LEFORT Henri, François

Par notice revue et complétée par Gauthier Langlois

Né le 25 septembre 1828 à Paris, mort le 5 août 1917 à Paris (Ve arr.) ; journaliste et homme de lettres ; coopérateur. Un des fondateurs de l’Internationale et un des auteurs du « Manifeste des Soixante ».

Henri Lefort était le second fils d’Émile Lefort-Latour (1794-1832) et d’Anne Charlotte Leblond (1804-). Le père, Émile, était issu du côté paternel d’une famille de marchands drapiers de Dourdan (Essonne) et du côté maternel d’une famille de directeurs des fermes du roi et d’avocats, anoblie ou vivant noblement. Émile était lui-même était commis-marchand à Paris. Selon Henri Lefort son père était légitimiste converti à l’orléanisme en 1830. Devenu capitaine de la Garde nationale de Paris il mourut en juin 1832, en défendant la monarchie de Juillet contre une émeute républicaine. Le souvenir d’un père qu’il n’avait pratiquement pas connu s’était embelli car Émile Lefort-Latour était en réalité simple grenadier de 4e légion de la Garde nationale. Il fut inhumé au Père-Lachaise dans le Monument aux victimes de juin.

Henri Lefort avait un frère ainé, prénommé Siagre-Émile (1827-1904), qui fit une carrière de notaire et de magistrat à Paris et une sœur, Cécile (1831-1901), qui épousa le notaire Paul Étienne Brossard. Suivant la tradition familiale, Henri Lefort fit avec son frère des études de droit mais contrairement à lui ne les acheva pas.

Il résidait alors 7 rue des Grands-Augustins (Paris Xe arr.) et avait une relation avec une lingère, Virginie Marguerite Vidal, qui lui donna un fils, Henri Émile, né le 31 août 1852 à Paris (VIIIe arr.). Celui-ci, né de père inconnu, fut reconnu par le mariage de ses parents, le 31 mars 1856 à Paris (Xe arr.)

Avec Benjamin Raspail, le soir du 3 décembre 1851, Henri Lefort essaya de grouper des ouvriers pour la lutte contre le coup d’État. Il dut partir quelque temps pour l’exil et, à Jersey, figura dans l’entourage de Victor Hugo. Il se lia avec Pierre-Joseph Proudhon, dont il épousa la plupart des idées. On sait qu’aux élections municipales et législatives de 1852-1853, Proudhon, contrairement à l’opinion générale des républicains, prêchait la participation, car il lui semblait possible d’orienter l’Empire vers la démocratie. Henri Lefort lui écrivit pour lui demander s’il lui conseillait de prêter serment en se présentant aux élections municipales, tout en étant un adversaire résolu de Napoléon III. Proudhon l’y engagea vivement, laissant entendre qu’on pouvait prêter un serment, tout en se promettant de ne pas le tenir. Quelque temps plus tard, Lefort fut arrêté à la Sorbonne pour avoir tenté de troubler un cours de Nisard, que bien des auditeurs trouvaient servilement bonapartiste. Il fut condamné et subit sa peine de prison à Sainte-Pélagie. En janvier 1852 un Victor-Henri Lefort, marchand de curiosités et joaillier, rue de la Perle 28, fit partie des inculpés de l’affaire de l’entrave à la liberté des enchères au Mont-de-Piété.

En 1856, Lefort fut condamné, à Guéret (Creuse), à 60 F d’amende pour cris séditieux.

En 1856, il fut, avec l’étudiant Loth et Jean Roland, le fils de Pauline Roland, victime d’une machination. Selon la police, dans le courant de cette année, s’était constituée une société secrète, succédant à la Militante et s’appelant les Francs-Juges. Elle aurait été formée et dirigée par un ancien lieutenant de la garde nationale, combattant de Juin 1848 et gracié : Joseph. Ses réunions se seraient tenues aux Buttes-Chaumont et les affiliés auraient prêté serment à la République universelle, sociale et démocratique. On cherchait ainsi à se débarrasser de quelques ouvriers et intellectuels qui se réunissaient chez Rogeard, rue des Maçons-Sorbonne, et parmi lesquels figurait Henri Lefort qui passa en justice en mai 1857 et fut condamné à deux ans de prison, 300 F d’amende et cinq ans d’interdiction des droits civiques. (Cf. Gazette des Tribunaux, 28 et 29 mai 1857.)

Lefort, qui se trouvait à Guernesey au moment de l’amnistie de 1859, revint en France et devint rédacteur à L’Avenir national d’Alphonse Peyrat, puis, en 1862, secrétaire de La Réforme littéraire de Laurent Pichat. Il y publia une biographie de Armand Barbès et la correspondance échangée entre celui-ci et Victor Hugo. En 1863 il s’y montra partisan des candidatures ouvrières aux élections, servit d’intermédiaire entre les ouvriers et les bourgeois et mit tout en œuvre, mais en vain, pour faire élire Jean-Jacques Blanc et Tolain. C’est dans le groupe qui se réunissait chez Rogeard et où il rencontrait Jean Roland qu’il avait, pour la première fois, discuté de l’opportunité des candidatures ouvrières. Et c’est chez lui, rue de l’Ouest et avec son concours et celui de Tolain, que fut rédigé le célèbre « Manifeste des Soixante » :

« On a répété à satiété : Il n’y a plus de classes depuis 1789 ; tous les Français sont égaux devant la loi. Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions illégitimes et arbitraires du capital, nous qui vivons sous des lois exceptionnelles telles que les lois sur les coalitions et l’article 1781 qui porte atteinte à notre intérêt en même temps qu’à notre dignité, il nous est difficile de croire à cette affirmation... » (L’Opinion nationale, 17 février 1864.)

Pour accentuer le caractère nettement républicain de la seule candidature ouvrière en 1864 — celle de Tolain — Lefort obtint des lettres publiques de Charles Delescluze, de Noël Parfait, de Laurent Pichat.

Henri Lefort fut aussi un des fondateurs de l’Internationale. En 1863, il s’était rendu à Londres au nom d’un groupe d’ouvriers et d’étudiants pour aller porter aux Anglais la proposition précise d’une association internationale. Il fut introduit dans les milieux révolutionnaires britanniques par son ami Le Lubez (et non Lelubez) qui lui servit d’interprète dans un meeting ouvrier tenu pour discuter d’un projet de réception à faire à Garibaldi. La lecture de l’adresse des ouvriers parisiens déchaîna les acclamations et l’on se mit à étudier leur proposition. Le 28 septembre devait se tenir le célèbre meeting de Saint-Martin’s Hall. On y lut un discours de Lefort qui disait nettement que « la liberté et l’égalité devaient être les deux devises de l’Association internationale des travailleurs ». Lorsqu’il fallut désigner un correspondant de l’Internationale pour Paris, Lefort se vit préférer Pierre Vinçard qui avait sur lui l’avantage d’être un authentique ouvrier manuel.

Mais dans une lettre du 25 février 1865 à son ami Engels, Karl Marx qualifiait ainsi Henri Lefort : « Un homme de lettres, riche par-dessus le marché, donc un bourgeois, mais de la réputation la plus pure et, dans la mesure où la belle France entre en ligne de compte, le véritable fondateur de notre société ». (Correspondance K. Marx-F. Engels, publiée par A. Bebel et E. Bernstein dans œuvres complètes de Karl Marx, traduction J. Molitor, t. VIII, Paris, 1934.) Cependant, Lefort n’allait pas tarder à quitter l’Internationale. Sur proposition de Le Lubez, secrétaire pour la France, il avait été chargé par le Conseil général de Londres d’être le représentant de l’association auprès de la presse française, mais il se heurta à l’hostilité des « Gravilliers ». Le 1er mars 1865, Tolain et Fribourg se présentaient devant le Conseil général et demandaient que la mesure fût rapportée. La raison invoquée était que Lefort ayant été condamné pour société secrète, le gouvernement impérial s’opposerait à l’existence de l’Internationale (cf. la déposition Tolain à l’Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars 1871), ou encore que seul le Congrès et non le Conseil général pouvait décider en telle matière. (E. Fribourg, l’Association internationale des Travailleurs, Paris, 1871.) Quoi qu’il en soit, « M. Lefort fut cassé de ses fonctions avant d’avoir fonctionné » (Ibid. p. 27) et ce fut la rupture. Le n° 6 (1865) de L’Association, bulletin international des sociétés coopératives, dont Lefort était un des rédacteurs, contient sa lettre de rupture avec l’Association Internationale des Travailleurs.

Henri Lefort devait encore connaître la prison en 1866, l’amende en 1869 et en mai 1870 pour délits de presse. Il fréquenta régulièrement Victor Hugo et sa famille lors de l’exil du poète dans les Iles Anglo-Normandes. Les carnets d’Hugo portent trace de sa présence à des diners de 1859 à 1870, il dit briser sa solitude grâce à des « couples illustres et charmants » dont « M. et Mme Lefort ».

En 1868, lui qui devait être l’un des fondateurs de la première coopérative de consommation parisienne de type « rochdalien », signa le manifeste publié par La Réforme, véritable charte du mouvement coopératif (4 juillet).

En 1869, il fit paraître à Caen, un journal, Le Suffrage universel.
Après le 4 septembre 1870, il fut, un temps, sous-préfet de Saint-Malo, puis préfet de la Loire (27 septembre 1870-1er mars 1871).

Il était assidu au club de la Salle du Théâtre et fréquentait les ouvriers, s’arrêtant dans la rue pour tenir avec eux de longues discussions politiques. À partir d’août 1871, il fut rédacteur en chef du Progrès de la Côte-d’Or, mais le député opportuniste Joseph Magnin le contraignit à renoncer à ce poste le 15 juin 1872. En avril de cette même année, il avait publié, dans le Journal des Économistes, une étude intitulée « L’association internationale des travailleurs ».

Il mourut en 1917, à l’âge de 82 ans, en son domicile 10 Rue Berthollet (Paris Ve arr.). Ayant conservé jusqu’à la fin sa flamme républicaine et socialiste, il venait d’adhérer au parti socialiste. Une nécrologie parue dans l’Humanité en date du 7 août 1917 sous la plume de Jean Longuet rappelait son rôle dans la préparation du « Manifeste des Soixante » et annonçait que ses obsèques auraient lieu au Père Lachaise le 10 août 1917.

Son fils Henri Émile Lefort (1852-1937) fit carrière comme artiste graveur.

Signataires du « Manifeste des Soixante » (en italiques ceux qui appartinrent, certainement ou vraisemblablement, à l’Internationale) : Adinet, Arblas, Aubert Jean, Aubert Louis, Audoint, Baraguet, Barbier, Barra, Beaumont, Bibal, Blanc Jean-Jacques, Bouyer, Zéphirin Camélinat, Camille, Capet, Carrat, Chalon, Cherois, Chevrier B., Cochu, Cohadon Antoine, Coutant Jean-Baptiste, Cuénot, Delahaye, Dujardin, Faillot, Flament, Garnier Jean, Guénot, Halhen, Hallereau, Kin Arsène, Lagarde, Langrène, Limousin Charles, Loy, Mauzon, Messerer, Michel Charles, Morel, Moret, Murat André, Oudin, Perrachon, Piprel, Rainot, Rampillon, Revenu, Ripert, Rouxel, Royanez, Samson, Secrétan, Thiercelin, Tolain Henri, Vallier, Vanhamme, Vespierre, Vilhem, Voirin.

Texte du Manifeste des Soixante
 
Au 31 mai 1863, les travailleurs de Paris, plus préoccupés du triomphe de l’opposition que de leur intérêt particulier, votèrent la liste publiée par les journaux. Sans hésiter, sans marchander leur concours, inspirés par leur dévouement à la liberté, ils en donnèrent une preuve nouvelle éclatante, irréfutable. Aussi la victoire de l’opposition fut-elle complète, telle qu’on la désirait ardemment, mais certes plus imposante que beaucoup n’osaient l’espérer.
 
Une candidature ouvrière fut posée, il est vrai, mais défendue avec une modération que tout le monde fut forcé de reconnaître. On ne mit en avant pour la soutenir que des considérations secondaires et de parti pris, en face d’une situation exceptionnelle qui donnait aux élections générales un caractère particulier ; ses défenseurs s’abstinrent de poser le vaste problème du paupérisme. Ce fut avec une grande réserve de propagande et d’arguments que le prolétariat tenta de se manifester : le prolétariat, cette plaie de la société moderne, comme l’esclavage et le servage furent celles de l’antiquité et du moyen âge. Ceux qui agirent ainsi avaient prévu leur défaite, mais ils crurent bon de poser un premier jalon. Une pareille candidature leur semblait nécessaire pour affirmer l’esprit profondément démocratique de la grande cité.
 
Aux prochaines élections la situation ne sera plus la même. Par l’élection de neuf députés, l’opposition libérale a obtenu à Paris une large satisfaction. Quels qu’ils fussent, choisis dans les mêmes conditions, les nouveaux élus n’ajouteraient rien à la signification du vote du 31 mai : quelle que soit leur éloquence, elle n’ajouterait guère à l’éclat que jette aujourd’hui la parole habile et brillante des orateurs de l’opposition. Il n’est pas un point du programme démocratique dont nous ne désirions comme elle la réalisation. Et disons-le une fois pour toutes, nous employons ce mot : Démocratie dans son sens le plus radical et le plus net.
 
Mais si nous sommes d’accord en politique, le sommes-nous en économie sociale ? Les réformes que nous désirons, les institutions que nous demandons ; la liberté de fonder, sont-elles acceptées par tous ceux qui représentent au Corps législatif le parti libéral ? Là est la question, le nœud gordien de la situation.
 
Un fait démontre d’une façon péremptoire et douloureuse, les difficultés de la position des ouvriers.
 
Dans un pays dont la Constitution repose sur le suffrage universel, dans un pays où chacun invoque et prône les principes de 89, nous sommes obligés de justifier des candidatures ouvrières, de dire minutieusement, longuement, les comment, les pourquoi, et cela pour éviter, non seulement les accusations injustes des timides et des conservateurs à outrance, mais encore les craintes et les répugnances de nos amis.
 
Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement, mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers Etat sut conquérir avec tant de vigueur et de persévérance doit s’étendre en France, pays démocratique, à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. On a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 1789, tous les Français sont égaux devant la loi.
 
Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes ou arbitraires du capital ; nous qui vivons sous des lois exceptionnelles, telles que la loi sur les coalitions et l’article 1781, qui portent atteinte à nos intérêts en même temps qu’à notre dignité, il nous est bien difficile de croire à cette affirmation.
 
Nous qui, dans un pays où nous avons le droit de nommer les députés, n’avons pas toujours le moyen d’apprendre à lire ; nous qui, faute de pouvoir nous réunir, nous associer librement, sommes impuissants pour organiser l’instruction professionnelle, et qui voyons ce précieux instrument du progrès industriel devenir le privilège du capital, nous ne pouvons nous faire cette illusion.
 
Nous dont les enfants passent souvent leurs plus jeunes ans dans le milieu démoralisant et malsain des fabriques, ou dans l’apprentissage, qui n’est guère encore aujourd’hui qu’un état voisin de la domesticité ; nous dont les femmes désertent forcément le foyer pour un travail excessif, contraire à leur nature, et détruisant la famille ; nous qui n’avons pas le droit de nous entendre pour défendre pacifiquement notre salaire, pour nous assurer contre le chômage, nous affirmons que l’égalité écrite dans la loi n’est pas dans les mœurs, et qu’elle est encore à réaliser dans les faits. Ceux qui, dépourvus d’instruction et de capital ne peuvent résister par la liberté et la solidarité à des exigences égoïstes et oppressives, ceux-là subissent fatalement la domination du capital : leurs intérêts restent subordonnés à d’autres intérêts.
 
Nous le savons, les intérêts ne se réglementent point ; ils échappent à la loi ; ils ne peuvent se concilier que par des conventions particulières, mobiles et changeantes comme ces intérêts eux-mêmes. Sans la liberté donnée à tous cette conciliation est impossible. Nous marcherons à la conquête de nos droits, pacifiquement légalement, mais avec énergie et persistance. Notre affranchissement montrerait bientôt les progrès réalisés dans l’esprit des classes laborieuses, de l’immense multitude qui végète dans ce qu’on appelle le prolétariat, et que, pour nous servir d’une expression plus juste, nous appellerons le salariat.
 
A ceux qui croient voir s’organiser la résistance, la grève, aussitôt que nous revendiquons l’a liberté, nous disons : vous ne connaissez pas les ouvriers ; ils poursuivent un but bien autrement grand, bien autrement fécond que celui d’épuiser leurs forces dans des luttes journalières où, des deux côtés, les adversaires ne trouveraient en définitive que la ruine pour les uns et la misère pour les autres.
 
Le Tiers Etat disait : Qu’est-ce que le Tiers Etat ? rien ! Que doit-il être ? tout ! Nous ne dirons pas : Qu’est-ce que l’ouvrier ? rien ! Que doit-il être ? tout ! Mais nous dirons : la bourgeoisie, notre aînée en émancipation, sut en 89, absorber la noblesse et détruire d’injustes privilèges ; il s’agit pour nous, non de détruire les droits dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d’action. En France, pays démocratique par excellence, tout droit politique, toute réforme sociale, tout instrument de progrès ne peut rester le privilège de quelques-uns. Par la force des choses, la nation qui possède inné l’esprit d’égalité tend irrésistiblement à en faire le patrimoine de tous. Tout moyen de progrès qui ne peut s’étendre, se vulgariser, de manière à concourir au bien-être général, en descendant jusqu’aux dernières couches de la société, n’est point complètement démocratique, car il constitue un privilège. La loi doit être assez large pour permettre à chacun, isolément ou collectivement, le développement de ses facultés, l’emploi de ses forces, de son épargne et de son intelligence, sans qu’on puisse y apporter d’autre limite que la liberté d’autrui, et non son intérêt.
 
Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique, qui mettrait chacun sur un lit de Procuste, partage, maximum, impôt forcé, etc., etc. Non ! il est grand temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants. La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. Le jour où ils se réaliseront, pour la gloire et la prospérité d’un pays qui nous est cher, il n’y aura plus ni bourgeois ni prolétaires, ni patrons ni ouvriers. Tous les citoyens seront égaux en droits.
 
Mais, nous dit-on, toutes ces réformes dont vous avez besoin, les députés élus peuvent les demander comme vous, mieux que vous ; ils sont les représentants de tous et par tous nommés.
 
Eh bien ! nous répondrons : non ! Nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières. Nous savons qu’on ne dit pas candidatures industrielles, commerciales, militaires, journalistes, etc. ; mais la chose y est si le mot n’y est pas. Est-ce que la très grande majorité du Corps législatif n’est pas composée de grands propriétaires, industriels, commerçants, de généraux, de journalistes, etc., etc., etc., qui votent silencieusement ou qui ne parlent que dans les bureaux, et seulement sur des questions dont ils ont la spécialité ?
 
Un très petit nombre prennent la parole sur les questions générales. Certes nous pensons que les ouvriers élus, devraient et pourraient défendre les intérêts généraux de la démocratie, mais lors même qu’ils se borneraient à défendre les intérêts particuliers de la classe la plus nombreuse, quelle spécialité ! Ils combleraient une lacune au Corps législatif où le travail manuel n’est pas représenté. Nous qui n’avons à notre service aucun de ces moyens, la fortune, les relations, les fonctions publiques, nous sommes bien forcés de donner à nos candidatures une dénomination claire et significative et d’appeler autant que nous le pouvons les choses par leur nom.
 
Nous ne sommes point représentés car, dans une séance récente du Corps législatif, il y eut une manifestation unanime de sympathie en faveur de la classe ouvrière, mais aucune voix ne s’éleva pour formuler comme nous les entendons, avec modération mais avec fermeté, nos aspirations, nos désirs et nos droits.
 
Nous ne sommes pas représentés, nous qui refusons de croire que la misère soit d’institution divine. La charité, institution chrétienne, a radicalement prouvé et reconnu elle-même son impuissance en tant qu’institution sociale.
 
Sans doute, au bon vieux temps, au temps du droit divin, quand, imposés par Dieu, les rois et les nobles se croyaient les pères et les aînés du peuple, quand le bonheur et l’égalité étaient relégués dans le ciel, la charité devait être une institution sociale.
 
Au temps de la souveraineté du peuple, du suffrage universel, elle n’est plus, ne peut plus être qu’une vertu privée. Hélas ! les vices et les infirmités de la nature humaine laisseront toujours à la fraternité un vaste champ pour s’exercer ; mais la misère imméritée celle qui, sous forme de maladie, de salaire insuffisant, de chômage, enferme l’immense majorité des hommes laborieux, de bonne volonté, dans un cercle fatal où ils se débattent en vain : cette misère là, nous l’attestons énergiquement, peut disparaître et elle disparaîtra. Pourquoi cette distinction n’a-t-elle été faite par personne ? Nous ne voulons pas être des clients ou des assistés : nous voulons devenir des égaux : nous repoussons l’aumône : nous voulons la justice.
 
Non, nous ne sommes pas représentés, car personne n’a dit que l’esprit d’antagonisme s’affaiblissait tous les jours dans les classes populaires. Eclairés par l’expérience, nous ne haïssons pas les hommes, mais nous voulons changer les choses. Personne n’a dit que la loi sur les coalitions n’était plus qu’un épouvantail et qu’au lieu de faire cesser le mal, elle le perpétuait en fermant toute issue à celui qui se croit opprimé.
 
Non, nous ne sommes pas représentés, car dans la question des chambres syndicales, une étrange confusion s’est établie dans l’esprit de ceux qui les recommandaient : suivant eux, la chambre syndicale serait composée de patrons et d’ouvriers, sorte de prud’hommes professionnels, arbitres chargés de décider au jour le jour, sur les questions qui surgissent. Or ce que nous demandons c’est une Chambre composée exclusivement d’ouvriers, élus par le suffrage universel, une Chambre du Travail, pourrions-nous dire par analogie avec la Chambre de commerce, et on nous répond par un tribunal.
 
Non, nous ne sommes pas représentés car personne n’a dit le mouvement considérable qui se manifeste dans les classes ouvrières pour organiser le crédit. Qui sait aujourd’hui que trente-cinq sociétés de crédit mutuel fonctionnent obscurément dans Paris. Elles contiennent des germes féconds : mais ils auraient besoin, pour leur éclosion complète, du soleil de la liberté.
 
En principe, peu de démocrates intelligents contestent la légitimité de nos réclamations, et aucun ne nous dénie le droit de les faire valoir nous-mêmes.
 
L’opportunité, la capacité des candidats, l’obscurité probable de leurs noms, puisqu’ils seraient choisis parmi les travailleurs exerçant leur métier au moment du choix (et cela pour bien préciser le sens de leur candidature), voilà les questions qu’on soulève pour conclure que notre projet est irréalisable, et que du reste la publicité nous ferait défaut. D’abord nous maintenons que, après douze ans de patience, le moment opportun est venu : nous ne saurions admettre qu’il faille attendre les prochaines élections générales, c’est-à-dire six ans encore. Il faudrait à ce compte dix-huit ans pour que l’élection d’ouvriers fût opportune – vingt et un ans depuis 1848 ! Quelles meilleures circonscriptions pourrait-on choisir que la 1re et la 5e ! Là, plus que partout ailleurs, doivent se trouver des éléments de succès.
 
Le vote du 31 mai a tranché d’une manière incontestable à Paris la grande question de la liberté. Le pays est calme : n’est-il point sage, politique, d’essayer aujourd’hui la puissance des institutions libres qui doivent faciliter la transition entre la vieille société, fondée sur le salariat et la société future qui sera fondée sur le droit commun ? N’y a-t-il pas danger à attendre les moments de crise, où les passions sont surexcitées par la détresse générale ?
 
La réussite des candidatures ouvrières ne serait-elle pas d’un effet moral immense ? Elle prouverait que nos idées sont comprises, que nos sentiments de conciliation sont appréciés ; et qu’enfin on ne refuse plus de faire passer dans la pratique, ce qu’on reconnaît juste en théorie.
 
Serait-il vrai que les ouvriers candidats dussent nécessairement posséder ces qualités éminentes d’orateur et de publiciste, qui signalent un homme à l’admiration de ses concitoyens ? Nous ne le pensons pas. Il suffirait qu’ils sussent faire appel à la justice en exposant avec droiture et clarté les réformes que nous demandons. Le vote de leurs électeurs ne donnerait-il pas, d’ailleurs, à leur parole une autorité plus grande que n’en possède le plus illustre orateur ? Sorties du sein des masses populaires, la signification de ces élections serait d’autant plus éclatante que les élus auraient été la veille plus obscurs et plus ignorés. Enfin le don de l’éloquence, le savoir universel, ont-ils donc été exigés comme conditions nécessaires des députés nommés jusqu’à ce jour ?
 
En 1848, l’élection d’ouvriers consacra par un fait l’égalité politique ; en 1864 cette élection consacrerait l’égalité sociale.
 
A moins de nier l’évidence, on doit reconnaître qu’il existe une classe spéciale de citoyens ayant besoin d’une représentation directe, puisque l’enceinte du Corps législatif est le SEUL endroit où les ouvriers pourraient dignement et librement exprimer leurs vœux et réclamer pour eux la part de droits dont jouissent les autres citoyens.
 
Examinons la situation actuelle sans amertume et sans prévention. Que veut la bourgeoisie démocratique, que nous ne voulions comme elle avec la même ardeur ? Le suffrage universel dégagé de toute entrave ? Nous le voulons. La liberté de presse, de réunion régies par le droit commun ? Nous les voulons. La séparation complète de l’Église et de l’État, l’équilibre du budget, les franchises municipales ? Nous voulons tout cela.
 
Eh bien ! sans notre concours, la bourgeoisie obtiendra ou conservera, difficilement, ces droits, ces libertés, qui sont l’essence d’une société démocratique.
 
Que voulons-nous plus spécialement qu’elle, ou du moins plus énergiquement, parce que nous y sommes plus intéressés ? L’instruction primaire, gratuite et obligatoire, et la liberté du travail.
 
L’instruction développe et fortifie le sentiment de la dignité de l’homme, c’est-à-dire la conscience de ses droits et de ses devoirs. Celui qui est éclairé fait appel. à la raison et non à la force pour réaliser ses désirs.
 
Si la liberté du travail ne vient servir de contrepoids à la liberté commerciale, nous allons voir se constituer une autocratie financière. Les petits bourgeois, comme les ouvriers, ne seront bientôt que ses serviteurs. Aujourd’hui n’est-il pas évident que le crédit, loin de se généraliser, tend au contraire à se concentrer dans quelques mains ? Et la Banque de France ne donne-t-elle pas un exemple de contradiction flagrante de tout principe économique ? Elle jouit tout à la fois du monopole d’émettre du papier-monnaie et de la liberté d’élever sans limites le taux de l’intérêt.
 
Sans nous, nous le répétons, la bourgeoisie ne peut rien asseoir de solide ; sans son concours notre émancipation peut être retardée longtemps encore.
 
Unissons-nous donc dans un but commun : le triomphe de la vraie démocratie.
 
Propagées par nous, appuyées par elle, les candidatures ouvrières seraient la preuve vivante de l’union sérieuse, durable des démocrates sans distinction de classe ni de position. Serons-nous abandonnés ? Serons-nous forcés de poursuivre isolément le triomphe de nos idées ? Espérons que non dans l’intérêt de tous.
 
Résumons-nous pour éviter tout malentendu : La signification essentiellement politique des candidatures ouvrières serait celle-ci :
 
Fortifier, en la complétant, l’action de l’opposition libérale. Elle a demandé dans les termes les plus modestes le nécessaire des libertés. Les ouvriers députés demanderaient le nécessaire des réformes économiques.
 
Tel est le résumé sincère des idées générales émises par les ouvriers dans la période électorale qui précéda le 31 mai. Alors la candidature ouvrière eut de nombreuses difficultés à vaincre pour se produire. Aussi put-on l’accuser non sans quelque raison d’être tardive. Aujourd’hui le terrain est libre et comme à notre avis la nécessité des candidatures ouvrières est encore plus démontrée par ce qui s’est passé depuis cette époque, nous n’hésitons pas à prendre l’avance pour éviter le reproche qui nous avait été fait aux dernières élections.
 
Nous posons publiquement la question afin qu’au premier jour de la période électorale, l’accord soit plus facile et plus prompt entre ceux qui partagent notre opinion. Nous disons franchement ce que nous sommes et ce que nous voulons.
 
Nous désirons le grand jour de la publicité, et nous faisons appel aux journaux qui subissent le monopole créé par le fait de l’autorisation préalable ; mais nous sommes convaincus qu’ils tiendront à honneur de nous donner l’hospitalité, de témoigner ainsi en faveur de la véritable liberté ; en nous facilitant les moyens de manifester notre pensée, lors même qu’ils ne la partageraient pas.
 
Nous appelons de tous nos vœux le moment de la discussion, la période électorale, le jour où les professions de foi des candidats ouvriers seront dans toutes les mains, où ils seront prêts à répondre à toutes les questions. Nous comptons sur le concours de ceux qui seront convaincus alors que notre cause est celle de l’égalité, indissolublement liée à la liberté, en un mot la cause de la JUSTICE.
 
Ont signé les ouvriers dont les noms suivent :
 
Aubert (Jean), Baraguet, Bouyer, Cohadon, Coutant, Carrat, Dujardin, Kin (Arsène), Ripert, Moret, Tolain (H.), Murat, Lagarde, Royanez, Garnier (Jean), Rampillon, Barbier, Revenu, Cuénot, Ch. Limousin, Aubert (Louis), Audoint, Beaumont, Hallereau, Perrachon, Piprel, Rouxel, Rainot, Vallier, Vanhamme, Vespierre, Blanc (J.-J.), Samson, Camélinat, Michel (Charles), Voirin, Langreni, Secretand, Thiercelin, Chevrier (B.), Loy, Vilhem, Messerer, Faillot, Flament, Halhen, Barra, Adinet, Camille, Murat père, Cheron, Bibal, Oudin, Chalon, Morel, Delahaye, Capet, Arblas, Cochu, Mauzon.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article33685, notice LEFORT Henri, François par notice revue et complétée par Gauthier Langlois, version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 17 novembre 2022.

Par notice revue et complétée par Gauthier Langlois

ŒUVRE : La Marseillaise de la paix, vive la République universelle !, Paris, impr. de Dondey-Dupré, 1848. — Chants de haine. I. Deuil et foi ; II. Les esclaves, Paris, Coulon-Pineau, 1855. — En avant : épître à Louis Bouilhet auteur de "Mme de Montarcy", Paris, Mme Got, 1856.

SOURCES : Arch. Dép. Loire, 10 M 74. — Bnf, Notice autorité. — Franck Gorin, « Henri François Lefort [généalogie] », Geneanet, consulté le 28 novembre 2020. — Iouda Tchernoff, Le Parti républicain au coup d’État et sous le Second Empire, 1906. — Christiane Lamoussière, Patrick Laharie, « LEFORT », Le personnel de l’administration préfectorale, 1800-1880 : répertoire nominatif : répertoire territorial et introduction, Paris : Centre historique des Archives nationales, 1998. — Notes de Michel Cordillot et Cédric Bail.

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