Par Philippe Darriulat
Né le 6 janvier 1820 à Paris, mort le 24 avril 1856à Paris ; ouvrier corsetier ; chansonnier républicain.
Né à Paris dans une famille « pauvre », il passe son enfance passage Saucède qui joignait la rue Saint-Denis à la rue du Bourg-l’Abbé et fut détruit lors du percement de la rue de Turbigo. Scolarisé jusqu’à l’âge de 12 ans, il entre en apprentissage à sa sortie de l’école et devient coupeur de corsets. D’après Bachimont il fréquente très tôt les goguettes et commence à faire des rimes dès sa seizième année. Trois ans plus tard il connaît son premier succès avec La Fête à Champeaux, mais il se spécialise surtout dans les chansons relatant une épopée historique, son plus grand succès dans ce registre étant Le Vengeur qui servit de base à une pièce représentée en 1868 au Châtelet. Pendant la monarchie de Juillet on le trouve dans de nombreuses goguettes et notamment les Enfants du Temple, où il se lie à J.-C. Custine, et Au sacrifice d’Abraham où il présente Le Bataillon de Moselle, une chanson pour laquelle une musique originale a été écrite par Darcier qui l’interprète au Café de France, boulevard Bonne-Nouvelle. Son nom est cependant surtout associé à la goguette des Animaux, fondée au début des années 1840, dont il est le président et l’animateur. Cette société incarne durablement la « goguette militante » opposée aux sociétés apolitiques. Les chahuts organisés par les amis de Gille aux Enfants de la goguettes et surtout les violentes disputes qui opposent les Animaux aux Insectes que préside Emile Durand de Valley, rédacteur en chef de l’Écho lyrique, agitent le petit monde des sociétés chantantes parisiennes en 1843. En 1844 Gille propose avec Charles Regnard – un chansonnier qui publie l’année suivante un recueil de poésie et se rallie ultérieurement à Louis-Napoléon – La Chanson de nos jours. Chansons populaires contemporaines. Il s’agit de petits recueils disponibles par livraisons puis reliés au bout de vingt numéros afin de présenter des volumes de chansons « en cours de vogue dans les sociétés chantantes ». Deux tomes, virent le jour. Charles Gille y est de loin le chansonnier le mieux représenté avec quelques refrains politiques – « Souvenirs », « La plume et le marteau », « Paris espère » - d’autres, plus nombreux, assez violemment anticléricaux – « Grand concile », « Les Murmurateurs », « Faridondaine », « Un rapport de l’exempt de police Desmarais à M. de Sartine », « Rabelais », « Abjuration de Galilée » - ainsi que des chansons historiques, patriotiques et des complaintes sur les souffrances du peuple, comme la « Fille publique » ou la « Fête à Champeaux ». Il faut noter que plusieurs titres parlent aussi des goguettes et du travail de chansonnier – une chanson est même consacrée aux polémiques avec l’Écho lyrique – qui doit rendre ses auditeurs joyeux, malgré « les censeurs, les froids moralistes », tout en l’instruisant : « Courrez donc à la goguette/ Joyeux faiseurs de chansons,/ Dans un coin l’amour vous guette,/ Le peuple attend vos leçons ;/ Mais faites qu’il utilise/ Les instants qu’il y perdrait,/ Et que l’ouvrier s’instruise/ Aux refrains du cabaret » (« Histoire de la chanson »). Les convictions républicaines et sociales des membres des Animaux ne tardent pas à attirer l’attention des services de police, un sergent de ville « en habit bourgeois » est même chargé de suivre Charles Gille. Les 8 et 29 janvier 1847, un commissaire dissout la goguette qui se tenait rue de l’Ours sous prétexte qu’elle réunit plus de vingt personnes. Des chansons qui semblent « avoir une couleur politique assez hostile » sont saisies (Le doyen des chauffeurs, Conseils aux Espagnols, Arrêté de M. le préfet de police à MM. les mouchards). Le 8 mai, Gille comparaît en correctionnel en compagnie des autres membres du bureau des Animaux : le graveur Fontelle, le lapidaire Bretuiot, l’ex-écuyer Labussière, le chaussonnier Jacquemin, l’opticien Le Prévost, le cordonnier Bulot et le marchand de vins Marie. Gille et Jacquemin sont condamnés à 2 mois de prison et à 50 francs d’amende, Fontenelle à trois mois et 50 francs et les autres à 8 jours et 14 francs (Gazette des tribunaux, 9 mai 1847). Lors des journées de février 1848, Gille combat sur les barricades, multiplie, avec un certain succès, les refrains engagés – notamment les Accapareurs – et participe à tous les recueils des auteurs de la gauche républicaine ou socialiste, notamment La Voix du peuple ou les républicaines de 1848 et le Républicain lyrique. Il y fait preuve d’une forte sensibilité sociale – Les Mineurs d’Utzel –, d’une évidente sympathie pour les insurgés de juin 1848 – Les Tombeaux de juin –, d’une très forte antipathie pour la bourgeoisie – La République bourgeoise, La carte à payer - et d’une violente opposition à Louis-Napoléon Bonaparte – Les Trois chapeaux. Son amitié pour Marc Caussidière, lui permet même de devenir lieutenant de la garde nationale. Après la chute de l’éphémère préfet de police, il se retrouve sans travail et sans revenus. Il se met alors à donner des cours de grammaire à des ouvriers auxquels il diffuse ses convictions démocrates-socialistes. Sous l’Empire il vit dans le plus grand dénuement et publie quelques chansons dans des recueils de Louis-Charles Durand. Il se suicide par pendaison le 24 avril 1856, sa compagne, une ancienne prostituée, découvre son corps. Vinçard qui n’apprécie guère Gille – il le trouve très vaniteux – pense que la déception suscitée par le refus du Théâtre français de retenir une pièce de sa composition, explique son geste. Charles Gille reste cependant une figure emblématique du petit monde des goguettiers, tous ses confrères parlent de lui comme l’un des meilleurs représentants des chansonniers de la monarchie de Juillet et de la deuxième République. Ses opinions très marquées du côté de l’extrême gauche républicaine en font un modèle du chansonnier politique de cette période. Après sa mort, Charles Colmance, un auteur aux convictions bien moins affirmées, lui consacre une chanson : « Tandis qu’on prônait à la ronde,/ Et la dîme et le bon plaisir ;/ Il regardait tourner le monde,/ Avec les yeux de l’avenir.// Il voyait au travers d’un prisme,/ Se régénérer l’univers ;/ De l’autel et du despotisme,/ Il avait prévu les revers ;/ Sa muse en ressources féconde,/ Bravant le courroux d’un vizir,/ Avait lu les destins du monde,/ Avec les yeux de l’avenir.// (…)Bien que l’intolérance ne gronde,/ Honneur au poète, au martyr !/ Qui vit la liberté du monde,/ Avec les yeux de l’avenir. »
Par Philippe Darriulat
ŒUVRES : Chansons réunies pour la première fois, précédées d’une préface-notice par Eugène Baillet, Paris, L. Labbé. — La République clandestine (1840-1856), les chansons de Charles Gille, édition critique réalisée par Herbert Schneider, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2002. — avec Charles Regnard, La Chanson de nos jours. Chansons populaires contemporaines, Paris 1844, second volume, Paris, Eyssautier, 1844.
SOURCES et bibliographie : AN ABXIX 717 (collection Bachimont). — BNF, fonds Gustave Fréjaville, GF XI (13). — L’Écho lyrique, journal littéraire, artistique, théâtral et chantant, paraissant le dimanche, 1843. — Henri Avenel, Chansons et chansonniers, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1890. — Eugène Baillet, De quelques ouvriers-poètes, biographies et souvenirs, Bassac, Plein-chant, 1994 [1898]. — Marius Boisson, Charles Gille ou le chansonnier pendu (1820-1856), histoire de la goguette, Paris, Peyronnet, 1925. — Robert Brécy, « Charles Gille, le plus grand des chansonniers révolutionnaires », dans La Pensée, 1958, 77, p. 71-79. — Robert Brécy, La Chanson de la Commune, chansons et poèmes inspirés par la Commune de 1871, Paris Les Editions ouvrières 1991. — Thomas Bremer, « Le chansonnier comme franc-tireur, Charles Gille et la chanson politique pendant la deuxième moitié de la monarchie de Juillet », dans Dietmar Rieger, La Chanson française et son histoire, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1988, p. 167-192. — Charles Colmance, « Charles Gille », dans Chansons de Charles Colmance. Œuvres complètes, Paris, Vieillot, 1862. — Philippe Darriulat, La Muse du peuple, chansons sociales et politiques en France 1815-1871, Rennes, PUR, 2010. — Pierre-Léonce Imbert, La Goguette et les goguettiers, étude parisienne, 3ème édition, Paris 1873. Joseph Lavergne, La Muse plébéienne, tome 1, Paris 1856. — Alphonse Leclercq « Les Goguettes d’autrefois » dans Les Échos parisiens, artistiques et littéraires, n°3, 5 et 7, 1ère année, juin, juillet et août 1873. — Jacques Rancière, « Le bon temps ou la barrière des plaisirs », dans Les Révoltes logiques, n°7, printemps-été 1978, pages 27-66. — Vinçard aîné, Mémoires d’un vieux chansonnier saint-simonien, Paris E. Dentu, 1878. — Jean Prugnot, Des voix ouvrières, Plein chant, 2016.