JEANNE-LA-NOIRE [ESTABLET Jeanne dite]

Par Rémy Cazals et Gauthier Langlois

Née vers 1736 à Caux (act. Caux-et-Sauzens, Aude), guillotinée le 27 décembre 1792 à Carcassonne (Aude) ; journalière. Victime de la misère, elle participa aux grandes émeutes audoises de la faim de l’été 1792. Marginale à la vie scandaleuse, elle fit un coupable idéal et l’une trois victimes de la Réaction dans l’Aude. Des fictions romantiques lui inventèrent une légende noire et en firent la « passionnaria » des émeutiers.

Le supplice de Jeanne la Noire
Le supplice de Jeanne la Noire
Vision romantique de l’exécution de Jeanne la Noire et ses complices. Gravure publiée dans la Mosaïque du Midi, 1840.

La personne de Jeanne-la-Noire ne fait qu’une apparition fugitive et sanglante dans l’Histoire, associée à l’émeute du 17 août 1792. Avant 1993 on ne savait presque rien d’elle au plan individuel : journalière, veuve, habitant Carcassonne. Mais Henry Tassy a pu, principalement grâce à des archives judiciaires, reconstituer son parcours qui témoigne des difficultés sociales et économiques d’une femme de condition modeste. En voici un résumé.

Jeanne Establet vit le jour à Caux, petit village céréalier situé à une lieu de Carcassonne. Elle était la troisième des quatre enfants du brassier Joseph Establet et de Jeanne Cambou. Sa mère mourut quand elle avait six ans et son père ne se remaria pas. En 1759 elle eut un enfant naturel dont la paternité fut attribué par la justice au fils du forgeron de Bram, Bernard Bastouil. L’enfant mourut au bout d’un mois et Jeanne vint alors chercher du travail à Carcassonne. Elle devint servante chez divers particuliers dont le riche bourgeois Jean Avar. Elle vivait alors chez sa jeune sœur, épouse d’un tisserand de draps de la manufacture royale de la Trivalle. C’est là qu’elle rencontra un garçon teinturier qui lui promit le mariage mais l’abandonna à l’annonce de sa grossesse. La future mère chercha alors l’anonymat en s’installant dans la ville basse. Le 15 août 1765 une querelle de voisinage l’opposa à son voisin, le boucher François Bez. Des propos outrageants furent échangés de part et d’autre. « Putain, double putain, putain de tout le monde, maquerelle qui a fait noyer cinq enfants ». A quoi Jeanne répondit : « Fripon, coquin qui a eu la vérole, qui est un putassier qui a tué sa femme ». S’en suivit un pugilat au cours de laquelle Jeanne eut le dessous. Elle porta plainte mais finit par trouver un arrangement financier avec son agresseur et déménagea.

Jeanne n’avait pas déclaré sa grossesse comme la loi l’obligeait sous peine de mort pour les femmes non mariées. Cependant son état devenait évident. Elle fut donc inquiétée par la justice. Le procureur s’en tint cependant à une déclaration sous serment de « veiller à la conservation de son fruit et de lui faire administrer le sacrement du baptême ». L’enfant naquit le 24 décembre mais mourut le 30. Jeanne poursuivit alors sa carrière de servante et sa vie amoureuse. En 1769 elle prit pour amant un jeune homme de bonne famille, âgé de 17 ans, fils d’un huissier. Elle n’hésita pas cette fois à se déclarer enceinte des œuvres de son amant auprès des autorités. L’affaire se conclut par un arrangement à l’amiable. L’enfant vint au monde à Caux le 2 juin 1770, et fut baptisé François, né de père inconnu. La mère l’éleva pendant six ans jusqu’à sa mort à Carcassonne en 1776.

Le 11 février 1779, en l’église Saint-Vincent de Carcassonne, Jeanne épousa Antoine Dufis, garçon affineur de drap. Orphelin et illettré, il avait été dépouillé de son héritage par son beau-père puis avait été sept ans sous les drapeaux. Grevé de dettes envers son arnaqueur de beau-père, ce n’était pas un beau parti. Mais Jeanne n’était de son côté pas de toute première fraicheur. Le couple resta sans descendance et Antoine, de santé fragile, mourut en 1784 à l’âge de 37 ans.

Le registre de capitation de 1787 nous apprend que Jeanne était à cette date blanchisseuse et qu’elle payait la contribution fiscale la plus basse de la ville. Néanmoins c’était la seule des indigentes à être imposée, ce qui fit sans doute naître chez elle une rancœur envers Antoine Mariane, le teneur du rôle de capitation et l’une des deux victimes des émeutes de 1792.

L’événement auquel Jeanne fut mêlée trouve sa place dans le grand conflit de l’époque entre une bourgeoisie commerçante enrichie par l’exportation des blés et le peuple attaché à une simple survie qui passait par le bas prix des grains. Grâce aux nouvelles routes du XVIIIe siècle, les négociants drainaient la grande production lauragaise vers le Canal, artère principale en direction du Bas-Languedoc. L’administration hésitait entre libéralisme et interdits. Le Parlement de Toulouse, soutenant les intérêts des négociants et des grands propriétaires, s’attira cette réflexion du ministre Terray : « On croirait qu’il préfère l’augmentation du revenu des riches à la faculté de subsister des pauvres. » À plusieurs reprises, notamment en 1773-1774, en 1789-1790, des convois de blé furent pillés, des émeutes obligèrent les pouvoirs publics à des distributions à bas prix. La population de la Cité de Carcassonne, pauvre et réduite à la dernière extrémité par la profonde crise de la draperie, se trouvait toujours aux premiers rangs. Les « séditieux » échappaient à la répression « en se réfugiant dans la Cité, dont ils ferment les portes pour empêcher la main-forte, quelque nombreuse qu’elle soit, d’aller les saisir », si bien qu’après ce constat, le Directoire du département délibéra à l’unanimité, le 24 septembre 1790, de demander au roi et à l’Assemblée nationale la démolition des murailles de la Cité.

En août 1792, le prix du pain ayant monté dans de fortes proportions, et les négociants de Castelnaudary, tel Galabert, continuant à exporter de grandes quantités de blé vers la Provence, des attroupements se formèrent autour du Canal. La population des villages de la Montagne Noire, avertie par des émissaires, descendit, officiers municipaux en tête. On bloqua au port du Fresquel un grand convoi de barques. L’administration départementale, au sein de laquelle le procureur général Verdier, partisan du libéralisme économique, avait déjà été pris à partie, tergiversa. Des meneurs hostiles à la Révolution et à sa politique religieuse, excitaient les esprits. Tout cela mit le feu aux poudres. Au cours de l’émeute, Mariane et Verdier furent tués, des maisons furent pillées, les barques vidées de leur cargaison. Lors du procès des émeutiers, en décembre 1792, Jeanne Establet, dite Jeanne Négro, fut accusée de provocation à l’attroupement et de complicité dans le meurtre des citoyens Mariane et Verdier. Elle se défendit, déclarant « qu’allant faire un fagot hors la porte des Carmes de cette ville, elle fit rencontre d’un attroupement qui la fit marcher avec lui à l’effet de lui indiquer le lieu des séances du département, mais qu’elle ne contribua ni à l’assassinat de Verdier ni aux enfoncements et enlèvements qui furent commis ». Le jury reconnut coupable Jeanne-la-Noire et ses deux co-inculpés, Jean Chanard, journalier à Villemoustaussou connu pour des vols, et François Boyer, dit Paillasse, jardinier à Marseillette. À l’évidence ces trois accusés n’avaient pas l’envergure nécessaire à être les meneurs de l’insurrection survenue dans la ville. Mais ces marginaux, rejetés par la société, faisaient des coupables idéaux, des boucs émissaires permettant d’éviter de chercher d’autres responsabilités. Ils furent donc condamnés à mort et exécutés, vraisemblablement le 27 décembre 1792, sur la place des Halles. Ainsi se termina, à l’âge de 56 ans, la vie de galère de Jeanne-la-Noire.

Mais Jeanne eut une postérité littéraire. Le souvenir de cette femme aux mœurs scandaleuses, son surnom évocateur et sa fin dramatique demeuraient dans les mémoires. Un jeune auteur à succès carcassonnais établi à Paris, Édouard Ourliac, en fit l’objet d’un de ses premiers romans. Cette fiction romantique, publiée en 1832 ainsi qu’un article d’un carcassonnais établi à Toulouse, Adrien Génie (1840), allaient faire de Jeanne Establet une étrangère basanée, une femme sauvage, « général-en-chef » de l’émeute, responsable du sang versé.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article32781, notice JEANNE-LA-NOIRE [ESTABLET Jeanne dite] par Rémy Cazals et Gauthier Langlois, version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 5 mars 2021.

Par Rémy Cazals et Gauthier Langlois

Le supplice de Jeanne la Noire
Le supplice de Jeanne la Noire
Vision romantique de l’exécution de Jeanne la Noire et ses complices. Gravure publiée dans la Mosaïque du Midi, 1840.

SOURCES : Arch. Dép. Aude, L 97, p. 203, les murailles de la Cité et L 235 f. 78-81, le procès. — Édouard Ourliac, Jeanne-la-Noire, 1832. — Adrien Génie, « Une émeute à Carcassonne en 1792 », La Mosaïque du Midi, 1840, p. 82-88. — A. de Gain, La Révolution dans l’Aude. L’émeute du 17 août 1792 à Carcassonne, Carcassonne, Roudière, 1911. — Rémy Cazals, Autour de la Montagne Noire au temps de la Révolution, CLEF 89, 1989. — Rémy Cazals, Les Audois, Dictionnaire biographique, sous la direction de Rémy Cazals et Daniel Fabre, Carcassonne, 1990. — Henri Tassy, « Le soulèvement populaire du mois d’août 1792 dans le district de Carcassonne », Bulletin de la Société d’études scientifiques de l’Aude, tome XCIII, 1993, p. 87-96.

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