DESCHAMPS Frédéric [DESCHAMPS Charles, Frédéric]

Né le 8 mai 1809 à Rouen, mort le 8 décembre 1875 à Rouen. Riche propriétaire et avocat démocrate à Rouen. Commissaire du Gouvernement provisoire à Rouen à la fin de février 1848, aucun autre dans la France entière ne bénéficia de la part de la classe ouvrière d’une pareille confiance. Son échec aux élections à la Constituante provoqua l’émeute de Rouen des 27 et 28 avril, ainsi que l’émeute d’Elbeuf du 28.

La famille Deschamps possédait, entre autres, une île de la Seine qui portait son nom. Frédéric se classa d’emblée parmi les beaux esprits de Rouen — il faisait des vers et des pièces de théâtre, dont certaines ont affronté la scène — et parmi les grands avocats d’une ville qui en avait compté d’illustres. Sur ce plan, dans sa génération, il n’avait d’autre rival que Senard. Sous la monarchie de Juillet, tandis que Senard représentait au barreau de Rouen, où chacun avait sa couleur politique, l’opposition dynastique, Deschamps évoluait vers la démocratie et vers le socialisme.

En 1847, Deschamps songeait à lancer à Rouen une feuille démocratique. À la fin de l’année, il refusait de participer au banquet réformiste de l’opposition dynastique. En compagnie de ses amis Félix Avril* et Buchet-Bellanger*, il écrivait dans la lettre de refus rédigée par la réunion des « démocrates » de Rouen : « Quel peut être, même sur la question de la réforme électorale, le produit d’une réunion d’éléments hétérogènes dans laquelle viendraient se coudoyer la gauche dynastique et la démocratie ? [...] Il y a opposition profonde et viscérale [...] Nul ne peut être assez aveugle aujourd’hui pour croire que, dans l’esprit de ceux qui dirigent ces démonstrations, il existe une volonté sérieuse d’étendre jusqu’aux classes appelées inférieures l’égalité des droits, l’égalité d’éducation, l’égalité devant le travail. »

Les positions étaient prises. Contre Deschamps démocrate-socialiste, au début de la Seconde République, Senard représenta la République formelle des républicains du lendemain.

Et même, Deschamps allait plus loin. Il s’efforçait, conjointement, de ramener l’ordre en mettant un terme aux manifestations populaires spontanées et désordonnées, aux sabotages (des chemins de fer, par exemple), et aux grèves, et en donnant le plus de satisfactions possible aux revendications de salaire, de diminution de la durée de la journée de travail ou de limitation des abus du système des amendes. Quand il n’accordait rien de précis, il laissait l’espoir d’une solution prochaine. Aussi fut-il salué par toute la classe ouvrière de Rouen et des vallées voisines, accablées par le chômage et la misère, comme une espèce de sauveur.

De partout arrivèrent les adresses d’ouvriers de tous les métiers exposant leurs problèmes et demandant son appui pour une solution. Exigences toujours raisonnables exprimées en termes modérés, mais faisant généralement allusion sur le plan politique au bonheur de vivre en République et avec un tel commissaire du Gouvernement provisoire. Car Deschamps intervenait souvent entre les salariés et le patronat, dans le sens indiqué par les salariés, et naturellement ces interventions et leur succès amenaient de nouvelles corporations à solliciter la médiation du commissaire du Gouvernement provisoire.

En se reportant à la liste des noms ci-dessous et à ceux auxquels ils renvoient, on aura une idée de la popularité de Deschamps. Encore convient-il d’ajouter que les noms des seuls mandataires, rédacteurs de textes, collecteurs de signatures ou premiers signataires ont été retenus, sauf exception en ce qui concerne les femmes parfois, et que le total des personnes touchées atteignait en fait plusieurs milliers :

Voir Barbé J.*, Beauvais L.*, Bourgeois* (charpentier d’Elbeuf), Cartigny*, Chervoutier E.*, Decellier*, Deleau E.*, Duval*, Eutrope*, Fouré*, fille Gotton*, Goupil aîné*, Guffroy*, Hotot V., James, (tailleur d’habits), Lolivrel*, Matiffat jeune*, Marie Ménielle*, Pariset*, Potien J.*, Potievin*, Quesné L.-H.*, Roger E.*, Rosée*, Saint-Pierre M.*, femme Turquier*, Vauchel*, Viel L.-J.*

Il n’est pas possible de ne pas attribuer à Deschamps une initiative et une part dans la rédaction d’un texte d’ordre à la fois social et politique qui fut imprimé sur beau papier blanc d’une allure officielle, et sur le caractère officieux duquel il n’y avait pas à se tromper, quand il était présenté à la signature des ouvriers. Ce texte était une lettre au « Citoyen Deschamps [...] vous qui avez toujours défendu les droits de la classe ouvrière », qui se terminait par les « salutations fraternelles » des signataires ouvriers.

Le passage le plus saillant en était : « Nous vous demandons qu’il nous soit permis de nous réunir par corps d’état, sans cependant cesser nos travaux, afin de discuter nos intérêts et rédiger nos requêtes, que vous aurez l’obligeance de transmettre au Gouvernement républicain ; car nous voulons, de toute la puissance de notre âme, et avec toute la force de notre énergie, que les machines qui, jusqu’à présent, n’ont été faites qu’au profit des maîtres, concourent au soulagement des travailleurs. Nous voulons une augmentation de salaire, une réduction d’heures de travail, c’est-à-dire que nous voulons que la journée soit fixée à dix heures, que le marchandage n’existe plus, et que les heures après la journée et le dimanche soient supprimées, ce qui permettra que tous les travailleurs soient occupés ; mais, nous le répétons, nous le voulons par la pacification, par la persuasion, et non par la force. »

Tout se passa alors comme si, sur cette raisonnable plate-forme d’entente entre la classe ouvrière et la République, se constituaient des groupes de soutien du commissaire Deschamps, une sorte de « parti » groupant les deux à trois mille signatures apposées au bas des 19 formules remplies qui subsistent dans les papiers de Deschamps, et plus encore, sans doute, car il n’y a aucune raison de penser que toutes les formules remplies ont été conservées.

Les 152 noms ci-dessous sont simplement ceux des ouvriers qui ont fait circuler la formule dans l’atelier et qui ont signé en premier :
Amatin*, Andreson*, Anquetin*, Aubé, Auché*, Babeaud J.*, Bagat*, Baillemont fils*, Barassin*, Barbé F.*, Baril*, Baron P.*, Baudot*, Bellest*, Bichot*, Bideault*, Bidot*, Billard (fileur)*, Billard (modeleur)*, Binet C.*, Binet H.*, Bizot, Blondel*, Bocquet (de Saint-Sever)*, Boulard*, Boulard G.*, Boulenger*, Bourgeois J.*, Boutigny, Boutin*, Bouviers*, Brenant J.-B.*, Brulan B.*, Canu*, Carbonnier aîné*, Carson*, Caudron*, Challot aîné*, Chandelier F.*, Charles*, Chaumont*, Cherfils*, Cœur-dassier*, Coignard*, Condor E.*, Cornet*, Corruble*, Cresson P.*, Cretot*, Croisant*, Croisel-Lambert*, Cuirot Ch.*, Dauvergne*, Davy*, Debon*, Delacroix*, Delamare*, Delaunay*, Dervaux*, Desforge*, Desmont E.*, Desurmont A.*, Deturpin*, Devis J.*, Dieppedalle*, Doré*, Dubon*, Dubourg*, Dubruille*, Duché*, Duchène*, Ducourt*, Dufour*, Eveillard*, Fossard G.*, Foucher*, Fouray*, François*, Friche L.*, Gallot*, Giffard*, Girard*, Godet*, Gogain*, Gondré*, Groult*, Hardy A.*, Hauchemaille frères*, Hénault*, Hubert A.*, Hugé*, Jary L.*, Jolliot*, Jourdain*, Journiac*, Laguette*, Lambert*, Lamotte*, Langlois*, Langlois (fileur)*, Langlois fils*, Larchevêque*, Laurent L.*, Laville*, Léchevin*, Leclerc*, Leclerc* (atelier de construction), Lefrançois P.*, Lemare*, Lenormand*, Le Normand*, Leroy*, Leroy R.*, Lestoquoit*, Lesueur*, Lieury*, Locard*, Lucet*, Lucet L.*, Machet*, Marchand*, Masse*, Masson*, Maurice*, Maurouard*, Meyllié C.*, Morel*, Morel* (modeleur), Noyer*, Payel*, Pernet J.*, Perron*, Picquenot*, Piquefeu H*., Plançon*, Régnier*, Renault*, Renout*, Riberprey*, Richard*, Riffard*, Sanson*, Savaroc F.*, Savin H.*, Schneider*, Simon J.*, Tillé*, Turquetin*, Vanier*, Vaucher*, Viel E.*, Windel P.*, You*.

Comment, dans ces conditions, les ouvriers de Rouen et des environs n’auraient-ils pas cru impossible l’échec de Deschamps aux élections à la Constituante ? Comment auraient-ils pu supposer que la liste de Senard*, qui comptait des ouvriers et qui en fit élire, allait triompher, et de manière aussi éclatante ? L’annonce de la probabilité de l’échec de Deschamps suffit pour jeter la foule ouvrière dans la rue, le 27 avril au matin, et pour déchaîner l’émeute le soir. Voir Durand-Neveu*.

Frédéric Deschamps, durant ces deux journées, s’était vainement employé à ramener le calme autour de l’Hôtel de Ville, puis à prêcher la conciliation devant les barricades. Tel l’apprenti sorcier, il semble bien avoir été débordé et effrayé par les forces ouvrières qu’il avait déchaînées. Sa grande carrière politique était en tout cas terminée.

Au barreau de Rouen où il avait été élu bâtonnier dès 1842, il recommença à briller. Bâtonnier en 1854, et demeuré républicain, il faisait aux stagiaires un discours sur le serment des avocats sans allusion perfide au serment politique exigé des élus sous l’Empire. Mais peut-être fallait-il comprendre que si le serment professionnel avait une valeur, il n’en était pas ainsi du serment politique ? Ce serment politique, d’ailleurs, Deschamps le prêta pour être installé par le préfet de la Seine-Inférieure comme conseiller général ; à la différence de Senard qui s’y refusa.

Toujours bâtonnier en 1869, il parla des droits de l’homme, et son discours était ouvertement républicain, sans aucune nuance démocratique. Il évoquait 1789 avec ferveur, mais flétrissait la Terreur. Les allusions à l’Empire étaient multiples : « Les plébiscites et les sénatus-consultes qui ont successivement déplacé les pouvoirs échappent à mon sujet. » « S’agit-il du droit de réunion, objet d’une loi récente, et qui, faute peut-être d’un exercice quelconque pendant de longues années, semble n’avoir encore produit que des fruits amers ? » Il citait Benjamin Constant : « À partir de la Constitution de l’an VIII, le peuple de Constantinople ne fut plus seul à être représenté par des muets. » Il célébrait enfin les cinquante ans de barreau de Senard, « excellent confrère, camarade et ami », comme s’il ne s’était rien passé entre eux que d’anodin en 1848.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article29890, notice DESCHAMPS Frédéric [DESCHAMPS Charles, Frédéric], version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 13 janvier 2022.

SOURCES : Arch. Dép. Seine-Maritime, série M non classée, liasse de 121 pièces intitulée Fabriques, Ouvriers (= papiers Deschamps — les pièces visées sont numérotées de 66 à 104). — Les Démocrates de Rouen..., in-4°, 2 pp., 1847, (Bibl. Nat., Lb 51/4398). Discours prononcé par M. Frédéric Deschamps, bâtonnier de l’Ordre des avocats près la Cour impériale de Rouen, à l’ouverture des conférences le 28 novembre 1854, in-8°, 24 pp. (Bibl. Nat., Fp/3466). — Discours prononcé... le 25 novembre 1859, in-8°, 24 pp. (Bibl. Nat., Fp/4307). — Mm M.-N. Oursel, Nouvelle Bibliographie normande. — André Dubuc, « Frédéric Deschamps, commissaire général de la Seine-Inférieure (février-mai 1848) », communication pour le Congrès international du Centenaire de 1848. — André Dubuc, « Les Émeutes de Rouen et d’Elbeuf », Études d’Histoire moderne et contemporaine, t. II, 1948.

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