LERAY Anatole (abbé)

Prêtre socialiste des années 1840 ; mort dans un naufrage.

Prêtre socialiste. Il fut de ces ecclésiastiques qui, après le 24 février 1848, crurent à la possibilité de rallier le catholicisme aux conceptions socialistes modernes. Jeune, ardent, possesseur d’une petite fortune qui garantissait son indépendance (en fait du soutien financier de son frère), très studieux et ayant fait de solides études, il s’était épris des théories d’Auguste Comte. Il disait à Gustave Lefrançais : « Bah ! il faudra bien que le catholicisme se transforme lui-même ou qu’il crève. » Avec les abbés Paul Chantôme, Héraudeau et le Père Jésuite Loubert, il fonda Le Drapeau du Peuple, pour y exposer leurs idées et tenter d’y rallier les socialistes et le clergé de province.
Après le coup d’État de 1851, l’abbé Leray vécut à Londres. Il avait alors abandonné le catholicisme. Il décida de partir pour l’Australie pour y étudier la « fièvre de l’or ». Lefrançais l’accompagna au bateau. Au moment de la séparation Leray lui confia : « Rappelez-vous ce que je vous dis en partant : le catholicisme est mort. Pie IX et Sibour l’ont tué. » Le bâtiment qui emportait Leray fit naufrage sur les côtes du Cap. Le cadavre de Leray, retrouvé sur le rivage, fut enterré dans le cimetière de cette ville.


Son petit-neveu nous écrit en 2019 : "Nous venons de découvrir sa correspondance manuscrite avec son frère fermier propriétaire qui a vendu beaucoup de bête et de terres pour financer les études de son jeune frère à Rome, puis sa vie à Paris....
L’abbé leray n’avait pas de petite fortune personnelle. Nous avons aussi trouvé sa dernière lettre à son frère où il annonce son départ pour l’Australie, il lui donne le nom du navire postal anglais et même une poste restante à Melbourne. Il lui signale que cette lettre sera sans doute sa dernière.
Toutes ces lettres manuscrites seront bientôt mises à la disposition des archives départementales de Saint-Brieuc. Nous avons mêmes les lettres où mon aïeul parle de l’attentat aux Tuileries contre le roi, les barricades à Paris etc."

On trouve dans Le prose philosophique de Victor Hugo ce passage :

Au commencement de 1852, j’étais à Bruxelles. Un jour, quelqu’un poussa ma porte et entra. C’était un homme jeune, au sourire franc, à l’œil sincère et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante, montrant beaucoup de linge très blanc, ayant un gilet de velours à boutons ciselés, des gants paille, une fleur à la boutonnière, et un jonc à la main. A la question que je lui adressai, il me répondit : je suis prêtre.
 
-- Ou plutôt, reprit-il, je l’ai été. Je ne Je suis plus. J’ai quitté le faux pour le vrai. Aujourd’hui, monsieur, je suis ce que vous êtes, un proscrit.
 
Je priai ce proscrit de s’asseoir.
 
-- Je me nomme Anatole Leray, me dit-il.
 
Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l’avait élevé de telle sorte qu’un matin, à vingt-cinq ans, il s’était trouvé prêtre. Cela l’avait réveillé. Le songe d’une longue éducation mystérieuse s’était comme dissipé pour Anatole Leray le jour où il avait vu, brusquement, en pleine jeunesse, un mur, un mur infranchissable, un mur d’ombre et de granit, la prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première messe lui avait fait l’effet de sa dernière heure. En descendant de l’autel, il s’était apparu à lui-même comme un spectre. Il était resté béant, l’œil fixé sur la terreur de la vie impossible. Il avait vingt-cinq ans ; il sentait toute la création dans ses veines ; il était, de par la volonté de la réalité, plein de la sève universelle ; et il était forcé de se déclarer que, pour lui désormais, cette fermentation des instincts n’était plus qu !un bouillonnement de fautes. Bref, il n’avait pas la vocation ; et il s’effrayait de le reconnaître si tard. Cette résistance du prêtre au sacerdoce s’accrut silencieusement en lui pendant plusieurs années ; il combattit, il se roidit, il se meurtrit le cœur à ce qu’on lui avait imposé comme devoir ; il fut sévère, fidèle et honnête envers l’autel ; enfin, après bien des souffrances, il sortit de la lutte vaincu. C’est-à-dire vainqueur. L’homme triompha du prêtre. Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte et irrésistible nature. Ce sont là les expressions même dont il se servait en expliquant le fait. Et, loyalement, aimant mieux être appelé apostat par Rome qu’hypocrite par sa conscience, il se retira de l’église. A qui sort de ce lieu sévère, une seule porte est ouverte, la démocratie. Sa pente naturelle l’y conduisait d’ailleurs. Avant d’être homme d’église, il était enfant du peuple. Anatole Leray était d’une pauvre famille paysanne de Bretagne. Il était donc rentré dans le peuple tout naturellement comme une goutte d’eau dans l’océan. Il s’y trouvait bien. Il racontait tout cela simplement, avec une sorte de naïveté éloquente et forte. Sa retombée dans le peuple l’avait mûri. Il y avait en lui un penseur politique. Il avait écrit dans plusieurs journaux. C’était un révolutionnaire tout frémissant de conviction.
 
De l’exposé de sa vie, il passa au récit de ses idées. Je l’écoutais.
 
A un certain moment, il lui vint quelque chose qui ressemblait à une explosion.
 
Ce qu’on va lire est une reproduction de ses idées, sans doute en d’autres termes, mais, à cela près, rigoureusement exacte ; peut-être non littérale, mais, à coup sûr, fidèle.
 
-- Tenez, monsieur, s’écria-t-il, que tout ceci serve au moins de leçon. Désormais la démocratie doit aviser. Il faut refaire l’homme, et recommencer le peuple dans les enfants. C’est dans l’éducation qu’il faut montrer la logique de la révolution.
 
-- Je suis de cet avis, lui dis-je.
 
Il s’anima.
 
-- Pour moi, monsieur, l’éducation entière est dans ceci : extirper de l’esprit humain toute espèce de surnaturel.
 
Je reconnus le mot.
 
-- Qu’entendez-vous par là ? lui demandai-je.
 
-- J’entends par là que l’homme est perdu par ces fantasmagories religieuses. Les superstitions sont l’étouffement de l’avenir. Tant que les nations respireront sur la terre un fanatisme ambiant, ne comptez pas sur la raison humaine. Monsieur, ce vieil esprit humain sombre sous voiles et se noie dans les chimères sacrées et fait eau de toutes parts. Cramponnons-nous aux réalités immédiates. Deux et deux font quatre ; pas de salut hors de là. Établissons la philosophie sur le fait. Que rien ne soit admis qui ne soit humainement vérifiable. N’acceptons que le visible et le tangible. Je veux que toute ma croyance tienne dans mes dix doigts. Guerre au merveilleux ! Que le peuple ne croie à rien qu’à lui-même. Mettons dans le berceau ce qu’on y voit, le germe ; mettons dans le tombeau ce qui y est, le néant. Chassons tous ces songes d’êtres en deçà de la terre, et de vie au delà de la vie. Supprimons le ciel. Il n’y a pas de ciel. Nous sommes dans le ciel. Notre terre y roule. Le ciel, c’est ça. Raisonnons net et ferme. Mort aux rêves ! Qui ne veut pas du fruit coupe l’arbre. Otons tout prétexte aux religions.
 
-- Quelles sont donc vos opinions religieuses, lui dis-je.
 
Il me répondit :
 
-- J’ai été élevé au séminaire.
 
-- Eh bien ?
 
-- Je suis athée.
 
-- Si c’est une conséquence que vous prétendez tirer, observai-je, je ne saurais l’admettre. Pour avoir gardé des chèvres, on n’est pas Giotto ; un collège de jésuites n’a pas pour produit nécessaire Voltaire. — Du reste, je vous écoute. Continuez.
 
-- Mais, reprit-il, j’ai tout dit. Se dégager des hypothèses. Sortir de la prison des chimères et en faire évader le genre humain, ce vieux captif que toutes les religions tiennent sous clef. Voilà.
 
-- Je ne veux pas plus que vous, lui dis-je, des hypothèses qui deviennent superstitions et des chimères où l’on voudrait murer la raison humaine. Il semblerait donc que nous avons, vous et moi, la même pensée. Pourtant je ne crois pas que nous soyons d’accord. Précisez.
 
-- Eh bien, répondit-il, suppression complète de ce que les^spiritualistes appellent l’idéal. L’idéal est du surnaturalisme. Ôtons le surnaturalisme du monde, c’est-à-dire chassons Dieu ; ôtons le surnaturalisme de l’homme, c’est-à-dire chassons l’âme. Pas d’éternel et pas d’immortel. Donnons ces vérités pour fondement à l’éducation. Tout est là. J’ai fini.
 
-- Vous avez à peine commencé, repris-je. A votre sens donc, qu’est-ce que le monde ?
 
-- Pure matière.
 
-- Et l’homme ?
 
-- Pure matière.
 
-- Distinguez-vous, lui dis-je, entre la matière et la matière ?
 
-- Je serais insensé. La matière est égale à la matière. C’est là la grande base de l’égalité.
 
-- Mais, répliquai-je, les organismes ?
 
-- Les organismes ne sont que des modes. Ces modes de la substance, fatals et aveugles en eux-mêmes, engendrent ces mirages qui font une sorte d’escalier de nuages, et que vous nommez d’abord intelligence, puis conscience, puis âme, échelons de l’échelle qui monte à Dieu. Cette échelle est appliquée à l’échafaudage de toutes les religions. Il s’agit de la jeter bas. Il faut en briser tous les échelons, l’échelon Dieu, l’échelon âme, l’échelon conscience, l’échelon intelligence. Et même l’échelon organisme. A bas l’organisme s’il devient le merveilleux, c’est-à-dire si l’on prétend conclure des diversités de l’organisme une supériorité quelconque d’une forme de la matière sur l’autre ! A bas l’aristocratie des organismes ! Des modes qui s’évanouissent ne sont autre chose que les figures de Rien. Tout redevient l’atome ; l’atome indivisible et inconscient. Un atome qui serait supérieur aux autres, serait Dieu. Qui dit matière dit égalité. La matière est adéquate à elle-même.
 
Je le regardai fixement.
 
-- Ainsi le moucheron qui vole, le chardon qui pousse, le caillou qui roule, sont les égaux de l’homme ?
 
Il eut un moment d’hésitation, puis répondit avec une loyauté qui semblait en lui plus forte que sa volonté même :
 
-- Vous êtes dur ; mais le syllogisme est vrai.
 
-- Monsieur, lui dis-je, les logiciens rectilignes sont rares. Vous raisonnez droit devant vous, et avec une inflexible bonne foi. Je ne dois pas en abuser. Je renonce donc à ces duretés du syllogisme extrême. Restons dans l’homme ; suivons-y vos prémisses : point d’âme, point de Dieu, point de surnaturalisme, point d’idéal ; la matière égale à elle-même. Et je vous déclare que je vais me borner à l’un des innombrables côtés de la question.
 
-- Je vous écoute, reprit-il à son tour.
 
Et je lui demandai :
 
-- Quel est, à votre sens, le but de l’homme sur la terre ?
 
-- Le bonheur.
 
-- Pour moi, lui dis-je, c’est le devoir. Mais ce n’est pas de ma pensée qu’il s’agit, c’est de la vôtre. — Dans la balance de l’égalité de la matière, de combien le bonheur d’un homme dépasse-t-il, en poids et en valeur, le bonheur d’un autre homme ?
 
-- De zéro.
 
-- Avant d’aller plus loin, me concédez-vous ceci qu’en logique,’ à toute action il faut une raison déterminante ?
 
-- Cela est incontestable.
 
-- Je reprends. Donc, si une occasion se présente où le bonheur d’un homme pourra être immolé au bonheur d’un autre homme, quelle sera, dans les plateaux où se pèseront les deux bonheurs, la quantité de pesanteur excédante qui pourra déterminer le sacrifice de l’un à l’autre ?
 
-- Zéro.
 
-- Donc, repartis-je, en logique, et en restant dans le fait matériel, qui est, selon vous, la seule sagesse, un homme n’a jamais aucune raison pour se sacrifier à un autre homme ?
 
Toute oscillation paraissait avoir cessé dans son esprit. Il me répondit avec calme :
 
-- Aucune.
 
-- Et par conséquent, répliquai-je, aucune pour sacrifier son bonheur au bonheur du genre humain ?
 
Ici Anatole Leray eut un tressaillement.
 
-- Ah ! s’écria-t-il, s’il s’agit du genre humain, c’est différent.
 
-- Pourquoi ? lui dis-je. Le total d’une addition de zéros, c’est zéro.
 
Il garda un moment le silence, puis me jeta avec quelque effort cette adhésion :
 
-- Au fait, la vérité est la vérité. Vous êtes toujours dur ; mais votre syllogisme est juste.
 
Je poursuivis :
 
-- Je ne juge pas votre principe ; je déduis seulement ce qu’il contient. Et c’est par vous que je fais faire, pas à pas, cette déduction. Vous êtes bon logicien, cela me suffit. Donc l’homme est matière ; il sort du néant, il rentre dans le néant ; il a un jour et pas de lendemain. Ce jour-là seulement est à lui ; toute sa raison, tout son bon sens, toute sa philosophie, ce doit être d’en user et de le faire durer le plus possible. L’unique morale, c’est l’hygiène. Le but de la vie, c’est le bonheur. Le but de la vie, c’est de jouir. Le but de la vie, c’est de vivre. Il y a à ceci des corollaires sans nombre ; je ne veux pas les tirer en ce moment. Je me borne à vous demander si c’est bien là votre pensée.
 
-- C’est bien là ma pensée.
 
-- Et à ce compte, et à votre sens, un homme jeune et bien portant qui donne sa vie pour un ou plusieurs autres hommes, ses égaux, ses semblables, ses identiques, atomes et matière comme lui, qu’est-ce que cet homme ?
 
-- Une dupe.
 
Nous nous quittâmes froidement.
 
Anatole Leray partit de Bruxelles, passa en Angleterre, puis s’embarqua pour l’Australie. La traversée dura cinq mois. Le jour ou le paquebot arriva en vue de la terre, une tempête s’éleva. Le navire fit côte. Anatole Leray réussit à se sauver, et gagna un rocher hors des lames. Presque tout l’équipage put atterrir. Cependant, dans ce tumulte lugubre d’un naufrage où le pêle-mêle des épouvantes répond au chaos des vagues et où chacun ne pense qu’à soi, une embarcation où étaient trois femmes chavira. La mer était furieuse ; les trois femmes y disparurent. Aucun plongeur, même parmi les plus hardis matelots, n’osait se risquer. Ils en avaient tous assez de regarder le redoutable ruissellement de l’océan couler de leurs habits et s’égoutter à terre autour d’eux. Anatole Leray, médiocre nageur, se jeta dans cette écume. Il réussit, et ramena une femme sur le bord. Il se jeta une seconde fois, et en ramena une autre. Il était épuisé de fatigue et tout sanglant de s’être déchiré aux rochers. On lui cria : Assez ! assez — Comment ! dit-il, il y en a encore une. — Et il se précipita une troisième fois dans la mer.
 
Il ne reparut pas.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article33899, notice LERAY Anatole (abbé), version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 30 octobre 2019.

SOURCES : G. Lefrançais, Souvenirs d’un Révolutionnaire.. — Renseignements fournis par Yves Fraboulet, son petit petit neveu, le 16 octobre 2019.

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