ses fonctions au ministère de l’Intérieur, il est souvent considéré en Guinée comme l’architecte de la politique sécuritaire du régime, et plus particulièrement de l’organisation de la prison politique située au sein du camp de gendarmerie de Camayenne, nommé par la suite Camp Boiro : toutefois cette idée fait l’objet de controverses mémorielles.
Au milieu des années 1960, il est progressivement mis à l’écart : sa nomination au ministère de l’agriculture en 1965 puis à un simple secrétariat d’État en 1968, en est le signal. Plusieurs explications sont en général avancées pour en rendre compte : fort de son aura internationale et de son action politique interne sur tous les fronts, de la culture à la défense, il aurait suscité la jalousie et la méfiance de Sékou Touré et de son entourage. Sa position était également fragilisée par le fait qu’il n’était pas membre du Bureau politique national, une instance à laquelle on ne pouvait accéder qu’en gravissant tous les échelons du parti, auquel il avait adhéré tardivement en 1957. En 1969, il est finalement arrêté dans le cadre de la dénonciation par les autorités du « complot des officiers félons et des politiciens véreux », qui vise principalement des cadres de l’armée, mais aussi plusieurs personnalités politiques, rivales ou proches de Sékou Touré. Condamné à mort par le Conseil National de la Révolution au mois de mai, il est exécuté en secret quelques jours plus tard.
Par Céline Pauthier
OEUVRE : Fodeba, Keïta. « Chansons du Dioliba ». Présence Africaine, 3, no 4 (1948) : 595 98. — Fodeba, Keïta. « Étrange destin—Minuit ». Présence Africaine, 2, no 3 (1948) : 466 69. — Fodeba, Keïta. « La moisson ». Présence Africaine, 1, no 6 (1949) : 79 82. — Fodeba, Keïta et alii. « Poèmes africains ». Présence Africaine, 3, no 12 (1951) : 175 207. — Fodeba, Keïta. « La danse africaine et la scène ». Présence Africaine, 3, no XIV-XV (1957) : 202 9. — Keïta, Fodéba. Poèmes africains. Paris : P. Seghers (impr. de Macléval), 1950.
SOURCES : Bender, Wolfgang, La musique africaine contemporaine. Sweet Mother, Paris, 1992. en mai 1969. — Cohen, Joshua. « Stages in Transition : Les Ballets Africains and Independence, 1959 to 1960 ». Journal of Black Studies 43, no 1 (2012) : 11 48. — Lewin André, Ahmed Sékou Touré, Président de la Guinée (1922-1984), Paris, L’Harmattan, Tome 1, 2010. — Pauthier Céline, « La musique guinéenne, vecteur du patrimoine national », in Gary-Tounkara Daouda et Nativel Didier (dir), L’Afrique des savoirs au sud du Sahara (XVIe-XXIe siècles), Acteurs, supports, pratiques, Paris, Karthala, 2012, pp. 129-154.