LÉCLUSE Charles, Désiré (ou LÉCLUZE Charles)

Né le 30 novembre 1836 à Ennetières-en-Weppes (Nord), mort à Paris le 6 avril 1894 ; correspondant des journaux Le Courrier français et La Coopération ; fondateur de plusieurs sociétés coopératives ; probablement membre de l’Internationale.

Fils d’un douanier français, Charles Lécluse quitta l’école vers neuf ou dix ans et entra commis chez Bayard, laitier à Comines (Belgique), puis apprenti filtier chez Hassebroucq frères, fabricants de fil à coudre à Comines (France).
En 1847, avant d’avoir achevé sa onzième année, il participa au mouvement provoqué par la misère des filtiers qu’aggravait l’introduction, chez le fabricant Reumaux-Villers, d’innovations techniques entraînant le licenciement de nombreux ouvriers et une réduction des salaires. Le mercredi 17 avril 1847, la manifestation qui groupait 500 à 600 ouvriers dégénéra en émeute : les filtiers assiégèrent la fabrique et la demeure de Reumaux-Villers, dépavèrent la rue et brisèrent les vitres. De nombreuses arrestations furent opérées dont celle de Charles Lécluse, qui fut condamné « à plusieurs mois de prison pour émission de billets tendant à la réunion ». (Arch. Dép. Nord, M 154/58 et M 620/12. — Le Messager du Nord et L’Écho du Nord, 18 avril 1847).
Après avoir purgé sa peine, le jeune Lécluse retrouva son emploi chez Hassebroucq. « Par son travail opiniâtre, il acquit [alors], par lui seul, une éducation et une instruction au-dessus de la moyenne » (rapport du commissaire de police de Comines au préfet, 12 octobre 1865). Puis il fit son service militaire, et devint caporal au 10e régiment d’infanterie de ligne. Il fut libéré le 31 décembre 1863 avec un certificat de bonne conduite (lettres de la Surveillance générale du territoire aux ministres de la Guerre et de l’Intérieur, 23 juillet 1870).
À vingt-neuf ans, Charles Lécluse, toujours chez Hassebroucq frères à Comines, a été promu « commis-écrivain avec un traitement de 1 500 à 1 600 francs », est marié, a trois enfants et « sa famille est proprement vêtue ». « Il est froid, calme, se domine, se montre fier, un peu prétentieux, entêté dans sa conviction ». Il est en relations avec Warin, « connu à Lille pour ses opinions démagogiques » et qui, représentant d’une filature lilloise, se rend tous les deux ou trois mois à Comines et notamment chez Hassebroucq à qui il livre du fil et achète du lin.
« Lécluse ne fréquente pas l’église ». Dans sa bibliothèque, il possède « des romans d’Eugène Sue, la critique du Christ, une Bible protestante, un Labienus (ouvrage interdit) » — il s’agissait des Propos de Labienus, de Rogeard — et, « encadrée, la litanie de Sainte Marianne », où on lit : « Des rois, des empereurs, des tyrans, des prêtres, des papes, délivrez-nous ! » On rapporte qu’en Belgique il aurait tenu ce propos : « Un temps viendra où l’ouvrier sera l’égal du patron et du riche ».
Lécluse « serait resté longtemps inconnu et inoffensif » si un habitant de Comines, l’ouvrier Sigier, n’avait, en mourant, laissé sept ouvrages que Lécluse lui avait prêtés ou vendus. Par le vicaire de la paroisse, la population fut informée de cette découverte et, de ce jour, Lécluse fut mis à l’index. Peut-être convient-il de voir là ce qui le détermina à quitter Comines pour s’installer à Roubaix.
Dans cette ville où il milita au triple point de vue coopératif, politique et syndical, Lécluse entra comme magasinier chez le fabricant Auguste Lepoutre. Le commissaire de police de Roubaix le présente alors ainsi : « Ouvrier d’une intelligence au-dessus de la moyenne, lit beaucoup de journaux [...] ardent travailleur et serviteur très dévoué de M. Auguste Lepoutre, son maître », qui le considère comme un homme non dangereux mais s’occupant « volontiers d’économie politique et sociale » (rapports du commissaire de police de Roubaix, 2 mai 1867, 20 juin 1868).

Le 22 octobre 1865, avec le concours financier de plusieurs patrons du textile, Lécluse fondait la Société coopérative de consommation de Roubaix, « pour combattre l’augmentation croissante du prix du pain et les falsifications nombreuses dont les aliments les plus usuels étaient l’objet ». Une centaine d’adhésions d’ouvriers et d’employés furent enregistrées. Boulangerie seulement à l’origine, la coopérative comporta, à partir de juin 1868, un service de charbon, puis, en novembre de la même année, une épicerie dont la vie fut brève et, ultérieurement, un service d’assurances contre l’incendie (cf. Arch. Mun. Roubaix F II CC 2 et Arch. Dép. Nord 456 M 41 — Journal de Roubaix, 19 mai 1867). Lécluse fut vice-président, puis gérant de la coopérative.
En 1868, Lécluse créait une seconde coopérative, purement ouvrière. Le 9 février, il avait présidé à Roubaix une conférence au cours de laquelle Benoît Malon, fondateur et administrateur de la société coopérative « la Revendication », de Puteaux, exposa les deux conceptions de la coopération ; l’une, « s’appuyant sur la démocratisation du capital, accepte la tutelle capitaliste qui, par la force des choses, devient un obstacle à l’émancipation réelle du travailleur, but et principe de la coopération » ; l’autre, au contraire, « proclame l’affranchissement des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes ». De cette réunion naquit la société coopérative des ouvriers et ouvrières de Roubaix, « l’Espérance », qui enregistra cinquante-deux adhésions et, en quelques mois, engloba 185 sociétaires. Elle fut d’abord constituée en société d’épargne pour réunir les fonds nécessaires à la création d’une boulangerie, puis d’une épicerie, et Charles Lécluse en assuma la présidence (Arch. Dép. Nord M 141 /84).
En décembre 1868, les deux sociétés comptaient au total huit cents coopérateurs, et Lécluse était correspondant pour Roubaix du journal La Coopération.
Sur le plan politique, dès son arrivée à Roubaix, fin 1865, Lécluse organisa de petites réunions d’amis « sous le titre de Société bibliophile. » Comme il l’expliquait le 10 avril 1867 à Chemalé, correspondant parisien de l’Internationale : « Nous avons pour prétexte une bibliothèque en cas de malheur » (Arch. Dép. Nord M 154/88). En mai 1867, un pli contenant des cartes et les statuts de l’Internationale fut intercepté par la police, mais un nouvel envoi, en juin, parvint à Lécluse qui, après une visite de Benoît Malon, fondait la section roubaisienne de l’Internationale — une douzaine de membres — dont le secrétaire fut Paul, Alexandre Philippe (Arch. PPo., a/439, pièces 5044 et 5499, lettre de Varlin à Aubry, 18 août 1867). Cependant, lors de l’émeute du 16 mars 1867 provoquée par l’introduction du travail sur deux métiers et l’aggravation des amendes frappant les ouvriers tisserands, il avait réprouvé les scènes de violence qu’il attribuait, comme les membres parisiens de l’Internationale, à l’« ignorance des ouvriers » qui « ont fait beaucoup de mal en pillant et incendiant », écrivait-il le 15 avril 1867. Il se porta néanmoins à l’aide des femmes et des enfants des dizaines d’emprisonnés et, le dimanche, il allait de famille en famille distribuer les secours grâce à la souscription (500 f de Paris, 50 f de Lyon) que l’Internationale avait lancée dans le Courrier français dont il était le correspondant pour Roubaix (Journal de Roubaix, 4 janvier 1872). On peut supposer que ces événements tragiques qui entraînèrent une centaine de condamnations (plusieurs centaines de mois de prison, onze ans de travaux forcés, quatorze ans de réclusion), incitèrent Lécluse à organiser les travailleurs pour faire leur éducation.
Le 23 septembre 1866, il avait été élu conseiller prud’homme et il réussit plusieurs fois à aplanir les différends qui avaient surgi entre patrons et ouvriers. Mais, en 1868, les relations entre l’administration et Lécluse se gâtèrent. Le 24 janvier, le ministre de l’Intérieur demandait au préfet du Nord des renseignements sur Lécluse, et, le 20 juin, le commissaire de police de Roubaix faisait, pour la première fois, un rapport nettement hostile : les journaux de Paris et des départements avaient accusé Lécluse d’être l’un des promoteurs des troubles de Roubaix en mars 1867, et l’on estimait qu’en mars 1868 il avait excité les ouvriers à se mettre en grève, sous le prétexte qu’on les faisait travailler plus de douze heures par jour. Bref Lécluse apparaissait au commissaire comme « un homme d’une profonde duplicité et d’une grande hypocrisie » (rapport du commissaire de police de Roubaix au préfet du Nord, 20 juin 1868).
À la même époque, en avril 1868, un conflit éclata au sein du conseil des prud’hommes, entre Lécluse et deux autres membres, à propos du renvoi d’un dessinateur par le fabricant Auguste Lepoutre, qui fut condamné par le conseil. Lécluse prit avec trop de véhémence, dans un cabaret, la défense d’Auguste Lepoutre et une plainte fut déposée contre lui. Le Journal de Roubaix, dévoué aux intérêts patronaux, le soutint en déclarant qu’il était dans le conseil « le seul homme utile et capable ». Finalement, Lécluse accepta de présenter ses regrets à propos de cet incident au secrétaire général de la préfecture (rapport du commissaire de police de Roubaix au préfet du Nord, 22 avril et 16 juin 1868 et lettre du secrétaire général de la Préfecture du Nord, 25 juin 1868).
En octobre 1868, par un vote acquis à une importante majorité, Lécluse était dépossédé de son titre de président de « l’Espérance », pourtant société ouvrière, « pour avoir essayé de recueillir, auprès des membres, des souscriptions » en faveur de Casimir Bigot, trieur de laine, âgé de cinquante ans, qui avait été condamné en septembre à un mois de prison et 100 francs d’amende pour introduction de journaux interdits, dont La Lanterne. Quelques mois plus tard, il était accusé de « détournements de fonds et d’abus de confiance ». Arrêté le 27 juin 1869 et incarcéré à Lille, il fut remis en liberté quinze jours plus tard « à la suite d’une ordonnance de non-lieu » (Journal de Roubaix, 23 juillet 1869). Mais la perquisition effectuée à son domicile avait permis de découvrir, outre une importante correspondance avec les sociétés coopératives de France et l’Association Internationale des Travailleurs, de nombreux ouvrages parmi lesquels Napoléon le Petit ; les œuvres de Danton, de Vergniaud, de Camille Desmoulins, de Mirabeau, de Voltaire, de Cabet, un portrait de Victor Hugo, des opuscules socialistes et, enfin, des statuts de l’Internationale (rapport du commissaire de police de Roubaix au préfet, 1er juillet 1869, Journal de Roubaix, 2 et 23 juillet 1869).
Dès lors, la police surveilla de près Lécluse et, le 21 juillet 1870, le commissaire de police de Roubaix demandait au préfet une gratification de trois francs par jour pour les services rendus par son agent secret « qui surveille Lécluse et ce qui se passe dans les ateliers de Roubaix ». Ceci n’avait pas empêché le militant de recruter des ouvriers dans les ateliers pour distribuer des bulletins « non » lors du plébiscite de mai. Son opposition à l’Empire se montrait en toutes occasions, et un rapport de police nous apprend que Lécluse, se trouvant au café-concert Voreux dans la Grande-Rue, à Roubaix, le 18 juillet 1870, alors qu’on chantait la Marseillaise, ponctua un « Vive l’Empereur », poussé par l’assistance, du « mot de Cambronne » lequel s’adressait infailliblement à Sa Majesté (rapport du commissaire de police de Roubaix, 19 juillet 1870).

Opposition à l’Empire, mais aussi, et en même temps, opposition au patronat ; et les idées de Lécluse sur ce point nous sont connues par une lettre-article du 9 mai qui parut dans La Réforme sociale, n° 17 du 29 mai 1870, sous le titre « Faits et gestes du monopole » :
« Roubaix — écrit Lécluse — possède dans son sein de nombreux établissements de peignage de laine, où les ouvriers, nous ne craignons pas de le dire, sont dans une situation pire que les criminels des travaux forcés ». Ces établissements qui emploient un nombre considérable de femmes sont considérés comme de véritables galères : la journée de travail commence à 5 h 1/2 du matin et se termine à 9 h 1/2 du soir (une heure est prévue au total pour les repas et la journée de travail effectif est donc de 15 heures). Ces établissements sont, à bon droit, qualifiés « d’abattoirs humains ». Les ouvrières y gagnent 17 centimes 1/2 par heure, soit 2,63 francs par jour. Ces ouvrières, qui n’ont appris que le catéchisme à l’école des sœurs, travaillent dès l’âge de dix ou onze ans. Mariées, elles ont vite de nombreux enfants (ordinairement quatre par famille) et « la misère fait son entrée dans la maison » ; la mère, insuffisamment éduquée, n’a pas eu le temps d’apprendre à coudre, à faire la cuisine et « le fléau de l’ignorance vient doubler la misère » ; le ménage ne peut boucler son budget, le mari accuse sa femme d’imprévoyance, et avec la discorde ne tarde pas à naître la débauche.
« Comment ne pas être indigné d’une pareille situation que de misérables écrivains, plumes vénales, osent trouver florissante ! Comment s’étonner de voir des ouvriers vouloir en finir au plus vite avec une pareille organisation, alors que dans l’atelier, pour compléter le tableau, on les traite comme des serfs qui subissent la plus violente atteinte à leur dignité, qu’ils sont insultés par ceux-là mêmes qui leur doivent leur fortune ! »
Lécluse évoque alors son action en tant que conseiller prud’homme et ses vaines protestations et réclamations auxquelles le procureur impérial de Lille a répondu : « Amenez-moi des ouvriers qui m’apportent leurs plaintes et je ferai poursuivre les patrons ».
« Conclusion : néant, écrit Lécluse, par la raison que les ouvriers qui oseraient porter cette plainte seraient non seulement chassés par le patron, mais ne trouveraient plus d’occupation dans la contrée ». « Un seul moyen d’en finir avec tous ces abus, c’est de former des corporations ou sociétés de résistance pour s’entendre sur les réformes que nous aurons à faire ». Prêchant d’exemple, Lécluse organisait les fileurs et multipliait à cette époque les réunions, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour constituer une « société syndicale » (rapport du commissaire de police de Roubaix, 6 mai 1870).

Bien entendu, Lécluse finit par ne plus trouver de travail. Il contracta un engagement dans l’armée (Arch. Mun. Roubaix F II GA 8 et 9) et, le 8 août 1870, se démit de ses fonctions au conseil des prud’hommes. Mobilisé, il aurait alors déclaré qu’il avait au moins deux balles dans son fusil, une pour l’Empereur et une pour le Prince impérial. Aussi les autorités inquiètes, le firent-elles envoyer au dépôt du 99e régiment de ligne, à Aix-en-Provence, où il fut surveillé.
Nous manquons d’informations sur le rôle que joua Lécluse sous la République et durant la Commune. Après ces événements, il ne revint pas à Roubaix, mais s’installa à Paris où il ouvrit une librairie, d’abord, 57, rue des Vinaigriers, Xe arr. puis aux Grandes-Carrières, 31, rue Lagille, XVIIIe arr., où il diffusait de la littérature ouvrière et socialiste. Lorsque Benoît Malon fonda en 1880 la Revue socialiste, Lécluse en fut le gérant.
Lécluse mourut à Paris le 6 avril 1894.
Voir Bonnel Charles, Castelain Jean, François, Duquesnoy Pierre, Leconte.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article33596, notice LÉCLUSE Charles, Désiré (ou LÉCLUZE Charles), version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 13 novembre 2019.

SOURCES : Arch. Mun. Roubaix F II CC 2 et F II GA 8 et 9. — Arch. Dép. Nord M 141/82 (copie de l’article de Lécluse, La Réforme sociale, 9 mai 1870), M 141/84, M 154/58, M 154/88, M 456/41, M 620/12. — Arch. PPo., B a/439.
Journaux : Le Messager du Nord et l’Écho du Nord, 18 avril 1847 ; Le Journal de Roubaix, 19 mai 1867, 2 et 23 juillet 1869, 4 et 5 janvier 1872 ; La Gazette des Tribunaux, mars-avril 1868 (procès de l’Internationale).
Enquête parlementaire, déposition de Fribourg, (erreur sur le prénom : Pierre au lieu de Charles, Désiré. — Testut, L’Internationale, op. cit., p. 181.

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