BIANCHI Alphonse, Alexandre

Par Jean Maitron. Notice revue et complétée par Rémi Gossez

Né le 18 juillet 1816 à Lille (Nord), mort le 11 avril 1871 à Lille ; mouleur en plâtre, journaliste, poète et homme politique. Radical puis socialiste, pionnier du mouvement ouvrier septentrional. Révolutionnaire quarante-huitard, exilé après le 2 décembre. Franc-maçon.

Alphonse Bianchi
Alphonse Bianchi

Alphonse Bianchi appartenait à une famille italienne établie en France. Il était fils d’un mouleur en plâtre né à Palmata, près de Lucques (Toscane) en 1782, établi marchand-fabricant de plâtre à Lille, après son mariage en 1813 à Saint-Quentin avec une cousine, née en 1787, fille d’un maître de poste et d’une famille originaire de Vénétie.

Le père lui apprit à lire dans le Voltaire des fermiers généraux. Lors d’une visite du roi Charles X à Lille en 1827, l’enfant cria « Vive la République ».

À sa sortie du collège communal de Lille, où il fit ses études, Bianchi fêta, avec la jeunesse lilloise, la Saint-Nicolas par un charivari assez politisé pour qu’il soit poursuivi. Il alla continuer ses études à l’École de Droit de Paris. En 1837 il était membre de la Société des Saisons quand il fut impliqué dans une tentative de débauchage des sous-officiers du 51e de ligne, dans le Nord, le 18 juin. Y participaient l’ouvrier peintre Auguste Joseph Fiévet qui avait servi au 51e et les étudiants en médecine Louis Antoine Guyot*, Jean-Baptiste Cordier*, chirurgien au Val-de-Grâce, et Achille Testelin, tous Lillois. L’enquête, à Lille, fit découvrir chez Testelin huit fusils destinés à « tirer des carpes au vol » dans les fossés de la citadelle (sic), et que l’aide-major Guyot avait été blessé en juin 1832, poursuivi d’association illicite en 1837 et remis en liberté le 1er juin. A Paris, chez Testelin, on trouva des munitions et des pistolets que Bianchi déclara lui avoir prêtés : il lui évita ainsi d’avoir à abandonner ses études médicales déjà avancées.

Les militaires, reçus au 22 rue des Postes (XIIe arr., maintenant rue Lhomond, Ve), chez Bianchi, « avec une cordialité qui les surprit », y firent un repas bien arrosé et finirent la journée à la barrière du Maine. Rentrés ivres à la caserne, ils dirent « tout » à leur colonel, après dénonciation par le marchand de vins de la Gaîté, outré qu’on ait mis en doute la qualité de sa boisson. Lors du procès, le 27 octobre, le tribunal chargea le chef du complot sur lequel les inculpés se déchargeaient, un certain « Capenoule ». On apprit que Fiévet lançait un appel, en argot rouchi, pour se faire ouvrir chez Bianchi. Recommandés par le procureur du roi à Lille, puis défendus par Étienne Arago et Charles Ledru, originaire du Pas-de-Calais, tous furent acquittés. Mais Bianchi, en raison de ce qu’il avait dit pour tirer d’affaire Testelin, était trop compromis pour pouvoir continuer ses études à Paris.

Rentré à Lille, son père l’associa à ses affaires de mouleur et de marchand de plâtre ; elles faisaient sa fortune et le séjour parisien du fils les avait développées. Mais le procès parisien avait rendu suspects ces hommes d’affaires « transalpins » et ils firent l’objet, dès lors, de visites domiciliaires répétées. Au cours d’une perquisition dans les ateliers, au 6 rue de Béthune, le plus vieil ouvrier secoua des sacs de plâtre sur le commissaire et ses subordonnés, assez pour qu’ils ressortent tout enfarinés, à la grande joie d’un quartier, celui des caves de Lille où la misère n’offrait guère pareille occasion de rire. L’incident valut à Bianchi de se retrouver à la prison de Lille, dont le gardien chef était Albéric Henripré, dit Beaupré. La fille d’Henripré, Jenny, épousa le prisonnier, le 5 février 1839, et se révélera une opposante résolue à l’Empire (Voir Jenny Bianchi).

Mais l’heure était encore aux chansons. Bianchi versifiait et publiait dans l’Écho du Nord : il participait en 1841 à la création des « Enfants de Béranger », société chantante lilloise où Alexandre Desrousseaux, futur auteur du « P’tit Quinquin » et père du guesdiste Bracke fit ses débuts de chansonnier. La société éditait un recueil mensuel de chansons et fit de Bianchi un président qui tenait table ouverte. En octobre 1842, pour le 50e anniversaire de la défense de Lille, il fut distingué pour son « Hommage aux défenseurs de Lille en 1792 », alexandrins à la gloire de ces Lillois « animés qu’ils étaient par un profond patriotisme, celui dont il avait été dit, au procès de 1837, qu’il jetait tous les étudiants à Paris dans les sociétés secrètes ». Béranger, en acceptant de donner son nom à ses « Enfants », écrivait à Bianchi : « Vos jeunes muses me font juger que leurs chants seront dictés par l’esprit et la philosophie, par la gaieté et le patriotisme ».

De quoi inspirer le « journal littéraire et satirique » que Bianchi fonda en 1843, le Barbier de Lille — à cause d’un fameux barbier qui utilisa pour plat à barbe la moitié du boulet qui venait de détruire son échoppe et remonta le moral des assiégés de 1792. À côté de pièces de vers dédiés à Molière, à la jeune Rachel, à Frédéric Lemaître, à David d’Angers — avec lesquels Bianchi entrait en correspondance — apparaissaient des poésies plus « sociales » : l’Hiver du Pauvre, Retour d’un vieillard à la poésie, Appel à la Charité (pour les prisonniers). La découverte de la misère marquait cette feuille d’apparence fantaisiste mais solidaire des plus démunis, sans confusion avec quelque aumône ou philanthropie.

La sociabilité de Bianchi le poussa vers la franc-maçonnerie. Si, à Lille, la loge la Fidélité, sous influence de l’opposition dynastique, refusa d’accueillir Bianchi, ainsi que Castelain* et Honnorat*, en raison de leurs opinions radicales, en juin 1845, il fut reçu dans la loge de Saint-Jean d’Écosse, dite l’Espérance, à l’Orient d’Arras, par Frédéric Degeorges. Membre de la Charbonnerie dès 1822, avec Buonarroti, Degeorges avait orienté la franc-maçonnerie vers la république et les milieux ouvriers artésiens. Les relations seront toujours étroites entre Bianchi — qui avait bien sûr dans sa bibliothèque un exemplaire de la Conspiration pour l’Égalité de Buonarroti — et Degeorges, qui en 1846 présidait un comité de la presse provinciale, groupant les journaux de l’opposition dynastique et radicale, et en 1848 sera Commissaire général du gouvernement à la préfecture d’Arras. D’ailleurs, la proximité de la Belgique aidait à maintenir une communauté d’idées entre les groupes militants de part et d’autre de la frontière, notamment avec ceux qui animaient le renouveau babouviste, comme Delhasse ou Jean-Nicolas Collard, naguère ouvrier tailleur à Paris affilié aux Familles.

Quand vint la crise des subsistances, en 1846, les loges prirent part, avec le conseil municipal, les principaux fabricants et de notables ouvriers aux efforts d’une Société de Prévoyance qui se mit à vendre du blé à prix réduits. De 18 et 23 F en janvier 1846, l’hectolitre atteignit un an plus tard 24 et 37 F le 10 mars, 47 F le 24, dépassa 49 F le 5 mai sur le marché de Lille où il n’y eut guère ce jour-là que les 600 sacs de la Prévoyance. Celle-ci se fit boulangerie, vendant à 45 centimes le pain qui atteignait déjà 57 et 60 centimes en mars — en attendant 1 F le 12 mai 1847 ; elle organisa aussi des soupes économiques, la Société Philanthropique l’imita et la loge la Parfaite Union distribua du charbon et du pain.

L’heure n’était plus aux fantaisies du Barbier. Dès le 26 mai 1846 en fondant le Messager du Nord, journal démocratique du département, son rédacteur en chef plaça au premier rang des actions de solidarité l’opposition radicale inspirée de La Réforme, en se consacrant aux revendications ouvrières et en multipliant les informations et les initiatives économiques et sociales., en dehors de tout socialisme utopique ou doctrinaire comme d’un « libre-échangisme » qui gagnait du terrain et produisait « l’agitation dans les populations ouvrières » selon la chambre consultative de Lille. Celle de Roubaix dénonçait dans « le renversement des barrières protectrices du travail français, un véritable suicide national ».

Devancés par leurs voisins, pour substituer au travail à domicile un machinisme perfectionné, nos manufacturiers du Nord s’industrialisèrent en même temps qu’ils abaissaient leurs prix, quitte à opérer des retenues sur les salaires pour récupérer le coût des machines ! L’affaiblissement de leurs prix leur amena une clientèle passagère qu’ils crurent acquise et une folie de production s’empara d’eux à la faveur des techniques introduites. Cette surproduction déclencha la crise en Angleterre d’où on exporta à bas prix et nos usines se retrouvèrent avec des stocks énormes, acculées à la faillite.

L’illustre Lillois Frédéric Kuhlmann ne trouvait pas d’autre solution, à proposer par la Chambre de commerce, que la protection douanière contre les nankins de l’Inde, les glaces de Belgique, et... l’iode « que nous livre l’Angleterre » ! Et pourtant il découvrait « la nécessité de faire disparaître la trop grande inégalité dans les conditions d’existence des hommes », par « l’amélioration physique et morale des classes nécessiteuses ». Le 19 juin 1848, il comprenait ainsi le caractère distinctif de la révolution de février.

Il faudrait dire, pour l’ensemble du département, ce qu’était la situation des classes miséreuses depuis plus d’un an. En s’en tenant à Lille et aux filatures de coton, le principal événement avait été en 1847, l’émeute du 12 mai, provoquée par le bruit aussitôt démenti que la moitié des filateurs allaient renvoyer leurs ouvriers. Ce jour de marché, il y avait peu de grains en vente, des femmes et des enfants rôdaient, affamés, autour des marchands, les ouvriers sortis des fabriques à 7 h grossirent l’attroupement, on cria « le pain à cinq sous ! à bas Louis-Philippe ! », un groupe brisa la devanture du boulanger rue de Tournai en l’obligeant à distribuer son pain. Plus loin, un autre qui le donnait fut applaudi. Le troisième eut sa vitrine brisée et la Garde nationale arrêta trois manifestants. Quand elle ne s’opposait pas aux distributions, il n’y avait pas de violence. Des pierres furent jetées sur les gardes qui arrêtaient des pillards ; un commissaire fut malmené quand il brandit un bâton. On ébaucha une barricade sur le quai, aussitôt détruite.

Le lendemain, des rassemblements se formèrent ; puis on se fit distribuer du pain dans un faubourg. La faim seule causait l’émeute. On ne sut que réprimer. Le maire invita les fabricants à dénoncer les ouvriers absents. Quatorze arrestations furent maintenues. On saisit quinze enfants chez leurs parents, sept jours après ; ils avaient de 10 à 15 ans ; le juge Dubois condamna l’un, âgé de 13 ans, à deux mois, l’autre, âgé de 15 ans, à quatre mois, le troisième âgé de 16 ans, à deux ans et distribua 45 ans de prison entre 43 prévenus, plus 74 ans de surveillance. C’était presque tous des filtiers. Dix-huit autres gamins de 10 à 18 ans furent encore jugés ; des enfants de 13 ans écopèrent de 15 jours, à 4 mois, pour avoir ramassé du pain.

De honte d’avoir eu faim, une femme s’étrangla en prison ; un condamné s’égorgea à l’audience. L’attitude des juges y suscita des incidents et la population s’indigna, la presse à Paris comme à Lille protesta. Le président du tribunal accusa le parti démocratique d’avoir fomenté l’émeute, contre toute évidence ; on poursuivit l’Écho et le Messager. Malgré quelques mesures, la crise et l’inquiétude persistèrent tout un hiver, où des pauvres, sous-alimentés, moururent littéralement de froid.

Le malaise était profond à Lille comme dans le département quand la question de la réforme électorale, faute d’aboutir à la Chambre, y fut soulevée par la campagne des banquets. L’entente entre les opposants dynastiques et les démocrates la développait à travers le pays, mais ce fut à l’occasion du banquet de Lille qu’elle se brisa. L’Écho du Nord soutenait Odilon Barrot et les députés du département, presque tous d’opposition dynastique, favorables à une réforme simplement censitaire. Le Messager qui, dès janvier 1847, exigeait la réforme, se fit en juillet « honneur de prendre à Lille le titre de « radical » » ; il prône le suffrage universel et se déclare en faveur de Ledru-Rollin. Plus attentif au poids politique de la députation dans le département qu’à l’influence réelle des démocrates sur la population de la région et, en premier lieu, sur des ouvriers électoralement inexistants, Barrot saisit l’occasion d’une divergence à propos d’un toast écarté dès le départ par le comité d’entente entre groupes et récusa le compromis élaboré.

Les 1 200 adhérents au comité élurent le futur maire, Bonte-Pollet alors radical, pour présider le banquet ; il rappela Testelin et Ledru-Rollin, restés en dehors de la négociation, et il porta le toast « à la Réforme ! » L’avocat qui, en appel, avait défendu les condamnés des troubles de Lille, lança une vive attaque contre le cens électoral. Ledru-Rollin s’adressa « aux travailleurs, à leurs droits imprescriptibles, à leurs intérêts sacrés jusqu’alors méconnus » » rendant le pouvoir responsable des atteintes aux droits et souhaitant le suffrage universel pour que le peuple soit représenté par des hommes du peuple.

Aussitôt Lamartine félicitera ces « démocrates de Lille » — d’exprimer la protestation unanime de leur région, devant les carences d’un pouvoir dépassé par une crise sans précédent et générale, tout en frappant en première ligne leur région.

Autour du Messager, Bianchi et les radicaux septentrionaux s’organisaient sérieusement — en rapports suivis avec Caussidière, présent à Lille dès le début de janvier 1848, et avec Ledru-Rollin, conscients de leurs liens avec le monde du travail. Le corroyeur Delmar, ancien de la Société des droits de l’Homme, le tailleur chansonnier Célestin Schneider, le caricaturiste Lallou, le brasseur Jérôme Dutilleul, les commerçants Honnorat-Bocquet, Champon-Richebé, et Boniface, le polyglotte Georges Canissié, le vétérinaire Loiset, les docteurs Castelain et Godefroy*, le médecin militaire Achille Testelin et ses collègues de l’hôpital militaire, l’avocat Fémy* défenseur des accusés du Nord au procès d’avril 1835, alors conseiller municipal et greffier du conseil des prud’hommes, se retrouvaient avec leur populaire ami du quartier Saint Sauveur. Quelques sous-officiers étaient des leurs : quand le 57e de ligne releva à Lille le 63e, certains chantèrent la Marseillaise dans un banquet offert par leurs camarades et quatre sous-officiers furent dégradés et expédiés dans des compagnies de discipline en Afrique, mais le gouvernement de février les réintégra dans leur grade au début de mars.

Le départ du 5e de ligne pour Paris avertit les Lillois des événements en cours dans la capitale, Le 23 février au soir, alors que le préfet donnait un grand bal, on apprit qu’on se battait dans le quartier Saint-Martin. Plus de trois cents personnes se dirigèrent sur la préfecture en chantant la Marseillaise et en criant : « À bas les ministres ! à bas le préfet ! On ne danse pas sur les morts ! Vive la réforme ! » ; puis les manifestants allèrent chercher les ouvriers à la sortie des fabriques ; d’autres se saisirent d’armes chez un armurier ou se portèrent à la mairie. Les nouvelles tardaient, les convois de chemin de fer ne circulant plus.

Bianchi, Bonte-Pollet, Castelain, Fémy, Honnorat, Testelin et d’autres allèrent le 24 au matin offrir le concours des démocrates à l’Hôtel de Ville, en attendant qu’« un nouveau pouvoir soit régulièrement constitué comme expression de la volonté nationale » et publièrent un appel au calme. Le 25, à la nouvelle du triomphe populaire à Paris, les travailleurs Lillois marchèrent sur la préfecture ; le préfet s’enfuit.

Des gens dont les intérêts étaient compromis par la construction des chemins de fer en profitaient pour incendier les embarcadères de Fives et de Lille. Les comités républicains réclamèrent énergiquement l’ordre républicain auprès du maire, ce 25 février. Arrivant de Paris où il avait combattu, le représentant provisoire du nouveau gouvernement, Antony Thouret se fit recevoir à ce titre, le 26, par la municipalité et le dimanche 27, par affiches, il renseigna la population sur les événements parisiens, la constitution du gouvernement provisoire et du ministère, les élections prochaines d’une Assemblée constituante et il appela au respect de l’ordre, des propriétés et des personnes. Les attroupements continuaient. Il crut devoir « tracer une ligne de démarcation entre les fauteurs de troubles et les braves ouvriers qui sont dignes de porter le nom de nos frères » (28 février). Mais il reçut à la préfecture des royalistes avérés, au scandale même des ex-opposants dynastiques de l’Écho du Nord, et il maintint en place le juge qui s’était acharné sur les gamins affamés de 1847.

Transmise par Antony Thouret lui-même, la lettre de Ledru-Rollin, nommant Charles Delescluze commissaire général pour le Nord et le Pas-de-Calais, parvint le 25 à Valenciennes où celui-ci dirigeait l’Impartial du Nord ; avec l’avocat Désiré Pilette qui lui était adjoint pour le Nord, il gagna Lille le 29 ; le 1er mars. Thouret acceptait le changement tout en conservant le titre de « préfet » du Nord. Bianchi, expédié le soir même sur Paris, obtint de Ledru-Rollin le déplacement de Thouret et le saisit d’une situation plus critique encore. Les troupes restaient en alerte sur ce département frontière très sensible, et la nuit du dimanche au lundi 28 février avait été très orageuse : les gardes nationaux avaient été repoussés à coups de pierre par les ouvriers de Lille. Le 2 mars, la revue de la garnison eut lieu en présence des trois commissaires ; le lendemain, Thouret et Bigot, le maire en place, félicitaient les gardes de leur bonne tenue tandis que Delescluze révoquait leur commandant qui s’était abstenu d’acclamer la République. Les ouvriers, eux, manifestaient leur sympathie envers la Fidélité, loge qui les secourait.

À Paris, Bianchi rencontrait aussi Caussidière à propos des ouvriers belges que leurs camarades français chassaient des ateliers, aussi bien à Roubaix qu’à Paris, pour peu qu’ils acceptent l’ouvrage à vil prix. Responsable du retour à l’ordre à Paris, Caussidière comptait les expédier en Belgique... pour y proclamer la République, opération dénoncée par Louis Blanc. Mais une légion de volontaires belges se constituait.

Encore fallait-il les ravitailler et leur attribuer une solde : on comptait sur le ministre de l’Intérieur et sur ses commissaires. Pour leur transport, Bianchi, très introduit auprès des compagnies de chemin de fer en raison de ses livraisons de gypse, fut assez bien accueilli et put obtenir le transport gratuit des Belges de Paris. L’enquête sur l’insurrection de juin recherchera vainement l’intermédiaire...

À Paris, on s’inquiétait de la manifestation projetée pour le 21 mars, par des Belges qui vinrent à l’Hôtel de Ville réclamer l’intervention française, au risque de déclencher une guerre proscrite par la majorité du gouvernement. Ledru-Rollin dut les prévenir :» Si comme homme, j’approuve cette expédition, comme ministre je ne puis y prendre part ». Ils n’obtinrent que le transport gratuit, le ravitaillement, une modeste solde.

Entre-temps, pour permettre sa candidature à la Constituante que Ledru-Rollin lui demandait, Bianchi avait déposé au ministère de la Justice un dossier pour sa naturalisation. Avec de chaleureuses félicitations personnelles, Adolphe Crémieux lui en fit part dès le 15 ; publié le 17, l’arrêté le motivait « pour services rendus à la patrie ». Son bénéficiaire était fort demandé : un « comité révolutionnaire » constituait des comités dans tous les arrondissements de Paris, et présentait à la Constituante, le 18 mars, les candidatures de Barbès et de onze autres, dont Bianchi. Son nom figure à titre d’administrateur, en tête de La Vraie République, dès son lancement le 26 mars, par George Sand, Thoré, Barbès. Pendant la période de la « dictature de l’éloquence », au printemps de 1848, Bianchi réussit à contenir, à apaiser la colère populaire. Orateur populaire, il parlait en effet fréquemment dans les estaminets et exerçait sur les ouvriers une très grande influence. Il est vrai que, par son métier et ses relations, il connaissait bien la condition ouvrière.

Suite à la publication du document Taschereau, par la Revue Rétrospective le 31 mars, la commission d’enquête instituée le 6 avril, présidée par Étienne Arago, envoya pour consulter le dossier de Blanqui à l’Intérieur, à la Justice et à la Préfecture de police, une sous-commission qui vit la pièce publiée ; son rapporteur précisa qu’il s’agissait, non d’un original, mais d’une copie ancienne — ce rapporteur était Bianchi, choisi parce qu’il n’était pas d’un état-major parisien et désigné en raison du maintien de l’unité des démocrates dans le Nord.

Le 18 mars déjà, Ledru-Rollin l’avait convoqué une fois de plus à l’Hôtel de Ville — en relation avec la situation en Belgique. On s’attendait à ce que la monarchie s’y effondre à l’heure où d’autres se défaisaient en Europe. Pour y proclamer la République une expédition s’annonçait comme une promenade militaire.

Pendant ce temps l’expédition de Belgique était entrée dans sa phase active. Commandé par un ancien officier belge, un premier convoi partit le 24, par Valenciennes (Nord) où un ingénieur belge du chemin de fer, sur ordre royal, l’accrocha en queue avec une machine et l’emmena à vive allure sur Quiévrain (Belgique) ; la troupe y cueillit la plupart des passagers. L’autre convoi quitta Paris le 25, passa à Douai où Delescluze informa les six élèves de Polytechnique qui l’accompagnaient, de la prochaine livraison des armes et munitions requises à l’arsenal de Lille ; on prit quartier à Seclin et hameaux voisins et le 28 au soir, on prit la route de Mouscron ; on s’arma en pleine nuit près de Bondues, on traversa Tourcoing où 300 ouvriers de Roubaix, Belges ou pas, rejoignirent. Ces quelque 2 000 hommes franchirent la frontière près de Risquons-Tout. Harassés par une marche nocturne dans des chemins détrempés et défoncés, ils tinrent deux heures sous la mitraille des canons de Léopold, — non sans avoir proclamé la République. Il y eut des morts et un douanier belge assassina des blessés.

Les rescapés battirent en retraite et « un préfet du Nord » les récupéra. Était-ce Fémy, qui avec des renforts les trouva près de Tourcoing ? Ou bien Pilette ? ou même Bianchi ? Il était nécessairement plus discret ; l’enquête échoua à identifier qui s’était trouvé dans le cabriolet qui guidait les chargements d’armes.

Prématurément le 28 mars, le Messager avait écrit : « Dans quelques heures, nous apprendrons que la République a été proclamée à Bruxelles », en invitant le peuple belge à n’être pas « le dernier à entrer dans la République Européenne ». Le 29, il enrageait : « Sur l’ordre du beau-fils de l’assassin du 23 février, les troupes belges ont mitraillé les enfants de Paris et leurs compatriotes qui voulaient proclamer la République en Belgique ». Pour Bianchi, le renversement de la monarchie belge était le prélude à la résurrection de cette Italie si chère aux patriotes que l’oppression impériale et cléricale pourchassait à travers l’Europe. En août, le contact s’établit avec les 17 condamnés à mort détenus à Anvers, grâce à l’un d’eux, Delestrée, un ami de Bianchi, à propos d’une collecte pour secourir deux Français condamnés. Son Messager alerta l’opinion et la peine capitale fut commuée en réclusion, pour tous. Quand un tribunal ouvrit une instruction contre deux chefs de la colonne de Risquons-Tout, Delescluze les fit mettre en liberté et obtint la suspension du juge.

À l’occasion des élections à l’Assemblée Constituante. Les démocrates réunirent en une Société Centrale Républicaine Radicale, nombre de clubs, de la Fraternité, de la Réforme, des Montagnards, du Peuple (plutôt socialiste). Élu président, Bianchi y associa le Comité des Ouvriers, le club de la manufacture des tabacs et trois Fraternelles d’ouvriers fileurs et tisseurs de la région ; des sociétés républicaines d’Avesnes, Cysoing, Douai, La Bassée, Roubaix, Wazemmes s’y affiliaient. Il obtint qu’il n’y ait pas « scission » quand un ouvrier menuisier réclama une Assemblée politique pour les travailleurs seuls ; on accorda au Comité des Ouvriers la désignation d’au moins l’un d’entre eux. L’erreur de la liste radicale fut de ne guère comprendre trop peu de candidats des arrondissements autres que celui de Lille, en dépit de l’insistance des démocrates d’Avesnes. Ils étaient aussi mal connus des ruraux dominés par les notables de droite. Le 23 avril, le dernier élu, un républicain modéré, passa avec 93 000 voix alors que Testelin n’en eut que 48 000, Delmar 46 000, Delescluze 43 000, Bianchi et Ledru-Rollin 42 000. Les officiers du service de santé Martinache et Millon se situaient entre 3 et 4 000 voix.

Delescluze envoya aussitôt sa démission. Ledru-Rollin l’obligea à rester ; il dut subir la levée de la suspension du juge des gamins affamés. Et il était désormais hors d’état d’intervenir en faveur des chômeurs frappés par la hausse des farines. C’était pourtant Delescluze qui avait tenu ferme pour que le salaire ne soit pas diminué par la réduction d’une heure de la durée du travail — après examen par la Chambre de commerce de la possibilité de cette réduction. Trop souvent l’ouvrier travaillait de 6 h du matin à 9 h du soir.
Dès le 13 mars, il avait obtenu des industriels de Roubaix l’engagement « de ne pas baisser le prix des salaires et à ne pas les payer au taux existant avant le 20 février ». Il avait fait décider par les délégués des maîtres et des ouvriers fileurs et filtiers de Lille la réduction de la durée du travail sans diminution de salaire : « C’est dans le bon accord des maîtres et des ouvriers que nous retrouverons la prospérité commerciale » démontrait-il tout en prévenant : « L’ordre doit être et sera maintenu. »

Encore fallait-il que l’invasion des produits étrangers ne ruine pas les industriels de bonne volonté. Et que gardes nationaux et ouvriers n’en viennent pas aux mains : Bonte-Pollet, le nouveau maire républicain, Bianchi et Testelin payaient de leurs personnes pour arrêter l’assaut sur les filatures Yon et Bonamy Defresne ; puis, le 17 mars, pour prévenir un massacre des ouvriers par les gardes nationaux d’Hippolyte Saint-Léger, non sans nombreux blessés des deux côtés. Tous les filtiers étaient en grève : Delescluze s’entremit encore pour que leurs revendications raisonnables aboutissent.

En même temps, il appliquait les décisions gouvernementales, par exemple en procédant à l’organisation du Comptoir d’escompte pour l’arrondissement puis pour le département, complété par des magasins généraux avec possibilité de prêts sur les marchandises déposées à Lille, dans les locaux du couvent des Minimes cédés par l’armée.

À peine les élections passées, malgré les efforts de Bonte-Pollet, le nouveau maire républicain, Bianchi et Testelin, il y eut des incidents graves à Trélon et les troubles s’étendirent dans l’Avesnois. Le ler mai, les ouvriers de Tourcoing chassèrent des campagnes les manœuvres belges. A Lille, l’ouvrage et le pain à la fois allaient manquer dès le 10 et les ouvriers se rassemblèrent devant la préfecture pour implorer des secours. Delescluze ne put réunir la somme et porta lui-même à Paris le 16 sa démission, déjà refusée une première fois, bien conscient « d’avoir empêché et prévenu beaucoup de mal ». Le 22 mai, l’embauche eut lieu aux ateliers municipaux pour un nombre doublé de sans ouvrage — mais sur quinze mille, une quantité infime fut admise. Les autres se révoltèrent, dont un millier débaucha les ateliers municipaux, puis pilla l’usine Vrau ; certains passèrent la corde au cou du propriétaire en le livrant à Bianchi qui le fit échapper ; il harangua la bande qui assaillait l’usine Delespaul. On lui répliqua : « Du Travail et du pain ! » Des gardes nationaux arrivèrent dont l’un tira sur Bianchi et sa balle alla tuer un pécheur au bord de la Deule. La foule se saisit d’eux et le tireur eut été mis en pièces si Bianchi ne s’en était rendu maître pour le conduire à la Citadelle.

La souscription ouverte précédemment à la demande de Delescluze permit de réunir 120 000 F : la tranquillité était assurée pour trois mois. Le nouveau préfet, Durand Saint-Amand, eut la sagesse de visiter les caves de Lille, après le docteur Louis-René Villermé, Adolphe Blanqui l’économiste, Victor Hugo.
Le 4 juin, le Nord vota pour remplacer Lamartine qui avait opté pour la Saône-et-Loire. Peu tenté par l’Assemblée parisienne, Bianchi refusa toute candidature ; le radical qui prit le relais obtint, pour Lille, 1 000 voix de plus qu’Antony Thouret, l’élu. La ville restait donc fidèle aux radicaux qui, déjà fin avril pour la Constituante, y avaient obtenu une moyenne de 12 000 voix, contre moins de 9 400 aux républicains modérés unis aux légitimistes alors que les catholiques de la Gazette des Flandres ne dépassaient pas 2 700 voix. En s’associant les organisations ouvrières, si nombreuses et si vivantes de longue date dans le Nord et surtout à Lille, la Société Centrale Républicaine Radicale avait su unir le peuple assez solidement pour prévenir la rupture sociale dont le chômage et la cherté du pain le menaçaient en juin.
La première quinzaine de juin s’écoula dans le calme, quoique les ouvriers protestassent contre les 2 000 exclusions décidées par la mairie pour la nomination des chefs de la Garde nationale. Bianchi obtint du préfet Durand Saint-Amand leur réinscription et, patronné par le Messager, le fabricant Duhaut fut élu colonel. Les ouvriers furent entendus aussi au sujet des inscriptions pour les conseils de prud’hommes.

« Soutenez-vous par l’association » leur conseillait le Messager à l’occasion de la manœuvre de Jules Favre pour faire admettre au nombre des représentants Louis-Napoléon qui spéculait sur la rupture sociale.

Elle survint à Paris. À la tête de troupes de la garnison de Lille expédiées contre l’insurrection, le général de Négrier, l’un des représentants de Lille, se fit tuer avec le chef d’une barricade, en s’interposant avec lui — sans armes — pour obtenir l’apaisement. L’ensemble de la population lilloise lui fit des funérailles émues. On crut pouvoir en finir avec les démocrates septentrionaux en les calomniant : Bianchi obtint la condamnation de ses accusateurs. On divisa Lille en 10 sections pour le vote aux élections municipales du 30 juillet : les radicaux l’emportèrent dans six et, à Saint-Sauveur, Bianchi et le docteur Godefroy furent élus avec près de 1 000 voix de majorité. À Lille, il y eut près de 7 000 suffrages radicaux contre moins de 3 000 modérés. Le Messager du Nord qui avait soutenu les candidatures ouvrières aux différentes élections avait obtenu l’élection d’un certain nombre d’entre eux. Voir Laurent Bonnard. Pour le bureau du conseil municipal, le ministre imposa quatre modérés et le maire sortant — le 27e élu — mais les conseillers désignèrent au secrétariat un radical, le docteur Castelain, par 25 voix contre 7.
Aux élections pour le conseil général (27 août et 3 septembre), Bianchi fut également élu par Saint-Sauveur avec 1 796 voix contre 47 et dans le canton Centre, face aux 926 voix de modérés, 1 332 voix désignèrent Achille Testelin, tout juste révoqué du Conseil supérieur de l’enseignement, comme d’autres conseillers favorables aux ouvriers en grève, le 14 août, contre des patrons qui mettaient un ouvrier seul sur deux métiers.
Lors des élections au conseil d’arrondissement, les ouvriers votèrent contre tous les candidats modérés et officiels ; ils s’attendaient à la suppression des ateliers communaux, prévue pour le 25 août. Depuis le 8 juillet le préfet insistait pour les dissoudre ; mais la municipalité résistait, estimant qu’en présence de seize mille sans travail, il n’y avait pas lieu « de procéder à Lille à la dissolution des ateliers nationaux » et il votait 20 000 F pour prolonger l’ouvrage jusqu’à la fin août...
Le nouveau conseil élu, le maire imposé par le préfet établit le travail à la tâche ; le 23, Bianchi l’avertissait : « on a changé le mode de travail... on a modifié tout à coup la durée (de la journée)... ils n’auront pas d’argent demain, ils craignent de manquer de pain... ». En les prévenant du coup monté contre eux, alors que la subvention votée permettait de maintenir le travail, il évitait aux ouvriers de s’y prêter.

N’importe quoi était bon pour donner le change à l’opinion et Caussidière, le 23 septembre, écrivait à Bianchi personnellement pour « protester contre toute suggestion d’appui donné à quelque prétendant que ce soit, je n’ai vu personne de ce genre à Londres, ni même tenant ou aboutissant ». Le maire passa des radicaux aux modérés et ajourna indéfiniment les séances du conseil ; les ateliers dissous, on se contenta de le rosser dans la rue — quatre individus s’en chargèrent et le coup fit long feu : les ouvriers attendirent les secours préparés. L’argent utilisable provenait de souscriptions privées et, appuyé par Bianchi, le légitimiste Vogelsang, membre du conseil, obtint 40 000 F pour une distribution jusqu’au 15 novembre ; les ateliers ne conservaient que 500 ouvriers à la tâche alors que 1 500 autres subsistaient avec l’ancien mode de secours... Il eut fallu 375 000 F ; on ne put les réunir et le nouveau conseil vota un dernier crédit de 20 000 F en octobre. En évitant de pousser à bout l’exaspération d’ouvriers affamés et en gagnant du temps sur une réédition septentrionale du massacre parisien, les radicaux mettaient en échec la candidature de Louis-Napoléon qui se présenta à Lille à l’élection partielle du 17 septembre. Faute de pouvoir s’entendre avec les modérés, — ex-opposants dynastiques et républicains — de l’Écho du Nord, sur une candidature de Mimerel, l’industriel roubaisien, le comité démocratique s’en tint à l’abstention et les modérés, battus dans la Seine et autres départements où Louis-Napoléon se présentait, purent gagner dans le Nord, mais de peu., avec 26 000 voix — y compris en jouant sur l’homonymie de leur candidat Négrier avec le général tué en juin ! Le légitimiste De Genoude en avait près de 15 000, Louis-Napoléon près de 19 700, dont 6 250 à Lille face à 3 660 voix modérées et 1 180 légitimistes : les déclamations pseudo-socialistes du prince payaient.

L’élu de la présidentielle du 10 décembre fut battu à Lille avec moins de 4 700 voix derrière Cavaignac, 8 552 et Ledru-Rollin 5 246, tandis que les 45 centimes et le « socialisme » de Louis-Napoléon lui amenaient près de 106 000 voix (87 000 à Cavaignac et 14 500 à Ledru-Rollin), pour l’ensemble d’un département où manquaient des radicaux aussi avertis de la question ouvrière qu’à Lille et où l’organisation ouvrière, quoiqu’active, tâtonnait entre la grève, le chômage et la faim.

Plus bornés encore les manufacturiers et négociants du jury départemental chargé d’apprécier les produits de l’industrie du Nord exposés à Paris en 1849 répliquaient au rapport de Blanqui aîné, sur les villes manufacturières — sur Lille en première ligne : « L’abaissement successif du prix de main-d’œuvre est le seul moyen offert au manufacturier de ne pas sentir lui-même l’étreinte de la misère ; c’est une lutte éternelle entre le capital et le salaire, et cette lutte compromet l’existence de la société ».

Le salut était-il dans l’« Extinction du Paupérisme », à la manière des articles de Bonaparte, naguère envoyés de Ham au Progrès du Pas-de-Calais, que Frédéric Degeorges venait naïvement de rééditer ? Les déclamations pseudo-socialistes des deux agents de Louis-Napoléon dans le Nord éloignaient les électeurs ruraux et la fuite de l’un d’eux avait édifié ceux des villes. Quant au salut par un massacre, suggéré aux canonniers d’Hippolyte Saint-Léger, il était déjà trop tard à Lille pour instituer l’antagonisme provoqué par ceux de Rouen et de Paris. Mais la séparation sociale y était assez nette pour être exploitée par les diverses réactions.

Les radicaux lillois s’étaient rudement battus, quoique privés de tous lieux de réunion par le maire, pour un candidat au succès très improbable, Ledru-Rollin. « Point de Bonaparte ! » écrivait Bianchi ; il présida les cinq mille personnes réunies par la Société Centrale Républicaine, désormais dite « Démocratique », il dut obliger la foule surexcitée à entendre son contradicteur, le principal agent bonapartiste dans le Nord.

Travailler par une active solidarité au rapprochement de républicains dont les divisions faisaient le malheur, comptait plus aux yeux de Bianchi que des résultats électoraux fluctuants. On a vu que la pratique de cette solidarité était le sens de son affiliation maçonnique et qu’elle était ouverte à tous, à commencer par les ouvriers des caves de Lille. Entre Bianchi et Augustin Guinard* enfermé dans la citadelle de Doullens, une correspondance de septembre 1850 montre que Bianchi collectait des fonds importants, appliqués aux besoins des femmes et enfants des détenus de la catégorie de 1848, c’est-à-dire arrêtés en juin. Preuve que « les démocrates de Lille ont compris cette fois comme toujours que notre sainte République doit passer de force dans le sentiment de la fraternité ».

Pour éviter « une confusion étrange entre la souscription avortée par les soins d’un certain Courrière et celle que vous avez réalisée si fraternellement en 24 heures », Ch. Delescluze, depuis Londres remerciait Bianchi « dans toute l’effusion de mon âme de votre empressement à répondre à l’appel de nos amis en détresse ». Mais « sur le compte de la Montagne un prochain avenir vous désabusera », répliquait-il à un article du 31 janvier 1851, dans le Messager. Delescluze reprochait à la Montagne de n’avoir pas protesté contre les déclarations royalistes de Thiers et Berryer et d’avoir accepté, par son silence, Cavaignac comme le représentant de toute l’opinion républicaine. Et Delescluze exonérait Ledru-Rollin de toute rivalité avec Cavaignac : « Telle ne peut-être notre pensée. Nous professons l’abolition de la présidence et si Ledru-Rollin demande quelque chose c’est de pouvoir servir la France et la République ailleurs qu’au premier rang ».

Alors qu’il ne souhaitait pas rentrer dans les conflits des états-majors parisiens, mal compris à Lille, au-delà de son action politique pour l’union des démocrates, une action sociale, organisée en permanence pour assurer l’union dans les rangs populaires, était l’essentiel pour l’élu du quartier Saint-Sauveur, confronté quotidiennement aux menaces qui pesaient sur l’existence même de toute une population, au cœur de la première région industrielle, en France. Particulièrement développées dans le Nord, la plupart des organisations ouvrières soutenaient les radicaux, actifs dans leurs rangs, Bianchi tout le premier depuis qu’il avait coopéré avec la Société de Prévoyance formée à Lille pour l’achat de blés et leur vente, même à perte, sur le marché ; en mai 1847, elle s’était faite boulangerie distributrice de pain à prix réduits. Le Messager avait dès lors posé ce principe : « La charité ne doit pas être individuelle, mais sociale ». Traditionnelle, dans le Nord, parfois depuis le XVIe siècle, la solidarité ouvrière parut, après février, s’étendre à l’ensemble des ouvriers. « Animés du désir de se rendre utiles à leurs concitoyens », une vingtaine d’entre eux, s’entendirent pour verser 15 centimes chaque semaine, complétés par une collecte à chaque réunion pour porter, séance tenante, secours aux plus nécessiteux ; un visiteur désigné chaque semaine le remettait aux malades chez eux. L’Association de l’Humanité fut définitivement fondée le 7 mai et désigna son conseil d’administration, le 2 juillet, avec un président, Auguste Lebrun, Daussy père, vice-président, F. France*, trésorier, Victor Régnier, inspecteur. Henri Bruneel, publiciste et phalanstérien, y adhéra.

Fin 1848, les trente membres de la Solidarité, plus politique, se joignirent à l’Humanité — non sans débat ; parmi ces nouveaux, Célestin Schneider, ouvrier-poète et conseiller municipal, Dussautoir, gérant du Messager, Paul Pilate, comptable. Le 17 décembre, l’adjonction de la Société Centrale Républicaine amena à l’Humanité, outre des centaines d’ouvriers, Alphonse Bianchi, le maire Bonte-Pollet, l’ouvrier corroyeur Léonard Delmar, le cabaretier antibonapartiste Deswarlez, le professeur Jaumard, le saint-simonien Ravet-Anceau, les officiers du service de santé Eugène Millon et Martinache, l’avocat Dupuis, etc. Très vite, l’Humanité prospéra ; elle eut quatre boucheries, de nombreuses boulangeries, des services de santé, de secours, de chauffage, de cuisine, d’enseignement, etc. De 850 en 1849, ses sociétaires furent 1 200 en 1850 : surtout des filtiers, fileurs de coton, cordonniers, ouvriers des petits métiers.

L’un d’eux, Gossart, fonctionnaire de l’association, fut assigné devant les prud’hommes ; les tracasseries de concurrents ou de politiciens amenèrent des démissions ; en août 1851, le comptable Pilate fut arrêté huit jours ; la police s’en prenait à propos de leurs livrets aux garçons bouchers associés. Lors du coup d’État, le nouveau président Martinache, dut fuir ; sans chef, l’association liquida, avec près de 6 000 F en caisse et plus de 9 000 F de cotisations qui rentraient. Tout réglé, 15 000 F feront retour aux sociétaires. Le service des retraites n’avait pas commencé. Avec la diminution des prix sur toutes les matières premières, l’association avait eu pour programme de : « Diminuer les dépenses de consommation de chauffage, d’entretien, de vêtement, de logement. Exploiter directement au profit de l’association une quantité toujours croissante de branches d’industrie. Procurer du travail aux sociétaires, les secourir dans leurs besoins et maladies. » Le bilan cependant était loin d’être négatif. Dressés à six mois d’intervalle, les inventaires attestent indubitablement un succès, en partie dû à de vigilants statuts et règlements. Le fonds social était indivisible et l’association indissoluble, ce qui la situe dans la ligne de Buchez et de l’Atelier, auquel Bianchi aurait collaboré quand il était à Paris. Mais l’extension même des activités entreprises par l’Humanité s’inscrit dans la tradition ouvrière du monopole corporatif, visant à dominer le commerce et l’industrie privée, à commencer par le contrôle de l’embauche, objectif premier des Fraternelles pour la tarification des salaires que la liberté d’association développa à Paris entre février et juin, avant de se replier sous le coup de la répression sur l’association de travail, de type coopération de production, entre ouvriers s’établissant en conformité avec le code de commerce.

À Lille, on comptait avant février une centaine de mutuelles, telles que la Société de secours mutuels entre filtiers qui remontait au XVIe siècle : les ouvriers versaient chaque semaine 20 centimes pour les malades ou blessés qui recevaient 6 F hebdomadaires. Presque toutes le faisaient ; parfois, on consommait dans un banquet à la fin du semestre ou de l’année ce qui restait en caisse. Mais en 1848 le chômage fit cesser les versements.

L’Association républicaine des ouvriers fileurs (de coton), en rejoignant la Société centrale républicaine radicale, se politisa dès mars ; on s’empressa de la dissoudre en août sans autre motif ; en vain, elle avait supprimé les secours aux sociétaires sans ouvrage — prétexte utilisé par les poursuites en coalition contre les mutuelles supposées soutenir les grévistes. Le repli sur l’association de travail permit à un grand nombre d’organisations ouvrières de fonctionner à Lille dès le début de 1849, à commencer par les cordonniers. Pour enrayer le mouvement, les pouvoirs locaux multiplièrent les arrêtés d’application des décrets et lois répressives jusqu’à la fin de 1851.

L’Humanité aidait et coordonnait mutuelles et associations. Le Messager qui les défendait fut poursuivi. Quand on s’en prit à la Société des fileurs de Saint-Sauveur puis à la Société des fileurs de Lille, Achille Testelin interpella le gouvernement devant la Législative, en janvier 1850, sur le sort réservé aux associations dans l’ensemble du département ; et pour compromettre l’Humanité, on perquisitionna en août chez un ouvrier de Saint-Sauveur, Delommez, puis dans le local de la société. Celle-ci sera dissoute le 28 janvier 1852, ses membres déjà arrêtés, avec Gustave Testelin*, le frère.
De la Prévoyance de 1847 à l’Humanité jusqu’en 1851, une solide tradition de solidarité, renouvelée d’un passé prestigieux marqué par le mouvement des libertés communales, s’était développée au sein du peuple, à Lille et dans une moindre mesure à travers sa région, avec toute la continuité qu’avaient su lui imprimer ces quelques radicaux fils de ce peuple. Pierre Pierrard, dans l’ouvrage qu’il a consacré à la commémoration de la fondation de Lille, y insère une caricature de Bianchi et rappelle que le quartier Saint-Sauveur disait de leur conseiller général « Not’Pé » — notre père en rouchi — en souvenir des années noires où le « pain quotidien » avait été fourni par les associations dont il avait l’un des animateurs, largement à ses frais puisqu’il y laissa la fortune familiale.

Son Messager avait lancé des souscriptions publiques., alimentées par ses concitoyens de toutes opinions — des autres républicains aux légitimistes, des églises aux loges, des fabricants aux habitués des estaminets.

Y aurait-il donc une alternative « municipale » à « la lutte éternelle entre le capital et le salaire » ? S’agirait-il de collaboration de classes ou de coopération entre les hommes ? D’aumônes ou de « partage » ? En tout cas n’est pas douteuse de la part de l’équipe municipale de Lille, la volonté de prévenir le pire, d’éviter le massacre annoncé pour peu que soient poussées à leur paroxysme les contradictions sociales, jusqu’à rendre irrémédiable quelque antagonisme nourri de revanche chez ceux qui avaient eu trop peur en 1848. Cette volonté existait chez nos radicaux septentrionaux, trop proches d’une frontière exposée pour omettre la dimension universelle de la question sociale ; trop avertis de la puissance industrielle triomphante qui s’élevait outre-Manche, à leur porte, pour ne pas veiller à l’avenir économique de leur région qui exigeait le concours de tous, le moins inégalement possible ; trop liés aux ouvriers les plus éclairés pour méconnaître des besoins assez vitaux pour être inséparables de cet avenir.

Conscients que l’avenir économique de leur région exigeait le concours de tous, ils avaient tissé de nombreux liens. Après le corroyeur Delmar, le premier à s’exprimer fut Désiré Debuchy, dans le Messager du 4 mars au 27 mai 1851. Président de la Fraternelle des fileurs de Roubaix, il animait les grèves qui les associaient à ceux de Lille et de Tourcoing. Il avait savamment repris la campagne pour l’émancipation ouvrière, pour l’action, l’organisation, la lutte immédiate et quotidienne, l’union des Fraternelles pré-syndicales. Reprochant aux riches comme une tare « leur esprit de classe »,Debuchy se déclarait fier d’appartenir « au monde du travail, le seul titre de noblesse ». Il voulait que les ouvriers s’instruisent pour utiliser le suffrage universel, clé de leur émancipation ; que leurs dirigeants se distinguent par leur intelligence et leur probité.

Depuis septembre 1848, le Messager du Nord, qui avait régulièrement rendu compte des débats de la Commission du Luxembourg, avait publié des études sur le socialisme, certaines de Louis Blanc. Il rassurait ceux qu’inquiétait le droit au travail ; il luttait pour les revendications immédiates ; il réclamait l’augmentation des salaires formulée le 13 mai 1848 par les fileurs de Lille ; il exigeait le respect de la loi sur la durée du travail, le 1er juin 1849. En décembre, il dénonça la coalition patronale ; d’octobre 1849 à janvier 1850, il soutint la liberté d’association et défendit les Fraternelles de Roubaix et Tourcoing dissoutes ; il exigea le respect des tarifs (10 janvier 1850) ; il défendit les mutuelles menacées en janvier 1850 ; il condamna l’article 1782 du code civil dans un feuilleton paru à partir du 7 février 1850 ; suivi de l’insertion du Journal d’un insurgé de juin. Il prenait la défense des ouvriers renvoyés que son rédacteur allait défendre devant les prud’hommes et les tribunaux.

Il était devenu, de radical, le premier journal socialiste de la région.
Déterminante dans le débat depuis février 1848, était la réduction à onze heures en province de la durée du travail ramené à 10 heures, à Paris. Or, le décret du 2 mars devait avoir, selon la Chambre de Commerce de Lille, la diminution du salaire pour conclusion nécessaire : elle tentait même de justifier la retenue mensuelle « pour le moteur » prélevée sur le salaire ! L’arrêt général du travail n’avait pas attendu le décret pour se produire et il tendait à partager avec les chômeurs le peu de travail qui subsistait.

Il s’agissait en outre de permettre à l’inspection du travail d’intervenir, conformément à la législation préexistante sur les enfants dans les manufactures. Or, à Lille et dans l’arrondissement, en 1850, 288 établissements employaient 1 253 enfants de 8 à 12 ans, et 2 770 de l2 à 16 — chiffres avoués par les manufacturiers. Or, en 1847, dans le même arrondissement, 234 usines employaient 3 319 enfants ; en général, 50 % des enfants ne recevaient aucune instruction. Ces malheureux êtres faisaient de 12 à 15 heures.

La journée légale fut ramenée par décret du 9 septembre, à douze heures dans les manufactures. Des manufacturiers persistèrent à faire travailler quatorze à quinze heures. Le rapport de Mimerel au Conseil général en 1850, où Bianchi avait obtenu, le 3 septembre 1849, le vote de l’interdiction du travail de nuit dans le Nord, signale que les lois et règlements ne sont pas exécutés. Si quelques usines s’en tiennent aux 12 heures, d’autres prolongent indéfiniment l’ouvrage. En 1851, la loi fut amendée au profit d’employeurs en atelier, admis à allonger le travail d’une à deux heures.
Les condamnations relatives à la durée du travail étaient fréquentes dans le Nord : en juin 1848, le conseil des prud’hommes frappa deux usiniers Lillois qui obligeaient à travailler plus de cinq heures et demie pour le salaire d’une demi-journée. Célestin Schneider, l’ouvrier tailleur et poète, conseiller municipal et président des prud’hommes obtint du préfet, en août 1848, la communication aux maires de la plainte des prud’hommes contre le travail prolongé à 12, 13 et 14 heures. Kolb-Bernard, le président de la Chambre de Commerce, l’informait le 26 août que le travail, à Lille, avait duré quatorze et quinze heures et demandait à ses collègues un maximum définitif de douze heures. Le Messager et l’Écho du Nord en faisaient le plus grand état.

C’était pire dans le reste d’un département à la pointe de l’industrialisation, donc exposé de plein fouet à une crise qui y était plus profonde encore qu’ailleurs.

Les travailleurs faisaient peur. La suppression du suffrage universel, par l’Assemblée, le 31 mai 1850, priva du droit de vote 70 000 électeurs, faute d’être inscrits au rôle de la taxe personnelle, sur les 206 000 de 1849. Les ouvriers des villes étaient surtout éliminés. À Lille près de 10 500 étaient écartés : il restait 4 500 inscrits d’après la loi de mai 1850. Le quartier Saint-Sauveur n’en avait plus que 210 sur plus de 1 500. Dans la semaine qui avait précédé le vote de la loi, Lille, Roubaix, Tourcoing, Comines avaient donné 20 000 signatures de protestation. On s’en prit aux pétitionnaires et colporteurs en multipliant les perquisitions et en instruisant contre les imprimeurs, gérant et rédacteur en chef du Messager : Bracke, Dussautoir, Bianchi.

On offrit le même mode électoral pour l’élection au conseil général. Testelin et Bianchi attaquèrent la proposition d’obliger les électeurs municipaux et départementaux à avoir trois ans de domicile prouvé par l’inscription personnelle au rôle ou la prestation en nature ; elle passa à une voix près. Pour faire pièce à la démission d’un conseiller d’arrondissement de Lille, on ne procéda pas à son remplacement dans le quartier Saint-Sauveur dont les 210 électeurs faisaient encore peur. En novembre la démission du représentant du Nord, Wallon, obligea à nommer son successeur : Le Messager prêcha l’abstention : il y en eut 78 300 dans le département, le candidat catholique obtenant moins de 63 900 voix ; à Lille il en eut 7 151, 10 700 s’abstinrent, sur 17 850 inscrits dont 10 000 soldats ; à Saint-Sauveur, près de 1 000 s’abstinrent sur 1 419 inscrits, bien que l’on ait relevé les noms des abstentionnistes pour les visiter.

La proposition de révision de la Constitution, pour proroger les pouvoirs présidentiels, recueillit 6 000 signatures à Lille et Valenciennes réunies. En attendant que le coup d’État impose la révision, les visites domiciliaires continuaient, ainsi chez Bianchi le 23 juillet 1851 ; on surveillait en permanence son domicile et le 24 octobre, en guise de réunion publique dénoncée, la police y trouva un dîner entre amis ; elle saisit des lettres de Nadaud qui se renseignait sur les ouvriers du Nord, de Cochat (Cochut ?) du National, du représentant Delbecque, un faire-part de mariage chez le typographe du Messager ; elle emprisonna Jenny Bianchi, qu’elle suivait dans la rue comme d’autres personnes de sa famille. Toute la correspondance fut ouverte et lue.

On avait déjà inventé de toutes pièces, de décembre 1850 à juin 1851, un « complot franco-allemand », pour perdre de réputation les démocrates patriotes, en y impliquant les proscrits de Londres et leur mensuel imprimé dans le département : Ledru-Rollin y demandait le gouvernement direct du peuple et Delescluze y attaquait la société du 10 décembre. Le dernier numéro de cette Voix du Proscrit mettait en cause l’Élysée dans l’affaire de la Loterie du Lingot d’Or. Tous les animateurs de la presse démocratique furent poursuivis, mais Le Messager, Le Progrès du Pas-de-Calais, la Voix du Proscrit furent acquittés. Anonymement, on menaça le très modéré Observateur d’Avesnes : « Avant peu le département sera mis en état de siège ; on t’empoignera, toi et les journalistes rouges et on vous enverra rédiger des articles à Noukahiva » (Le Messager, 6 novembre 1851).

Ce qui fut fait. Non sans restitution aux ouvriers du droit de voter l’Empire. Mais à Lille une foule immense couvrit la Grand’Place pour huer le prince-président et acclamer... l’Écho du Nord qui venait de l’accuser du crime de haute trahison. Le signataire Gramain, l’avocat Fémy, le médecin militaire Martinache, le conseiller municipal Gustave Testelin marchaient sur la mairie avec les manifestants quand une charge les balaya. Sortis des usines la nuit tombée, cinq cents autres débouchèrent sur la Grand’Place, ils furent dispersés ou arrêtés, dont une moitié d’ouvriers fileurs, après avoir tenu jusqu’à l’aube. Puis ce fut une razzia de républicains et radicaux, d’abord pour décapiter toute résistance ouvrière.... Les arrestations visaient aussi à préparer le vote de ratification du 20 décembre : à Lille, É. Chauveau*, Derny, Deswarlez, Fémy, Guilloux, Gustave Testelin, affiliés à l’Humanité ; à Tourcoing, Degresse*, Demessine, Henry Leloir, etc., les conseillers de préfecture et les représentants dont Antony Thouret, Achille Testelin se trouva proscrit. La presse disparut : L’Écho du Nord, Le Journal de Dunkerque, L’Écho de Cambrai, L’Émancipateur de Cambrai, Le Libéral de Douai, Le Démocrate de Douai, Liberté d’Armentières, Le Courrier du Nord, etc.

De Morny s’intéressa personnellement à Bianchi que, dès le 1er décembre un ordre visait, exécuté par arrêté préfectoral du 4 qui interdit Le Messager et ordonna l’arrestation de son directeur. En s’embarquant avec Debuchy, également menacé, sur le canal qui passait derrière les ateliers à plâtre, contigu à son domicile, il obligea de Morny à « aviser »(selon note de sa main), c’est-à-dire à en saisir directement le ministre des Affaires étrangères de Belgique. Ils parvinrent à s’échapper, évitant ainsi l’arrestation et gagnèrent Bruxelles où ils furent hébergés par l’avocat Picard. Sous la pression du gouvernement français, le ministre de l’Intérieur ordonna l’expulsion immédiate de Debuchy et de Bianchi et dépêcha un officier de police pour les conduire, menottes aux mains et en voiture cellulaire à Ostende afin de les expulser vers l’Angleterre. Alerté, Charles de Brouckère, bourgmestre de Bruxelles, obtint un sursis et prit sur lui de leur faire gagner, sur paroles et en hommes libres, le port d’embarquement. Là, sous la surveillance du commissaire maritime, Désiré Debuchy et Alphonse Bianchi, prirent place à bord du Triton dans la nuit du 6 au 7 janvier 1852.

Les hommes de Décembre vivaient dans la hantise des débarquements de révolutionnaires ou de prétendants. On annonçait celui de Louis Blanc sous le nom de Kissel ; ou celui de la bande à Caussidière ; c’était « certain qu’un convoi de 400 réfugiés environ est parti de Douvres pour Ostende : ils doivent pénétrer vers quatre heures par la frontière belge ».

Tout en reconnaissant le nouveau régime malgré ses ministres et la reine, Lord Palmerston s’amusait à affoler notre ambassadeur : « Le prince de Joinville et le duc d’Aumale partent aujourd’hui de Londres pour Lille, par Douvres et Ostende... » Éperdu, de Morny expédia Persigny à Lille que celui-ci trouva si calme qu’à peine arrivé à une heure du matin il avisait le ministre de l’Intérieur, « ... il y aurait par trop de ridicule pour moi à prendre un caractère officiel... je partirai pour Paris à 4 h.50 » (du même matin !).

Pendant ce temps, une idée juste s’était avérée décisive : le suffrage universel rendu aux exclus du 31 mai 1850. À Lille, pour le plébiscite du 21 décembre 1851, il y eut tout de même plus de 4 000 opposants au vote approbatif qui fut de 7 342. Dans le quartier Saint-Sauveur, le « oui » ne l’emporta que de 14 voix sur 1 200 votants.

Les hommes de Décembre vivaient dans la hantise des débarquements de révolutionnaires ou de prétendants et, opposant résolu à l’Empire, Bianchi fut fut accusé d’avoir été l’inspirateur du complot organisé en septembre 1854 par le docteur Watteau, médecin de l’armée, et quelques sous-officiers, et pour s’emparer de la Citadelle, cependant qu’en relation avec des réfugiés français en Belgique, le groupe du cabaret Groulez se préparait à faire sauter le train impérial — Louis-Napoléon devait visiter Léopold. Il fut procédé à plusieurs arrestations et condamnations. Compromis, J. Vandamme*, tailleur à Lille, retrouva plus tard à Genève A. Bianchi, censé être l’inspirateur de l’attentat. (Voir aussi Desaine).

Dans l’Almanach de l’Exil pour 1855, A. Bianchi écrivit bientôt : « Tant que M. Bonaparte le souteneur soldé de tout ce monde-là, n’aura pas été renversé, soit par une balle libératrice, soit par l’insurrection du peuple, les ouvriers s’exténueront et mourront de faim pour engraisser les paresseux et les exploiteurs » (novembre 1854). Cela pour les encourager à « exercer EUX-MÊMES, SANS INTERMÉDIAIRE (sic), le droit d’être homme ». C’était assez pour mériter une condamnation par contumace à cinq ans de prison, comme son futur gendre Eugène Alavoine, lors du procès de l’ex-représentant et sergent Boichot.

Le 30 octobre 1853, Bianchi rejoignit les proscrits de Jersey. Quand, le 30 novembre, ils lancent L’Homme, journal de la Démocratie Universelle, à l’occasion du 23e anniversaire de la Révolution de Pologne ; il était de la commission du banquet avec les polonais Albert Schmitz et Zéno Zwietoslawski, l’italien Mazzolini, le hongrois Alexandre Téléki, les français Fulbert Martin et Léon Martin — celui-ci présidait. Après des discours du général lituanien Bulharin, du polonais Jancewitz, du romain Louis Pianciani, du jersiais Wellmann, des français Joseph Cahaigne, Jean-Claude Colfavru, Benjamin Colin, Xavier Durrieu, Pierre Leroux et d’un pasteur protestant, Victor Hugo évoqua le dilemme de l’heure : « Europe républicaine ou Europe Cosaque » : « Toutes les nations qu’on croyait mortes relèvent la tête... saluons l’aube bénie des États Unis d’Europe » ; il concluait « Vive la République Universelle ! » quand A. Bianchi répondit : « Oui, la République sera universelle, à la condition d’être démocratique et sociale » et « pour en faire la base de la grande alliance des peuples, le critérium, je l’appelle l’Émancipation du travail et des travailleurs ».

L’Homme adoptait ce critère social, tant il lui fallait transcender les si diverses aspirations nationales représentées dans la proscription en Grande-Bretagne. Quoique rédigé en français, cet hebdomadaire s’adressait par ses collaborations aux proscrits de toutes nationalités, puisque toutes étaient concernées par la campagne de Crimée qui s’annonçait et qu’il traitait surtout de politique internationale.

Le premier éditorial de Charles Ribeyrolles, ancien rédacteur en chef de La Réforme et maintenant celui de l’Homme, en appelait à la « solidarité révolutionnaire des peuples unis ». Joseph Cahaigne est d’abord son collaborateur. Philippe Faure adressait une correspondance parisienne, et fut vite remplacé par un discret J. J., finalement par H. Marlet*. Arrivé à Londres, Faure assura la correspondance londonienne.

Il est impossible d’énumérer toutes les collaborations et les sommaires de l’Homme, mais citons tout de même, outre les rédacteurs français attitrés — Édouard Bonnet-Duverdier, Jean-Claude Colfavru, François Tafery, Alfred Talandier, des lettres de Jean-Baptiste Amiel, Jean-Baptiste Boichot, E. Cholat, Jean Greppo, Jules Malarmé, Martin Bernard, ou de Tasselier, déporté à Cayenne. Les correspondants d’autres pays se multiplièrent et, d’Amérique, des proscrits entretenaient l’espoir de retrouver une terre de liberté et le journal bénéficia d’une abondante collaboration internationale.

Un proscrit autrichien, Théodore Karcher inaugura toute une suite de collaborations internationales : Alfieri, Biffi, Hertzen, Kossuth, Mazzini, Pianciani, Arnold Ruge, Sandor Téléki. Chez les Polonais, les plus anciens en Grande-Bretagne, L’Homme obtenait des concours assurés : Dombrowski, Korecki, Edouard Réminyi, Albert Schmitz, Sawaskiewitz et, à titre d’administrateur du journal, Zeno Swietoslawski. Assisté d’Édouard Bonnet-Duverdier et de Sandor Téléki, celui-ci transportera la rédaction à Londres (2, Inverness place, Queen’s Road, Bayswater), en décembre 1855, à la suite du « coup d’État de Jersey » (22 septembre 1855)...

Outre des informations suivies sur la France et l’Europe, sur la situation internationale et les événements de Crimée, une place croissante est donnée à la question sociale, en particulier à propos des coalitions en France ou des ardoisiers d’Angers (26-27 août 1855), par Alfred Talandier et Berjeau ; puis à la condition féminine. Les comptes rendus de funérailles ne manquaient pas non plus.

En mars 1854, autour du havrais François Georges Gaffney qui rejoignait sa femme au cimetière Saint-Jean, les exilés étaient plus de 150, « reliés par le pavillon unitaire, le drapeau rouge », écrit A. Bianchi dont l’article, le 14, voisine avec les « dernières nouvelles », de sa plume : il calcule le coût des « grosses épaulettes françaises en Orient », cependant qu’en France la misère augmente, le travail chôme, la répression s’abat, depuis les affaires de l’Hippodrome (7 juin 1853), de l’Opéra-Comique (5 ou 6 juillet 1853), ou d’Angers (1854 et août 1855) et de Tours (octobre 1853).

Sa participation à la rédaction s’arrêtait alors, mais son séjour à Jersey dura jusqu’en février 1855, date où cessa de figurer dans le journal la petite annonce des leçons de français, littérature, histoire, géographie, mathématiques qu’il donnait ; le 21, il signait encore avec Eugène Alavoine, Eugène Beauvais, Jean-Baptiste Dulac, Louis Quenniec, A. Schimitz la convocation des républicains socialistes de toutes les nations à l’anniversaire de février 1848, au nom de la commission des proscrits ; il ouvrit et termina cette fête de famille où prirent la parole Jean-Baptiste Amiel, Victor Hugo, Mahyi, Pianciani.

Laissant à Jersey son futur gendre, il gagnait alors Londres où le 27 février se tenait, dans Saint Martins Hall, le meeting commémoratif présidé par le Chartiste Ernest Jones, avec James Finlen, A. Hertzen, G.-J. Holyake, Kardestki et A. Talandier.

L’Homme avait rétabli avec les Chartistes les relations, nouées en 1848, par leur adresse à la Commission du Luxembourg : fin novembre 1854, il publiait leur appel au peuple anglais dénonçant la visite de Napoléon III en Angleterre, signée de 57 ouvriers membres du comité. Ces relations étaient d’ailleurs déjà suivies entre ces Chartistes et les proscrits français qui, pour secourir ceux qui étaient sans travail et sans pain, venaient de se former en commission de 15 membres, désignés par les 104 participants (14 mars 1854) et à Jersey aussi, une commission de proscrits s’était efforcée de les secourir.

Le « cas personnel » de Colfavru, qui resta sous-entendu mais qui relevait des misères de l’exil, donna lieu, en août 1854, à une « réunion générale des proscrits républicains de toutes les nations, résidant à Jersey » qui dut se récuser, sur l’insistance de Bianchi, par 31 voix dont celles des fils de Hugo, contre 5 — V. Hugo et Pierre Leroux s’abstenant avec 4 autres. Certaines dérives devenaient insupportables, en présence des urgences de la solidarité depuis qu’un polonais — Anthony Borygevski — venait d’être trouvé mort sur la voie publique, à Londres.

La société fraternelle des républicains démocrates socialistes français s’établit, en juillet 1854 à Fitzroy square, pour procurer du travail aux exilés et les fournir en charbon à bas prix ; son orientation politique lui avait fait, en juin, « regretter » l’arrestation de Jean-Baptiste Boichot, inconsidérément envoyé, par la Commune Révolutionnaire, prendre le pouls de l’opinion à Paris.

Cette « Commune » se vouait à une propagande révolutionnaire en France mais en l’élargissant à l’Europe. Fin juin 1852, sa première réunion avait été orageuse (Ledru Rollin et Félix Pyat), Jean-Baptiste Boichot, Marc Caussidière et Pyat lancèrent des « lettre au peuple » incendiaires. Pour le 24 février 1854, Félix Pyat, Jean-Baptiste Boichot et Jean-Baptiste Rougée signaient une lettre « à la Bourgeoisie », au nom de la Commune Révolutionnaire. Pour l’anniversaire suivant, Pyat, Rougée, Gustave Jourdain publièrent une « lettre aux proscrits » qui leur reprochait leur non-intervention de 1848 en Europe pour libérer les opprimés de tous les pays : « Nous, républicains socialistes français, nous réparerons notre faute... nous attaquerons le jour même de la révolution.., Oui, nous ferons la guerre... Debout pour la république démocratique et sociale universelle ! ». Non sans émettre ses réserves, L’Homme publiait cette lettre (28 mars 1854).

D’un ton opposé, l’adresse du Comité, en appelait à la solidarité, pour « fonder l’alliance des peuples sur le terrain de la république démocratique et sociale universelle » ; il observait que « le travail est tout dans le monde » et que, « économiquement, la révolution n’est qu’une rectification de comptes à faire, pas autre chose. Néanmoins, sur l’offre de la Commune Révolutionnaire, le Comité international décida de célébrer en commun le 22 septembre 1792, à John Street.

Le 22 septembre 1855, lors de cette célébration, Félix Pyat lut une « lettre à la Reine d’Angleterre » : il s’en prenait à sa visite en France. À Londres, cette lettre tomba à plat ; à Jersey où L’Homme la publia malencontreusement mais non sans retard, ce fut un coup d’État. La bonne société anglo-normande en fut révulsée, les murs se couvrirent d’affiches appelant à un meeting. On y réclama la loi de Lynch, on poussa des hourras pour Napoléon III, pour Eugénie, pour la Reine. On brûla L’Homme en exigeant sa suppression. Le gouverneur ordonna l’expulsion de Charles Ribeyrolles, de Pianciani, le maire de Rome en 1849, et d’Alexandre Thomas, un serrurier parisien rescapé du Mont-Saint-Michel.

Par solidarité avec les trois expulsés, une déclaration de 36 proscrits fut affichée le 17 octobre 1855 à Jersey ; elle se bornait à constater le fait de l’expulsion et ne mettait en cause que Napoléon III. Les 36 furent expulsés, y compris Victor Hugo et ses fils, en dépit de leur totale divergence d’avec Félix Pyat.

L’affaire servit les exilés démunis auprès des Londoniens indifférents mais amusés : d’abord auprès des chartistes qui ralliaient alors les trades-unions naissantes ; à des ouvriers français qui leur étaient proches, ils apprenaient que « la coalition entre ouvriers était de droit écrit en Angleterre ». À ce sujet, Jean-Philibert Berjeau rappelait la proposition Nadaud, devant la Législative, d’abolir l’article 1781 — en justice, la parole du maître l’emporte sur celle de l’ouvrier. Nadaud travaillait déjà son Histoire des classes ouvrières en Angleterre et ses Sociétés Ouvrières en France.

Grâce à l’expérience acquise auprès des ouvriers septentrionaux, Bianchi était plus au fait des pratiques ouvrières britanniques que des déclamations d’un Félix Pyat. Certes, l’arrestation de Jean-Baptiste Boichot avait permis à la police d’amalgamer, en les faisant condamner par contumace, Bianchi et Eugène Alavoine aux activités qu’elle attribuait en France à la Commune Révolutionnaire ; mais c’est par erreur que les impliquent les Souvenirs d’un prisonnier d’État de Boichot, lequel ni l’un ni l’autre n’avaient même vu. Dans la mesure où, avec bien d’autres de toutes tendances, Bianchi croyait encore à « l’action directe » immédiate, il relève d’une mouvance où se mêlaient des amis de Blanqui, de Barbès, de Pyat — ou de Joseph Dejacque qui les pourfendait tous. Or, ceux de Barbès furent désorientés par l’amnistie imposée à leur héros suite à sa lettre communiquée par George Sand, où il disait son patriotisme en rapport avec la guerre de Crimée. Tous évoluaient vers un anticléricalisme motivé par le soutien apporté par le clergé au coup d’État et par l’intervention militaire à Rome, en faveur d’un Vatican allié à l’Empire austro-hongrois. Conscient de la portée internationale d’une action révolutionnaire, qu’il situait dans l’alliance des peuples — cela exigeait du temps — Bianchi, en présence de gens résolus à agir sans délais, était astreint à participer au discours de réhabilitation du tyrannicide (Pianori), tant que tarderait le Risorgimento : De cœur, il était de ceux qui comptaient l’accélérer. Mais en acte le pouvait-il, cet immigré de seconde génération, d’ailleurs naturalisé ?

Le 9 octobre 1856 Bianchi quitta définitivement Jersey, non sans avoir salué une dernière fois le jersiais Philippe Asplet, amis des proscrits, pour rejoindre la Grande-Bretagne. Il y retrouva donc Louis Pianciani, expulsé de Jersey, avec Mazzini et Saffi, les triumvirs de Rome ; vraisemblablement il rencontrait le Lucquois Giuseppe Pieri qui, dans L’Homme avait signé avec Malarmet, Chevassus, Greppo, Mornet, une lettre de Birmingham (7 mars 1855) et qui, avant d’être exécuté comme Orsini, écrira à Napoléon III, l’ancien carbonaro (?) : « La révolution à Paris, c’est la révolution partout... la révolution italienne, ce n’était pour moi qu’une conséquence de la révolution française. En me battant sur les barricades de Paris, je disais : derrière ce feu, derrière ces balles, il y a l’Italie avec son indépendance, sa liberté et sa gloire. » (Tchernoff)

Cet état d’esprit chez Bianchi eut permis de le mêler à l’affaire d’Orsini, à la façon dont on l’avait impliqué dans les attentats précédents. Une chance que la campagne d’Italie l’ait désamorcée, en le rendant aux siens et à lui-même, la loi d’amnistie du 16 août 1859 étant liée au retour des troupes impériales victorieuses...

Du fait de son départ d’Angleterre en 1856 au plus tard, Bianchi n’a guère pu être de ce groupe de blanquistes dont certains à la section française, à Londres, de l’Internationale, où ils se retrouvèrent avec des anciens de la Commune révolutionnaire — que Pyat tentait encore d’utiliser à « ses effets de théâtre » auprès de l’Internationale. Il retourna à Jersey où sa femme Jenny Henripré accoucha de leur fils Gustave, en septembre 1856.

Des motifs fort peu romantiques firent partir Bianchi, à bout de ressources tant les conditions d’existence lui furent dures en Grande-Bretagne. La mort de son père en 1855, le priva de tout secours ; et il eut à régler la succession. En Toscane, le père avait conservé une terre plantée d’oliviers et il fallait s’entendre avec des cousins Lucquois, avec lesquels rendez-vous fut pris à Genève. Bianchi gagna donc Rotterdam, remonta la vallée du Rhin ; arrivé en Suisse, il renonça à ses droits, pour cinq cents francs et une barrique de bonne huile...

Il demeura à Carouge, dans la maison où vivait J. Vandamme, l’ouvrier tailleur lillois mêlé à l’affaire de Lambersart ; puis il fut rejoint par Arthur Ranc qui s’était évadé de Lambessa — avec Eugène Alavoine, Bianchi avait été impliqué dans son procès, à propos de l’Hippodrome et de l’Opéra-Comique. Il put se lier avec des francs-maçons genevois, ainsi qu’avec des réfugiés italiens. Les autorités helvétiques, en dépit des pressions de Paris, accueillaient fort bien les exilés de France — quelque six cents à Genève et environs ; et il put vivre en enseignant.

Depuis Lille, à travers la France en plein hiver, et le Jura enneigé, sa femme Jenny l’avait rejoint avec six enfants, au début de 1857, l’aînée, Jenny, ayant épousé Eugène Alavoine en 1856. Une ascension au Mont-Blanc lui fut l’occasion de mettre le pied sur le sol français. Enfin, il apprit l’amnistie d’août 1859. Et tout changea avec la campagne d’Italie...

Il rentra avec sa famille. Il passa par Paris où une autre génération assurait la relève ; par son anticléricalisme, elle confinait maintenant au matérialisme philosophique ; elle participait au mouvement de la Libre Pensée, ce qui convenait aux idées de Bianchi qui entra en relation avec M.-L. Boutteville*. Auprès de blanquistes comme Ranc, il retrouvait son néo-babouvisme de 1837 et son sens plus pratique de l’action politique.

À Lille, Bianchi s’installa rue de la Digue et devint journaliste, l’entreprise de plâtre ayant été liquidée à la mort de son père. Il rejoignit le Comité d’opposition libérale et républicaine constitué dès 1855 par Fémy, Honnorat, Otten, Patrice, Schneider autour du docteur Godefroy, à l’occasion d’une élection. Après l’amnistie, un groupe dirigé par A. Testelin prit le relais et eut pour organe l’Écho du Nord auquel Bianchi collabora, avant de rejoindre le Progrès du Nord, plus avancé et dirigé par Masure ; celui-ci essaya dès 1865 avec Legrand* et Patrice de créer une section lilloise de l’Internationale qui vit le jour en avril 1870. Parallèlement, Bianchi se risquait à lancer le Messager Populaire du Nord, bientôt concurrencé par le Travailleur du Nord pour ce qui est de traduire les nouvelles aspirations ouvrières.

Au Progrès du Nord Bianchi prit l’initiative d’étendre au Nord la souscription pour le monument Baudin, à la demande de Ch. Delescluze, poursuivi à titre de directeur du Réveil pour avoir ouvert avec l’Avenir National la souscription — suite à la manifestation du cimetière Montmartre, le 2 novembre 1868. La participation du Progrès à la campagne de la presse d’opposition lui valut un procès ; à cette occasion Gambetta se rendit à Lille où une grande manifestation d’union républicaine l’accueillit. Très lié à Testelin, il rencontra Bianchi — dont le fils aîné, un ingénieur, deviendra l’un de ses secrétaires en 1870.

Attaché à maintenir à Lille l’unité des républicains radicaux, Bianchi était le vénérable de la loge qu’il avait dû rétablir, puisque, — de crainte que des ouvriers ne s’affilient — la police n’avait cessé depuis 1851 de poursuivre les francs-maçons lillois jusqu’en 1869 et empêché la restauration de la loge « La Lumière » entreprise par Legay.

Plus à l’aise en matière sociale, Bianchi et Testelin s’associèrent en 1868 à Léonard Delmar, Jules Dutilleul, Paul Pilate, Ravet-Anceau — membres de l’Humanité de 1848-1852 — pour constituer en compagnie de Patrice, Legrand, Verly (rédacteur politique de l’Écho du Nord), et nombre d’ouvriers, la Banque du Crédit au Travail, G. Wattrelot et Cie, 41, rue de Béthune, en liaison avec l’initiative de Jean-Pierre Béluze.

Ses dernières lettres, à son fils, montrent Bianchi avant tout atteint par la situation de la France en janvier 1871. Après celle du 10 janvier, dans laquelle il rejette la responsabilité des difficultés de Faidherbe sur l’autorité civile. Le 25, la seconde conclut : « En somme, l’esprit public n’est pas à la lutte à outrance ; l’incapacité des administrateurs a tout glacé. La dernière défaite, attribuée surtout à la façon dont on a organisé jusqu’ici, ôte aux plus résolus la confiance qu’ils auraient eue encore si l’on eût agi autrement. En somme, pour moi comme pour beaucoup d’autres, nous sommes au commencement de la fin. 

Après la déroute, Gambetta vint à Lille, faire « un très beau discours mais n’a point semblé comprendre les critiques que je lui adressais sur ce qui s’était fait à Lille jusqu’ici ». Pendant qu’il parlait, les soldats revenaient de l’armée du Nord, n’avaient pas de pain, couchaient sur du fumier. Certes Gambetta décorait « le jeune frère de Farinaux, blessé grièvement à Bapaume ». Mais on enterrait Richard de Baralle, mort à Bréda, moins de maladie que du chagrin que lui causait « l’indifférence de Testelin ».

Bianchi était en froid avec son ami de 1837, nommé Commissaire de la Défense nationale dans le département du Nord, avec pour adjoint Legrand celui de la section lilloise de l’Internationale de Lausanne. Il leur en voulait de leur démission : « Ces messieurs ont condamné la mesure qui dissout les Conseils généraux. Ne pouvant l’obtenir, ils ont demandé qu’on renomme les anciens » ! Des réactionnaires et proscripteurs de 1851 ! Une prétention impossible à satisfaire qui les obligea à offrir leur démission. Paul Bert les remplaça : « Puisse-t-il au moins chasser de la préfecture cette populace d’escrocs qui l’emplit. Si la République doit tomber, qu’elle meurt honnêtement du moins et qu’on ne puisse dire le lendemain de son décès : ci-gît une voleuse et une prostituée ».

En vain Bianchi avait demandé à son fils d’agir auprès de Gambetta et il lui désignait l’homme résolu à « l’initiative nécessaire » : « Tu rendrais un véritable service, non seulement au département mais à la France tout entière ». Il lui rappelait que son frère et ses amis se battaient dans les Ardennes avec les francs-tireurs.

« La lutte à outrance » ? Gambetta la proclamait en réponse à l’armistice. Bismarck fit en sorte qu’il se démit. Il put occuper la capitale. C’était pour le Peuple de Paris le massacre assuré.

Bianchi en fut brisé, alors que les tentatives maçonniques échouaient pour prévenir le massacre annoncé. Il mourut le 11 avril 1871 d’une attaque cardiaque.

En 1882, ses fils reçurent une pension du gouvernement, leur père ayant été victime du coup d’État.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article26532, notice BIANCHI Alphonse, Alexandre par Jean Maitron. Notice revue et complétée par Rémi Gossez, version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 28 juillet 2022.

Par Jean Maitron. Notice revue et complétée par Rémi Gossez

Alphonse Bianchi
Alphonse Bianchi
Alphonse Bianchi (en haut à droite) en compagnie d'Adrien Ranc, Léon Goupy et Eugène Alavoine, photographiés à Jersey entre 1853 et 1855
Alphonse Bianchi (en haut à droite) en compagnie d’Adrien Ranc, Léon Goupy et Eugène Alavoine, photographiés à Jersey entre 1853 et 1855
La photographie est accompagnée d’une dédicace à Philippe Asplet, protecteur des proscrits : « Souvenir d’exil, hommage à un Jersiais honnête et intelligent. A.Bianchi ».
(Source : Maison de Victor Hugo - Hauteville House à Guernesey, Album Philippe Asplet, fol. 7)
Alphonse Bianchi (en bas à droite) en compagnie d'Adrien Ranc, Léon Goupy et Eugène Alavoine, photographiés à Jersey entre 1853 et 1855
Alphonse Bianchi (en bas à droite) en compagnie d’Adrien Ranc, Léon Goupy et Eugène Alavoine, photographiés à Jersey entre 1853 et 1855
La photographie est accompagnée d’une dédicace à Philippe Asplet, protecteur des proscrits : « Je suis arrivé à Jersey le 30 Octobre 1853 ; j’en pars le 9 octobre 1856. A. Bianchi ».
(Source : Maison de Victor Hugo - Hauteville House à Guernesey, Album Philippe Asplet, fol. 7)

ŒUVRE : L’Ouvrier manufacturier dans la société religieuse et conservatrice, par A. Bianchi, novembre 1854, Londres, Jersey ; et en Belgique, Almanach de l’exil pour 1855, 218 p. in-16, p. 83 à 104. — L’ouvrier lillois du textile et sa situation sociale autour de 1848, avec « L’ouvrier manufacturier dans la Société conservatrice », par Alphonse Bianchi, publié par A.-M. Gossez, in-8°, 32 pages, tome XIV de la Bibliothèque de la Révolution de 1848. Alphonse Bianchi a écrit dans de nombreux journaux : Le Barbier de Lille (1843-1846), Le Messager du Nord (1846-1851), L’Homme, journal de la Démocratie Universelle (Jersey, novembre 1853-mars 1854), l’Almanach de l’Exil pour 1855, L’Écho du Nord, Le Progrès du Nord, le Messager Populaire du Nord

SOURCES : Arch. Dép. Nord. M 137/76, et 152 ; M 139/21, et 24 ; M 140/33, 34, 46 ; M 141/73, et 75. — Archives Baudains, Bianchi, Gossez ; A.-M. Gossez, Livre de raison, 1932, manuscrit et documents, 1841-1871. — Maison de Victor Hugo - Hauteville House à Guernesey, Album Philippe Asplet, fol. 7. — Le Barbier de Lille, Lille, 1843-1846, in fol. par Bianchi, Fémy, Testelin. — Le Messager du Nord, Journal démocratique du département du Nord, 26 mai 1846-4 décembre 1851, Lille, in-fol., tri-hebdomadaire, puis hebdomadaire et quotidien. — L’Écho du Nord, Lille, in-fol., quotidien, du 13 août 1819 aux années 1880. — Le Progrès du Nord, Lille, in fol., quotidien, années 1860. — H. Verly, Biographie lilloise, Lille, 1869, p. 14 et 15. — G. Lepreux, Nos journaux, Douai, 1896. — A.-M. Gossez, Le département du Nord sous la Deuxième République, 1848-1851. Étude économique et politique, Lille 1904, p. 107 et p. 307. — A.-M. Gossez, « Un procès pour introduction frauduleuse de livres prohibés à Lille en 1853. », La Révolution de 1848, t. IV, n° XXIII, nov.-déc. 1907. — I. Tchernoff, Le Parti républicain au coup d’État et sous le Second Empire, Paris, Pedone, 1901, rééd. 1906, p. 259. — J. Gaumont, Histoire générale de la Coopération en France, t. I., Paris, Fédération Nationale des coopératives de consommation, 1924. — Michel Aubert, La presse lilloise pendant l’année 1848, Diplôme d’études supérieures, Lille, 1946. — Mariem Fredj, « Alphonse Alexandre Bianchi (1816-1871). Question sociale et internationalisme », Revue du Centre d’histoire du XIXe siècle, n° 3, 2015. — Thomas C Jones, « Rallier la république en exil. L’Homme de Ribeyrolles », dans : Thomas Bouchet éd., Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théories et expériences, 1825-1860, Paris, La Découverte, 2015, p. 348-360. — Notes de Gauthier Langlois.

ICONOGRAPHIE : Carricature par Boldoduc, archivée par la Bibliothèque municipale de Lille. Reprise dans l’ouvrage de J.-P. Visse, La Presse du Nord et du Pas-de-Calais au temps de l’Écho du nord (1819-1944), Presse universitaire du Septentrion, 2004. Communiqué par Geoffroy Huet.

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