LANGE François, Joseph, dit L’Ange

Par Notice revue et complétée par René Lemarquis

Né vers 1743 en Alsace dans le ressort de Kehl selon les documents relatifs à son procès, mort exécuté le 15 novembre 1793. Théoricien présocialiste.

Né probablement à l’île de Kembs, F.-J. Lange fut élevé à Munster (Haut-Rhin actuel et non la capitale de la Westphalie comme l’a cru Jaurès), vint à Paris vers 1758 où il apprit le métier de peintre sur soie (dessinandier) et alla se fixer à Lyon (Rhône) pour y exercer ce métier qui le plaçait dans la hiérarchie sociale entre ouvriers et artistes. Frappé par l’invention de Montgolfier, il s’intéressa à la navigation aérienne et publia en 1785 et 1786 deux brochures sur les moyens de se diriger dans la haute atmosphère et d’employer les aéronefs dans des opérations militaires (« opérer un vide autour de l’aérostat dans le plan de direction, voilà tout le secret » écrivait-il ! Le secret subsiste...).
De 1789 à 1793 il participa à la vie publique. Il collabora au Journal de Lyon. Élu assesseur à la justice de paix en janvier 1791, officier municipal en décembre de la même année, il fut nommé en décembre 1792 juge de paix du canton de la Fédération (ci-devant Bellecour) dont il présidait le club. Pendant ces années il écrivit au moins neuf plaquettes consacrées surtout aux problèmes de subsistances et à l’élaboration d’un système cohérent de démocratie sociale. Étranger au Parti girondin-royaliste, il se sépara aussi du Parti montagnard de Chalier et fut attaqué des deux côtés. Il entra en conflit avec les sans-culottes et le tribunal de district cassa sa décision de juge de paix d’élargir un suspect. Demeuré en fonction à Lyon lors de la reprise de la ville par les contre-révolutionnaires il fut jugé après le retour des républicains, condamné à mort le 14 novembre 1793 par la Commission de justice populaire et exécuté le lendemain.
Si Jean Jaurès*, le premier, étudia les quelques brochures conservées à la Bibliothèque Nationale, il s’était efforcé, en vain, de découvrir un texte perdu (signalé en 1844 par le bibliographe Gonon qui en avait cité un passage) sur lequel reposait la réputation de l’Ange. Or ce texte ne fut retrouvé et étudié que vers 1970 par Fernand Rude. Dans la mesure où cet écrit de 1793 intitulé Remède à tout ou Constitution invulnérable de félicité publique reprend parfois intégralement des passages parus dans d’autres brochures, il permet d’analyser le système de l’Ange. L’auteur avait, en effet, entre 1789 et 1791 déjà élaboré un projet complexe de Constitution qui, pour sauvegarder les droits de l’individu refusait que la majorité impose sa volonté à la minorité. Il s’élevait contre la privation des droits civiques dont étaient victimes les citoyens passifs. Dans la plaquette de 1791, Du Citoyen, du Monarque et du titre II de la Constitution, il présente son projet de division de la France en groupes de cent familles ou centuries, dix centuries formant un canton, cinq cantons une commune avec une mairie, cinq communes un district et deux districts un arrondissement avec un Congrès. La réunion de tous les congrès constitue l’Assemblée nationale (ou Congrès Central).
La crise des subsistances dès 1792 devait amener l’Ange à donner à la centurie un caractère non seulement politique mais économique et social. (Jaurès pensait au contraire que la division en centuries provenait de cette crise des subsistances mais il n’avait pu connaître le texte de 1791). En juin 1792 donc, il présenta à la mairie de Lyon une brochure de 16 pages sur les Moyens simples et faciles de fixer l’abondance et le juste prix du pain. Des coopératives, réunies en une Compagnie nationale qui s’identifie à la nation elle-même qui fournit le capital d’un milliard huit cents millions de livres nécessaire à leur départ, construisent trente mille greniers et fournissent partout pain, blé et farine à un prix identique. Chaque grenier correspond à chacune des centuries. Les producteurs alimentent les greniers et viennent y payer en nature leurs impôts. On a pu trouver une parenté entre cette compagnie nationale et les greniers d’une part, et les projets de Charles Fourier d’autre part.
En 1793 la situation s’aggravant l’Ange se trouvait dans une situation complexe car s’il répudiait la violence des sans-culottes et il était amené idéologiquement à concevoir la possibilité d’une fin de la propriété individuelle du sol dans Remède à tout... qui reprend et précise des projets déjà présentés. Le passage cité par Gonon en 1844 — longtemps le seul connu de l’œuvre — a fait bien rêver : « Abstraction absolue sera faite de l’étendue de leurs possessions. Les lignes de démarcation seront invisibles sur la terre ; elles seront les mêmes que les lignes indicatives des degrés, tracées sur les bonnes cartes géographiques. » [Gonon avait ajouté le mot « des propriétés » à lignes de démarcation !] Certains ont pu affirmer que l’Ange pensait à une propriété commune, un regroupement collectif des propriétés individuelles. Jaurès y voyait plutôt l’idée d’un remembrement et J. Gaumont nota que ces « lignes de démarcation » pouvaient s’appliquer aux limites de circonscriptions administratives. Quant à l’abstraction de l’étendue des possessions, c’est un rappel de l’opposition au suffrage censitaire, l’égalité des droits politiques étant le principe unique et fondamental de la république.
Laissons de côté le schéma de l’organisation administrative, mécanisme très élaboré de la délibération souveraine, pour en venir au chapitre V qui contient une théorie de la valeur sur laquelle l’Ange base son système. Il distingue deux aspects de la valeur : « Toute valeur mercantile a deux termes : la production et l’usage, ou la valeur intrinsèque et la valeur arbitraire. »
Le premier aspect c’est le coût de la production : les frais indispensables que sont « les matériaux, outils, ateliers, logements, vêtements et nourriture des ouvriers, de leurs femmes et de leurs enfants » (l’Ange semble se prononcer ainsi pour une rémunération selon les besoins). Le second aspect correspond à la valeur d’usage, c’est-à-dire « la qualité des choses et le goût, ou les besoins des hommes et leurs facultés ». Différent de Marx* pour qui la valeur d’usage d’une chose est le fait qu’elle satisfait un besoin de l’homme, l’Ange ajoute avec le goût et les facultés des hommes des notions psychologiques et subjectives, se rapprochant ainsi du philosophe sensualiste Condillac. Cependant il considère que seule la valeur intrinsèque constitue la vraie valeur des choses, dont la seule base est les frais de production. Le travail est bien pour lui (comme pour A. Smith et Marx) le fondement de la valeur. Mais « ces frais de production [nous retrouvons ici le physiocrate] ne peuvent être pris que sur le superflu de l’agriculture en général », le blé étant considéré comme la mesure des valeurs, ayant seul une valeur fixe et invariable à condition qu’il soit à son « juste prix » (notion héritée des théologies médiévales) et rien ne pourra le hausser (maximum général des denrées nécessaires ?). Ce juste prix sera garanti par l’existence des 30 000 greniers d’abondance et le paiement des frais de transport des grains par le trésor public. Jaurès commente ainsi : l’excédent de blé non consommé par les propriétaires mis sur le marché vaut ce que l’ensemble des consommateurs peut le payer. Mais, en 1793, l’Ange ne croit plus que la liberté du commerce puisse permettre l’application de cette « règle d’estimation » et il en fixe les conditions : relevé détaillé des propriétés territoriales pour constater le revenu net de tout le territoire de la République sur lequel sera basé l’impôt territorial après déduction d’un vingtième " pour l’amélioration des biens-fonds ». Vendre à un prix excédent cette proportion serait un " abus criminel de la propriété ». Il s’agit donc d’un vaste plan de fixation des prix, salaires, ventes immobilières et loyers qui limite, sans le supprimer, le droit de propriété, rendant indispensable une certaine contrainte de l’État (analogie à un collectivisme étatique du type Babeuf* ?).
Le chapitre sur la subsistance reprend les passages essentiels des Moyens simples... de 1792 quant au rôle des centuries et greniers d’abondance. Jaurès y voyait « une riche combinaison d’éléments et d’idées que l’on pourrait appeler la coopération collectiviste ou le collectivisme coopératif ». Les trois derniers chapitres traitent de la bienfaisance civique (un trésor pour les pauvres est prévu), de la force publique, de l’impôt et de la délibération souveraine.
L’Ange apparaît donc comme un admirateur du Contrat Social qui veut la démocratie la plus directe possible grâce à la division en centuries. Celles-ci vont prendre, en se groupant autour du grenier d’abondance un caractère économique et social accentué par la crise des subsistances. Certes il ne touche pas au droit de propriété mais il ne le garantit pas non plus d’où l’ambiguïté du passage cité par Gonon sur l’effacement des limites. Par ailleurs, les récoltes et produits de l’agriculture sont socialisés. Est novatrice la théorie de la valeur formulée dans la règle d’estimation : en voulant supprimer, pour fixer la vraie valeur, la spéculation et le profit, en élaborant une expropriation partielle, l’Ange est bien un précurseur du socialisme moderne. Son socialisme, montre F. Rude, à la fois théorie associationniste et forme élaborée de la revendication du maximum, est aussi éloigné de celui de Babeuf que de celui de Fourier. S’il ne va pas jusqu’à « la refonte totale du système social » comme le pensait Jaurès, son projet annonçait un acheminement vers cette refonte.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article33267, notice LANGE François, Joseph, dit L'Ange par Notice revue et complétée par René Lemarquis, version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 20 août 2021.

Par Notice revue et complétée par René Lemarquis

ŒUVRES : L’Ange, œuvres. Introduction et notes par Paul Leutrat, Éditions Sociales, 1968.

SOURCES : P.-M. Gonon, Bibliographie historique de la Ville de Lyon pendant la Révolution française, Lyon, 1844, p. 206-207. — Félix Duhem, « Inventaire des écrits de L’Ange qui ont été conservés ou qui ont laissé une trace certaine » dans Bulletin du Bibliophile, n° d’août-septembre 1948. — Félix Duhem, François-Joseph L’Ange, sa vie et ses idées, 1743-1793. Étude suivie de recherches sur ses écrits et de l’entière reproduction de ceux qu’on possède d’après les exemplaires uniques de Lyon. Avec six figures, Thèse de droit de Montpellier résumée par son auteur dans les Annales historiques de la Révolution française, janvier-mars 1951, p. 38-47. — Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, rééd. d’Albert Mathiez, 1924. — Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France, 1924, (Tome I, p. 55). — Édouard Herriot, Lyon n’est plus, Paris, 1936. — Pour la comparaison avec Babeuf, voir Jean Dautry, « Georges Lefebvre et le babouvisme » dans Annales historiques de la Révolution française, janvier-mars 1960, pp. 47-56 (Numéro d’hommage à Georges Lefebvre). — L’essentiel de cette notice provient de Fernand Rude, « Du nouveau sur le socialisme de l’Ange. La découverte du Remède à tout ». Cahiers d’Histoire, Lyon, T. XV-3, 1970.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable