PROUDHON Pierre-Joseph

Né faubourg Battant à Besançon le 15 janvier 1809, mort à Paris le 19 janvier 1865. Écrivain et journaliste d’origine populaire. Représentant du peuple sous la Seconde République ; partisan du mutuellisme, de l’« anarchisme » et du fédéralisme.

Pierre-Joseph Proudhon
Pierre-Joseph Proudhon

Son père était tonnelier dans le faubourg Battant de Besançon, sa mère était cuisinière et lui-même était le cinquième enfant de la famille. Lui-même épousera Euphrasie Piégard, fille de Pierre Sainte-Croix-Piégard, conspirateur légitimiste invétéré sous la monarchie de Juilet. Son père s’établit, imprudemment, brasseur et fit de mauvaises affaires, en raison de son honnêteté et parce qu’il n’acceptait pas de filles légères dans son établissement, dira plus tard Proudhon. Sa famille dut émigrer à la campagne et Pierre-Joseph, jusqu’alors garçon de cave, ira garder les vaches jusqu’à l’âge de douze ans. Il passa par l’école mutuelle établie à Besançon par MM. Ordinaire, où « les écoliers n’étaient pas écrasés de leçons ; nul d’entre eux n’aspirait à devenir président d’une démocratie ou chantre d’une Iliade : ils avaient l’air de petits citoyens ». (De la Justice..., 1858). C’est ainsi que, plus tard, il s’exprimera de façon enthousiaste sur la « mutuelle », qu’il évoquera les méthodes d’enseignement employées par la famille Ordinaire. Son expérience scolaire bisontine et l’expérience qu’il acquerra, plus tard, dans le domaine social, auprès des ouvriers lyonnais, se rejoindront chez lui pour constituer les deux racines de son mutuellisme.

À l’âge de douze ans, une bourse d’externat au collège de Besançon lui permit d’entamer des études classiques. Il dévora les livres de la bibliothèque municipale de Besançon tout en maugréant contre le conservateur Charles Weiss. Durant ses vacances, il aidait à gagner le pain de la famille et il dut même abandonner le collège avant d’avoir obtenu son baccalauréat. En 1827, il devint typographe et correcteur d’imprimerie. Il garda longtemps le souvenir de la joie qu’il éprouvait à composer une feuille d’imprimerie (De la Justice..., p. 103). Ce penchant pour le travail artisanal fit qu’il se sentit toujours gêné par les formes que le travail a prises dans l’industrie moderne.

Une crise économique l’obligea à quitter Besançon ; il travailla alors successivement à Neufchâtel, à Marseille, à Draguignan, à Toulon. À Arbois, Just Muiron* lui offrit la rédaction d’un journal à demi phalanstérien, L’Impartial. Proudhon refusa pour ne pas être obligé de se soumettre à la censure préfectorale. En 1829, il revint à Besançon et devint prote chez Gauthier, qui éditait les pères de l’Église, ce qui permit à Proudhon d’apprendre l’hébreu, de connaître à fond la Bible, et de subir l’influence de Maistre et de Bonald.

Il corrigea les épreuves du livre de Charles Fourier*, le Nouveau Monde industriel et sociétaire, non sans accabler l’auteur de ses railleries. Il continua plus tard, empruntant cependant beaucoup d’idées à Fourier. On peut même dire que certaines conceptions fouriéristes, en particulier celle de l’école-atelier, ont atteint les ouvriers plutôt par le canal de Proudhon que par l’école sociétaire.

En 1836, Proudhon s’établit imprimeur à son compte, avec deux de ses camarades. Il fut aussi piètre homme d’affaires que son père et dut bientôt mettre son entreprise en liquidation.

En 1838, il sollicita de l’Académie de Besançon la « pension Suard », bourse annuelle de 1 500 F allouée à un bachelier en difficulté pour lui permettre de poursuivre ses études. Pour poser sa candidature, il lui fallait être bachelier. À vingt-neuf ans, il obtint son parchemin et adressa à l’Académie une lettre dans laquelle il se donnait pour fils et pour défenseur de la classe ouvrière. Malgré certaines outrances de langage que renfermait cette lettre, Proudhon obtint la « pension Suard ».

En février 1839, cette même Académie mit au concours le sujet suivant : « De l’utilité de la célébration du dimanche, sous les rapports de l’hygiène, de la morale, des relations de famille et de cité. » Proudhon rédigea un mémoire qui ne lui valut qu’une mention honorable. Le jury trouva trop hardies certaines digressions sur l’Évangile et certaines attaques contre la civilisation industrielle.

De 1840 à 1842, il fit paraître ses trois mémoires sur la propriété. Dans le premier, en juin 1840, il posait la question : Qu’est-ce que la propriété ? et répondait : « La propriété c’est le vol. » Il n’était pas l’inventeur de la formule qui se trouve déjà chez Brissot, ce qu’il semble avoir ignoré. Formule abrupte destinée à scandaliser. Il épouvantait de même ses frères de la loge la Franche Amitié de Besançon, lorsqu’à la question rituelle : « Quels Devoirs devons-nous rendre à Dieu ? », il répondait : « La guerre. » En fait Proudhon, formulait une thèse, une antithèse, et aboutissait à une synthèse qui était une sorte de bilan. C’est pourquoi il pouvait affirmer « la propriété c’est le vol » et consacrer de longues pages à faire l’apologie du petit propriétaire.

En septembre 1840, Proudhon vint de Besançon à Paris à pied. C’est là qu’en 1841, il fit paraître son second mémoire sur la propriété, sous la forme d’une lettre à l’économiste Adolphe Blanqui* qui avait empêché les poursuites contre le premier mémoire. Malgré un ton nettement plus modéré, le scandale fut aussi grand que pour le premier livre. Il est vrai que même Félicité Lamennais* y était pris à partie sous prétexte qu’il penchait trop du côté de Rousseau. Le troisième mémoire (1842) fut écrit pour riposter aux attaques d’un publiciste fouriériste. Proudhon s’en prenait directement au leader de l’école sociétaire, Victor Considerant*, et le mémoire s’intitulait, de façon précise : Avertissement aux propriétaires ou lettre à M. Considerant, rédacteur de « la Phalange » sur une défense de la propriété. La parution de l’ouvrage fut suivie d’une saisie, puis d’un procès, mais le jury acquitta l’auteur. Que faut-il retenir de ces trois mémoires ? Maxime Leroy, avec raison, semble-t-il, prétend que dans tout cela Proudhon ne pense qu’à l’établissement de la justice et de l’égalité qui continuera la série des révolutions. L’Évangile avait établi l’égalité devant Dieu, le XVIe et le XVIIe siècle l’égalité devant le savoir et devant la raison, 1789 l’égalité devant la loi. Il ne restait plus qu’à établir l’égalité devant les faits économiques. La propriété lui apparaissait comme un obstacle dans la mesure où elle aboutit à des accaparements. Longtemps, d’ailleurs, Proudhon défendit le principe d’égalité absolue des salaires avant d’admettre un « éventail » ouvert de 1 à 16.

En 1843, Proudhon quitta Paris pour Lyon où on lui avait offert une place de commis dans une entreprise de batellerie du Rhône au Rhin. Son séjour fut coupé de fréquentes navettes entre Lyon et Paris pour les nécessités de l’entreprise. À Lyon, il fréquenta les révolutionnaires mutuellistes, encore bouleversés par les insurrections de 1831 et de 1834. Il baptisa son système le mutuellisme, parce que son expérience lyonnaise en fut l’un des fondements. Elle le confirma dans une idée qu’il avait déjà exprimée dans son ouvrage De la célébration du dimanche, à savoir que le peuple n’a besoin ni de maîtres ni de chefs, mais d’instituteurs, de moniteurs.

De 1843 à 1848, il acheva de faire connaissance avec les différents systèmes socialistes. Au cours de ses séjours à Paris, il eut de longues conversations avec Grün et Karl Marx* qui admiraient en lui le seul socialiste français dégagé du mysticisme chrétien. Par eux, et surtout par Grün, il fit indirectement connaissance avec Hegel. Il se lia aussi avec Michel Bakounine* et avec Herzen. Le 15 octobre 1846, paraissait le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la Misère. L’ouvrage ne rencontra pas le succès qu’avait espéré son auteur et peut-être serait-il tombé dans l’oubli si Marx n’avait riposté par la Misère de la Philosophie. Selon le Karl Marx d’Otto Rühle, jamais Marx ne fut « aussi souverainement méprisant, aussi arrogamment supérieur ». Telle était aussi l’opinion de Daniel Halévy.

Au début de 1847, Proudhon s’installa définitivement à Paris. Aux yeux de quelques ouvriers, il était un penseur prolétarien audacieux. Il fut d’ailleurs, avec Michelet, un des rares écrivains que liront les ouvriers. Ceux-ci voyaient alors en lui un socialiste individualiste, un libertaire, un égalitaire, un justicier. Ils lui surent toujours gré de rester « pauvre dans les rangs du prolétariat », d’être « un prolétaire d’un grand savoir, pouvant discuter en toute compétence sciences, arts, économie sociale, avec les spécialistes les plus instruits de l’époque » (Lefrançais). Il n’avait pas comme les romantiques « l’imbécile adoration du génie ». Il témoignait d’une acceptation austère des conditions difficiles de l’existence. Et il avait du style.

La Révolution de 1848 allait le placer au premier plan. Il avait été surpris par l’événement. Il pariait, peu avant l’explosion révolutionnaire, sur Guizot contre ses adversaires. « Pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la révolution de 1848 semble avoir éclaté quatre ou cinq ans trop tôt. » Il avait lancé, en 1847, un journal à un sou, Le Représentant du peuple (Voir Charles Fauvety* et Jules Viard*.) Rapidement, il se révéla un journaliste de premier ordre. Dès lors, son audience dépassera singulièrement le cercle des « économistes déjà édifiés sur la vigueur et l’originalité de sa polémique ». Pendant la crise de Février, la France lui était apparue comme une somnambule. Il avait du mal à comprendre pourquoi les Français avaient congédié la famille d’Orléans. « Quel est ton nom, Quarante-Huit ? demandait-il. — Je m’appelle Droit au travail. » La question sociale, selon lui, c’était une affaire de 450 francs. Dans l’immédiat, il comprend que tout tournera autour de la question des salaires et de l’emploi. Il comprend qu’en dépit de son exubérance, « 48 » se place à un morne carrefour : la sève bourgeoise commence à tarir et le peuple manque de maturité.

Le 5 juin 1848, à une élection complémentaire, il fut élu dans la Seine, en même temps que Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo*, Pierre Leroux* et Lagrange*, l’ex-insurgé de Lyon. Arrivèrent les Journées de Juin. Pas plus que les autres chefs socialistes, il ne se battit sur les barricades. Affichant une singulière indifférence, il alla écouter la « sublime horreur de la canonnade » (ce sont ses expressions) d’une oreille complaisante. Ses collègues de la Constituante lui reprochèrent cette façon de savourer les émotions de la guerre civile.

Le rétablissement du timbre et du cautionnement l’obligea à interrompre la parution du Représentant du peuple. À l’aide d’une souscription, il parvint à réunir le cautionnement exigé et put faire paraître Le Peuple, qui dura tant que son directeur put supporter les amendes dont on ne se fit pas faute de l’écraser.

Comme on le pressait, de toutes parts, de cesser sa critique contre les divers systèmes socialistes, il écrivit deux brochures La Solution du problème social (22 et 26 mars) et L’Organisation du crédit et de la circulation (31 mars). Le 31 juillet 1848, il monta à la tribune de l’Assemblée et, au milieu de furieuses clameurs, il lut et soutint une proposition de suspension de paiement et de réduction des loyers. Il demandait, dans le but d’organiser le crédit gratuit, la création d’une Banque d’échange dont les fonds auraient été constitués par l’argent récupéré grâce à une réduction du tiers des fermages, des loyers et des intérêts des capitaux. Son idée ne recueillit que deux voix, la sienne et celle de Greppo. Ce projet de Banque d’échange était la réponse de Proudhon à ceux qui l’accusaient de ne savoir que critiquer les projets des autres. Dès le 15 mai 1848, Le Représentant du Peuple avait publié les statuts de la société nationale de la Banque d’échange et la composition du bureau qui comprenait : Proudhon, président, Émile de Girardin et Jules Lechevalier* vice-président, etc... Proudhon se trouvait alors dans une situation singulière. Dans son Système des contradictions économiques, il avait criblé de sarcasmes l’Organisation du Travail de Louis Blanc*. Après Février, il avait cru politique de se rapprocher de lui, mais Louis Blanc avait gardé ses distances. En août 1848, Louis Blanc dut s’exiler, Proudhon essaya alors de reprendre la tête du mouvement d’organisation des associations ouvrières. Il leur offrira l’hospitalité dans les colonnes du Peuple qui publiera également les notes communiquées par la Commission du Luxembourg. Il était obligé d’abandonner quelques-unes des idées qu’il avait défendues en 1846 dans son Système des contradictions. Il se rapprochait de l’idée de la Banque d’échange de Fourier, sous l’influence, peut-être, de Jules Lechevalier* et de Constantin Pecqueur*.

Le projet de Banque du peuple fut mis au point au cours des derniers mois de 1848. Le 16 janvier 1849, le fouriériste Victor Chipron* en recommanda l’adoption devant les délégués ouvriers de la Commission du Luxembourg. À la place de Proudhon, malade, Jules Lechevalier l’avait exposé en détail. Il s’agissait d’organiser l’échange et de transformer, par conséquent, les méthodes de circulation des produits et du moyen de se les procurer, c’est-à-dire de l’argent. Proudhon proclamait le droit au crédit. Ainsi que l’a écrit Georges Renard, le système de Proudhon consiste « à établir le crédit gratuit, à supprimer toute redevance au capital, ce despote qui domine et opprime le travail ». Dès lors, tous les moyens de production deviennent accessibles à ceux qui veulent les mettre en œuvre, et, les produits ne s’échangeant que contre des produits, il n’y a plus, au moyen d’une Banque d’un genre spécial, qu’à instituer un échange direct entre producteurs et consommateurs. Proudhon vise ainsi le capitalisme au cœur. Il veut l’atteindre dans la reproduction, automatique en apparence, mais due en réalité au travail d’autrui, de la richesse capitalisée. Il veut priver la propriété des droits seigneuriaux qui lui permettent de vivre comme un roi fainéant ; c’est une façon de faire disparaître le propriétaire oisif, « dont l’entretien pèse sur le travailleur ». Comme la représentation nationale refusa d’entrer dans ses vues, Proudhon décida de se passer de l’aide de la loi et de recourir à la mutualité pour organiser le crédit gratuit. Sa banque devait être flanquée de deux syndicats, l’un pour la production et l’autre pour la consommation, et « qui auront pour but de rendre le crédit accessible aux travailleurs qui se trouveraient dans le dénuement ». Le premier devait être constitué en nom collectif et en commandite au capital de 1 million divisé en 200 000 actions de 5 F. Ces deux syndicats auraient la tâche, l’un, d’organiser des associations libres de producteurs, l’autre, de recevoir les matières premières et, au retour, les produits fabriqués, pour en opérer la répartition entre les consommateurs.

Quant à la « Banque du Peuple » proprement dite, elle devait avoir un capital de 1 500 000 F. divisé en 300 000 actions de 5 francs. Le 31 janvier 1849, Proudhon signa l’acte de société et déposa les statuts. Ouverte, 25, rue du faubourg Saint-Denis, le 11 février 1849, elle recueillait en deux jours 862 adhérents qui souscrivaient un total de 1 897 actions soit 9 485 francs. Six semaines après, elle avait près de 20 000 souscripteurs, sur lesquels douze associations, des correspondants à Marseille, Lyon, Lille. Le capital souscrit s’élevait donc à 100 000 francs et Proudhon se croyait près du succès lorsqu’il fut condamné pour délit de presse à trois ans de prison et 3 000 francs d’amende. À la fin de mars, il passait en Belgique. Une deuxième condamnation le frappait, par défaut, quelque temps après : cinq ans de prison et 6 000 francs d’amende. C’était la sixième condamnation du Peuple. Proudhon rentra en France peu après et fut enfermé à Sainte-Pélagie, puis à la Conciergerie, puis à Doullens. Son entreprise tomba et dut être abandonnée. La chute prompte et misérable de sa Banque du Peuple témoignait de la faiblesse de ses conceptions « positives », et de la fragilité du socialisme « institutionnel ».

Pendant ce temps, il avait continué à se mêler activement à la vie politique. Encore qu’il n’ait jamais eu aucune relation personnelle régulière avec les groupements ouvriers, il avait l’oreille des travailleurs. Volontairement, il se montrait contrariant, bourru, mais à l’occasion il savait vouloir séduire les gens et il y réussissait. Il saisissait bien que le droit au travail impliquait une réorganisation révolutionnaire de l’économie. Avec humour il disait : « Donnez-moi le Droit au Travail et je vous passe la propriété. »

Depuis les débuts de la République, Louis-Napoléon cherchait à rencontrer Proudhon. La rencontre eut lieu le 26 septembre 1848, dans le bureau d’Émile de Girardin. Proudhon trouva le prince « bien intentionné, tête et cœur chevaleresques ». Le jour du scrutin pour l’élection présidentielle, dans une section de vote de Paris, un bulletin portait en gros caractère « Cavaignac, prince du sang ». Dans Le Peuple du 19 décembre 1848, Proudhon rapporta le fait avec complaisance et écrivit : « Ce sinistre calembour résume le jugement sans appel dont le peuple a frappé le Charles IX de la République. »

L’attitude de Proudhon à l’égard de Louis-Napoléon est complexe et sujette à des controverses toujours ouvertes, mais la péroraison qu’il adressa au prince-président dans les articles qu’il lui consacra dans Le Peuple des 26, 27 et 31 janvier 1849 sont sans équivoque : « Viens terminer nos discordes en prenant nos libertés ! Viens consommer la honte du peuple français ! Viens, viens, viens. ». Ces articles lui valurent un procès en mars où il fut condamné à trois ans de prison, qui furent confirmés en appel.
Proudhon échoua à la Législative, le 13 mai 1849, bien qu’ayant obtenu le chiffre respectable de 85 000 voix. Il se gaussa du nom prétentieux et suranné de « Montagne » que se donnèrent les députés socialistes et radicaux. Dans son journal il affirmera qu’ils étaient tout au plus une taupinière. Le 13 juin 1849, les gardes nationaux bourgeois mirent à sac l’imprimerie de La Voix du peuple, 5, rue du Coq-Héron. Proudhon était à Sainte-Pélagie.

En décembre 1849, à l’âge de 40 ans, toujours à Sainte-Pélagie, Proudhon se maria avec la fille d’un homme du peuple d’opinion probablement légitimiste. Geste normal pour un homme qui estimait que la vraie place de la femme n’était pas à l’usine mais au foyer et à qui donnaient la nausée les dérèglements de George Sand* et des « femmelins » romantiques.

Qu’il nous soit permis ici d’ouvrir une parenthèse. On sait en effet combien Pierre Joseph Proudhon a heurté les femmes de son temps. Convaincu de l’infériorité naturelle des femmes, Proudhon les pensait incapables « de produire des idées » : êtres passifs, elles n’accéderaient au verbe que par la médiation de l’homme. Cet aspect réactionnaire du penseur socialiste a très souvent été occulté par les analystes et les contempteurs d’un des fondateurs du socialisme français.

En 1848, des femmes ont réclamé leurs droits au nom des principes universels, au nom de la « vraie république ». Exclues du suffrage, tout juste acceptées dans les ateliers nationaux, les femmes socialistes particulièrement ne renoncèrent pas. Selon Jeanne Deroin* par exemple, l’avenir du socialisme était en jeu en 1848-49. Elle était persuadée que l’égalité entre les sexes était la condition d’un progrès réel, tout comme l’avait perçu Charles Fourier en 1808. Se dire socialiste, partisan d’une « vraie république », sans comprendre la liberté de chacun et de toutes, est une tromperie. C’est ôter au mot son contenu, c’est user d’un terme et agir en son contraire. Aussi se décida-t-elle à porter sa candidature aux élections législatives de 1849, devant le peuple, devant le Comité des démocrates-socialistes, qui par son soutien, pourrait dénoncer « l’inégalité du suffrage universel ».

« Aux démocrates socialistes.

Il ne suffit pas d’énoncer un grand principe et qu’on en accepte toutes les conséquences ; il faut se dévouer à la réalisation de ce principe et témoigner par tous ses actes que l’on a le courage de son opinion (...). En 1849, une femme vient encore frapper à la porte de la cité, réclamer pour les femmes le droit de participer aux travaux de l’Assemblée législative. Ce n’est pas au vieux monde qu’elle s’adresse (...), c’est à ses frères, aux démocrates- socialistes, à ceux qui ont accepté toutes les conséquences des principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle vient leur demander de protester contre une injuste exclusion, et de proclamer par leur vote qu’ils veulent sincèrement l’abolition de tous les privilèges de sexe, de race, de naissance, de fortune ..." (L’Opinion des femmes, 10 avril 1849).

Pierre Joseph Proudhon s’insurgea contre cette candidature. Son hostilité se manifesta dans les colonnes du Peuple. A plusieurs reprises, il dénonça cette présence féminine dans la campagne électorale qui mettait en jeu l’idée même du socialisme et en dénaturait le sens. La polémique se poursuivit par des menaces : Proudhon somme ses « frères socialistes » de choisir car l’avenir du socialisme en dépend :

« Un fait très grave et sur lequel il nous est impossible de garder le silence, s’est passé à un récent banquet socialiste. Une femme a sérieusement posé sa candidature à l’Assemblée Nationale. Nous ne pouvons laisser passer sans protester énergiquement, au nom de la morale publique et de la justice elle-même, de semblables prétentions et de pareils principes. Il importe que le socialisme n’en accepte pas la solidarité. L’égalité politique des deux sexes, c’est-à-dire l’assimilation de la femme à l’homme dans les fonctions publiques est un des sophismes que repousse non seulement la logique mais encore la conscience humaine et la nature des choses (...).
La famille est la seule personnalité que le droit politique reconnaisse (...). Le ménage et la famille, voilà le sanctuaire de la femme » (Le Peuple, le 12 avril 1849).

Proudhon a pris la précaution de ne pas nommer Jeanne Deroin, ainsi efface-t-il sa trace de l’histoire du suffrage. Mais d’autres journaux s’expriment ; le débat, tant attendu par les « femmes de 1848 », était enfin engagé. Le Comité central démocratique de la Seine s’apprêtait à affronter les partisans de l’ordre. Parmi ceux que l’on qualifiait de « rouges », quelques-uns tenaient à faire entendre « la vérité des principes ». La République, consacra la première page à « la place des femmes dans la société » ; La Démocratie Pacifique, journal des fouriéristes, publia la réponse de Jeanne Deroin. Et le 5 janvier 1849 donnait la parole à Henriette (Hortense Wild*) qui désignait le « représentant du peuple » comme l’allié des plus réactionnaires. Pleine d’humour, elle détourna la « fameuse formule » du « grand homme ».

« Mauvais chrétien, socialiste haineux, vous poursuivez le monopole sous sa forme matérielle et particulièrement saisissable, ce qui est bien : mais quand on veut l’attaquer sous sa forme affective, vous vous mettez à la traverse et criez au scandale ! vous voulez de la dignité et de l’égalité des hommes, et vous repoussez la dignité et l’égalité des sexes ? La femme dites-vous n’a rien à attendre de plus et son devoir est de rester dans la retraite pour laquelle la nature la créée.

Pitié de vos sophismes, honte à vos idées de résignation quand même ! (...). Notre mysticisme vous déplaît, ô saint Proudhon ! Eh bien encore un peu de temps et il naîtra, j’en suis sûre, une Sainte Proudhonne (...). Sainte Proudhonne découvrira sans peine cette autre propriété qui a échappé à la courte vue de son patron (...). Sainte Proudhonne verra bien que l’amour, réglé par vous et devenu le droit du plus fort, constitue la plus inique des propriétés, et sous l’empire de ses convictions, s’emparant de votre plus audacieuse formule, Sainte Proudhonne démontrera clairement au monde que la propriété c’est le viol ... ».

Proudhon contribua ainsi à forger l’idée du socialisme au masculin qui l’emportait et pour longtemps. La section française de la Première Internationale en gardera les traces.

En mai 1850, il fut ramené de Doullens à la Conciergerie pour comparaître devant le jury. Presque chaque mois, La Voix du Peuple avait été condamné à des amendes toujours élevées mais toujours couvertes par souscriptions populaires. Elle avait vu passer quatre gérants en quinze mois. En l’absence de Proudhon emprisonné, Darimon* assurait la rédaction en chef. Cette fois, Proudhon fut acquitté. C’était la première fois que cela arrivait à un socialiste depuis deux ans. Son journal fut néanmoins supprimé le 14 mai 1850. Il en advint de même du Peuple de 1850 qui lui succéda (15 octobre). Quel qu’ait pu être le succès de certains de ses ouvrages, cela ne valait pas pour lui un seul article à cent mille exemplaires de La Voix du Peuple ou du Peuple. Il s’irrita de la résignation dont firent preuve les députés démocrates-socialistes devant la loi du 31 mai qui restreignait le suffrage universel. Il écrira : « La Montagne, qui s’avise d’être modérée précisément quand il faudrait se montrer violente, fait admirablement, comme toujours, les affaires de la contre-révolution. »

Il se rendait compte de l’impasse dans laquelle se trouvaient les députés de la Montagne. Se rapprochaient-ils de la majorité à l’Assemblée ? Ils faisaient le jeu de la droite. Des monarchistes ? Ils se coupaient des masses ouvrières. Guerroyaient-ils contre les royalistes ? Ils suivaient alors, bon gré mal gré, le prince président, ils travaillaient au rétablissement de l’Empire. Proudhon fut, parmi les démocrates-socialistes le seul qui envisageât, sans trop de répugnance, une liaison cordiale entre la Montagne et l’Élysée. « Ce n’est pas Catilina qui est à nos portes, c’est la Mort », a-t-il écrit. Or il ne témoignait pas d’une haine instinctive à l’égard de Catilina, c’est-à-dire de Louis-Napoléon. Il le jugeait même au total moins hypocrite qu’un soldat comme Cavaignac et plus généreux que les parlementaires du type de Thiers ou d’Odilon Barrot. Je préférerais, disait-il en substance, que le prince-président menât sa partie avec Madier de Montjau* et Charras plutôt qu’avec des cléricaux comme Falloux ou Montalembert. Il croyait au succès des manœuvres des orléanistes qui, pour 1852, mettaient en avant les princes Nemours et Joinville. Il était alors hanté par le spectre d’une restauration monarchique.

Au moment du coup d’État, il se trouvait toujours à Sainte-Pélagie. Le lendemain du drame était son jour de sortie. Levé de bonne heure, il aperçut, des fenêtres de sa cellule, les proclamations de Louis-Napoléon. Il interpella sa femme qui occupait une chambre dans une maison située en face de la prison : « Femme, fait-on des barricades ? » Étant donné l’heure matinale, aucune résistance n’était encore ébauchée. Il quitta Sainte-Pélagie. Le sculpteur Etex* semble affirmer qu’il se montrait disposé à la résistance. Dans ses Souvenirs d’un artiste, il écrit en effet : « Rue Soufflot, nous rencontrâmes Proudhon en redingote verte, la canne à la main, qui descendait de Sainte-Pélagie, où il était en prison. Nous allâmes à l’Hôtel de Ville, Proudhon était monté avec nous. Avant de pousser plus loin dans l’aventure, je le prévins que nous allions peut-être nous faire tuer. Il me répondit : J’appartiens à la Révolution. Par contre, à Victor Hugo* qu’il alla voir ensuite au faubourg Saint-Antoine, il donna le conseil de ne pas provoquer d’insurrection : « Vous vous faites des illusions. Le peuple est mis dedans. Il ne bougera pas. Bonaparte l’emportera. » Il rentra le soir à Sainte-Pélagie, sans avoir pris une part directe à la résistance.

Il y regagna sa cellule non loin de celle de Pauline Roland* qui venait d’y être reconduite. « Nous ne nous mangerons pas », écrivait-elle gaiement à Gustave Lefrançais*. L’idéal de Pauline Roland apparaît assez proche de celui de Proudhon, mais il y avait chez elle un côté athénien, de l’héroïsme naturel, et des rêves à la Jean-Jacques qui exaspéraient Proudhon. Celui-ci ne supportait la femme qu’à la cuisine. Une femme en prison, une femme martyre était un camouflet lancé à son orgueil. Proudhon au surplus, transigeait avec Badinguet, alors que Pauline Roland était irréductible.

Proudhon exagérera, pour justifier sa position, la passivité du faubourg Saint-Antoine dans une formule qui demeurera fameuse : « Pendant que les représentants appellent aux armes, les ouvriers jouent au billard. » Il citera souvent ce mot d’un ouvrier : « Barbès a demandé pour nous un milliard aux riches, Bonaparte nous le donnera ! » Le 19 décembre 1851, il écrira à Mathey* : « L’avez-vous vue, cette tourbe de sans-culottes envieux, jaloux, ingrats et lâches abandonner à l’instant décisif ses représentants et se rallier à la politique impériale ? Ce faubourg tant caressé, tant prôné n’a soufflé mot [...] Il est évident pour moi que ce peuple, partie la plus barbare et conséquemment la plus rétrograde de la société, ne se soucie guère des grands sentiments civiques et veut être mené, jusqu’à complète éducation, à la baguette. » Proudhon, estimant que l’Empire pouvait mieux que la Seconde République faire la besogne de la Révolution, n’était pas précisément qualifié pour morigéner les ouvriers coupables d’avoir abandonné Baudin.

En prison, Proudhon écrira La Révolution sociale démontrée par le coup d’État, témoignage hors de pair, au même titre que ses Confessions d’un Révolutionnaire que l’Histoire d’un Crime, de Victor Hugo, que les livres de Marx, La lutte des classes en France et Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Tandis que républicains et socialistes dénonçaient avec indignation le crime de décembre, lui cherchait à démêler le jeu obscur qui se jouait à l’Élysée. Pour lui « Louis-Napoléon est, de même que son oncle, un dictateur révolutionnaire, mais avec cette différence que le Premier Consul venait clore la première phrase de la Révolution, tandis que le Président ouvre la seconde ». Il voyait dans le prince-président l’homme de la révolution sociale, l’héritier de la révolution de 1848. Il pensait que le mouvement de 1848 avait été si profond que Louis-Napoléon serait contraint de prendre ses idées à la République sociale et de les réaliser : « Que le Deux-Décembre [...] transforme en hommes ces prolétaires, grande armée du suffrage universel, baptisés enfants de Dieu et de l’Église, et qui manquent à la fois de science, de travail et de pain. Tel est son mandat. Telle est sa force. » Et de penser que si la Montagne était entrée dans le jeu du prince, si elle avait collaboré au coup d’État, l’Empire aurait revêtu un caractère révolutionnaire et aurait été la préface naturelle d’une heureuse et constructive « anarchie ». C’est pourquoi, dans une certaine mesure, il adhérait à ce régime impérial sans empereur que le prince-président semblait vouloir ébaucher. Dans une lettre écrite à la même époque (Revue socialiste, mai 1905), il estimait que le succès du coup d’État était dû bien moins à l’audace du prince-président qu’à l’affolement de la bourgeoisie qui, par crainte du socialisme, était prête à accepter un souverain quel qu’il fût. Il affirmait que dès que les bourgeois s’étaient aperçus que 1848 était une révolution sociale, ils l’avaient combattue, ce qui leur fut d’ailleurs facile, car ils avaient des adversaires auxquels Proudhon reprochait de n’avoir su montrer ni caractère, ni talent, ni doctrine.

Il sentit, rapidement, aux événements de chaque jour, et il le dira en juillet 1852 (Correspondance, t. IV, p. 295) que c’était L’Univers qui l’emportait dans les conseils du prince-président, que c’était l’orléanisme et le jésuitisme qui se trouvaient « en majorité à l’Élysée ». Il ne lui fallut somme toute pas très longtemps pour comprendre que Louis-Napoléon ne pouvait être l’homme de la Révolution sociale.
En 1857, il publia le Manuel du spéculateur à la Bourse et, en 1858, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église. La presse libérale organisa la conspiration du silence contre ces livres, ce qui n’en arrêta pas la vente, car ils s’enlevèrent rapidement. Dans son Manuel du spéculateur, écrit en collaboration avec Georges Duchêne*, Proudhon opposait à la féodalité industrielle la démocratie industrielle représentée par les associations ouvrières, ou plus exactement par les associations de petits artisans travailleurs, car, toute sa vie, il resta un fils d’artisans et fut toujours sur la réserve à l’égard de l’industrie moderne.

Il reprendra la même idée dans De la Justice... Il vidait de plus en plus le mot « association » du contenu dogmatique qu’il avait depuis 1848, pour le remplacer par celui de « coopération ». Ouvrier du petit atelier, il rêvait de cités où les ouvriers feraient eux-mêmes leurs affaires en s’abritant le plus possible contre ce monstre que représente pour lui l’État. Surtout, il envisage dans De la Justice..., peut-être encore avec plus de netteté que dans ses ouvrages antérieurs, la création d’un véritable humanisme populaire, d’un humanisme ouvrier : « La philosophie peut se trouver tout entière dans cette partie essentielle de l’éducation populaire, le métier. » (De la Justice..., t. I, pp. 188-189). L’ouvrage est un long hymne au travail. Proudhon y dessine d’une façon particulièrement nette cet humanisme populaire. Sa conception du travail s’oppose à la fois à la conception fouriériste et à la conception chrétienne. Il critique, en particulier, l’idée de vocation. Il y montre une défiance à l’égard des systèmes de Claude-Henri Saint-Simon* et de Fourier, qu’il trouve trop raidis, trop aristocratiques, trop peu vivants. C’est qu’il souhaite une société d’hommes simples, fiers, ne s’encombrant pas de besoins superflus. Bien que profondément moraliste, il juge féconde la critique faite par Fourier contre la morale traditionnelle, si l’euphorie libertine qu’il attribue au Phalanstère lui répugne. Mais il est encore plus sévère à l’égard de ceux qui considèrent le travail comme la rançon du péché originel. Dans sa pensée, la religion du travail s’oppose à la religion chrétienne. Il prend violemment à partie (De la Justice..., t. III, p. 125) l’ouvrage de Jean Reynaud*, transfuge du saint-simonisme, Terre et Ciel, paru au début du Second Empire et qui donne le pas à la contemplation sur le travail. De même il s’élève contre le morcellement et l’excès de spécialisation professionnelle. Il préconise un apprentissage polytechnique qui élaborera un nouvel humanisme. Il reproche à la grande industrie de faire passer l’esprit dans la machine et d’abêtir le travailleur. Chez lui se juxtaposent esprit artisanal et idée de modernité. Marx dénoncera chez lui ce caractère artisanal, démodé, médiéval. Pour Proudhon, l’artisan serait l’homme complet, d’autant plus complet que dans sa méditation recueillie (l’artisan est plutôt un solitaire) il s’inquiète de l’autorité de l’État et de l’Église et se mobilise perpétuellement contre les jouisseurs et les tyrans.

Dans (De la Justice..., (t. I, p. 258), Proudhon rapporte avec complaisance un texte de Michelet dans lequel il est fait justice des accusations de fédéralisme que les ateliéristes catholiques portaient contre les protestants : « Nos amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient nos ennemis, qu’ils croient et répètent que les protestants tendaient à démembrer la France, que les protestants étaient des gentilshommes, etc. Dès lors, voyez la beauté du système : Paris et la Saint-Barthélémy ont sauvé l’unité, Charles IX et les Guises représentaient la Convention. » Il n’empêche que Proudhon combattit violemment le jacobinisme responsable d’une centralisation excessive.

De la Justice... vaudra à son auteur une nouvelle condamnation à la prison à laquelle il échappera en se réfugiant à Bruxelles. En 1861, il y publiera La Guerre et la Paix, ouvrage où il démontre que la misère est fatale et éternelle par suite de l’impossibilité de combler l’écart constant entre la faculté de produire et le besoin toujours grandissant de consommer. Il y vitupère contre le traité de commerce de 1860 : « Le peuple français apprendra quelque jour par une douloureuse expérience ce que c’est que de travailler pour l’exportation et de se fermer, par une mauvaise répartition des services et des produits, son véritable marché qui est lui-même. »

Amnistié en décembre 1860, Proudhon quitta la Belgique en septembre 1862.
Il avait eu entre-temps à faire face à la ténacité des femmes : Jenny d’Héricourt, avait repris en 1857 la polémique de 1848-1849 dans la Revue Philosophique : « Les non-émancipateurs, aveuglés par l’orgueil, pervertis par un amour aussi effréné qu’inintelligent de domination, ne veulent la liberté que pour eux. Ces égoïstes, si ombrageux contre ce qui menace la leur, veulent que la moitié de l’espèce humaine soit dans leurs fers » (rééditée dans Réponse à MM. Michelet, Proudhon, Émile de Girardin, Auguste Comte et autres novateurs modernes, par Mme Jenny d’Héricourt, Bruxelles, 1860, p. 157).

En 1863, il suggéra, à la demande de Duchêne, une candidature ouvrière unique pour toutes les circonscriptions de Paris, aux élections législatives, À vrai dire, les candidatures ouvrières de 1863-1864 ont passionnément intéressé Proudhon. Dans une certaine mesure, son livre De la capacité politique des classes ouvrières, écrit en 1864, mais publié après sa mort par son exécuteur testamentaire Gustave Chaudey*, est un long commentaire du « Manifeste des Soixante ». L’auteur de dédie « à quelques ouvriers de Paris et de Rouen qui l’avaient consulté pour les élections ». Il semble s’être mépris sur l’ampleur et sur le sens du mouvement déclenché par les candidatures ouvrières. Il rêvait d’une nouvelle sécession de la plèbe : il voyait les ouvriers escaladant joyeusement le Mont Aventin de l’anarchie et laissant Jules Favre et Ernest Picard à leurs plaidoiries, Jules Simon à ses études philosophiques ou à ses enquêtes philanthropiques. Mais Henri Tolain* était beaucoup moins éloigné de Jules Favre ou de Jules Simon que Proudhon ne l’imaginait. Proudhon se trompait sur les desseins des candidats ouvriers comme il s’était trompé sur les desseins des aristocrates libéraux qui fondaient les mutuelles. Les leçons qui sont données dans La Capacité ne furent suivies ni par Tolain ni par Eugène Varlin*, le premier glissant vers l’opportunisme politique, le second étant entraîné vers la révolution. Dans La Capacité, Proudhon qui envisage l’évolution sociale comme une destruction graduelle de l’État, s’insurge contre l’école gratuite (p. 334), car celle-ci tendrait à renforcer l’ingérence de l’État dans la vie des citoyens, à développer la bureaucratie et à accentuer la centralisation du pouvoir. Il résout le problème grâce au mutuellisme : les travaux des élèves des écoles seraient mis en vente pour couvrir les frais d’instruction. Il se prononce pour la formation, par l’école, de citoyens fiers et indépendants plutôt que d’encyclopédistes impuissants. Il n’attend la véritable révolution que d’un peuple instruit capable de mener ses affaires lui-même. Il souhaite que la France soit plutôt peuplée de citoyens que de clients. Il souhaite des ouvriers assez maîtres d’eux-mêmes pour se méfier des thaumaturges et pour ne pas suivre le char des tyrans.

Le jour de ses obsèques, le 22 janvier 1865, Émile de Girardin fit remarquer dans La Presse que Proudhon était mort de l’incapacité où il avait été mis d’exercer son robuste talent de polémiste.

Son influence fut considérable sur les ouvriers qui fondèrent l’Internationale en France. Elle s’exerce encore, directement ou indirectement, sur le mouvement ouvrier français.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article36613, notice PROUDHON Pierre-Joseph , version mise en ligne le 20 février 2009, dernière modification le 9 juillet 2022.
Pierre-Joseph Proudhon
Pierre-Joseph Proudhon
BNF, Estampes et photographies
BNF, Estampes et photographies

ŒUVRES : Il existe une édition ancienne des œuvres complètes, parue de 1867 à 1870 en 26 volumes in-18 à la Librairie Internationale Lacroix, Verboeckoven et Cie. Elle est loin de comprendre tous les articles de journaux écrits par Proudhon, ce qu’il préférait de tout ce qui était sorti de sa plume (voir les tomes XVII, XVIII et XIX).
Une édition annotée a commencé à paraître chez Rivière en 1923. Elle n’était pas achevée en 1962. Les deux derniers volumes parus comprennent une partie des Carnets de Proudhon qui n’avaient encore jamais été imprimés.
Pour la Correspondance de Proudhon, Lacroix fit une édition particulière en 1874 et 1875, en 14 volumes. Elle est tout à fait incomplète. On peut y ajouter d’importantes lettres analysées ou reproduites dans les catalogues d’autographes, ceux de la maison Charavay en particulier, et deux volumes : Lettres à Chaudey et à divers Comtois (1839-1864) procurées par Éouard Droz, Besançon, 1911 et Lettres au citoyen Roland (1858-1862), Paris, 1946.
Des œuvres choisies ont été compilées à diverses reprises. Citons : C. Bouglé, Proudhon, Paris, 1930. — C. Bouglé et H. Moysset, Proudhon, œuvres, Paris, 1936-1938, 2 vol. — A. Cuvillier, Proudhon, Paris, 1937. — Alexandre Marc, P.-J. Proudhon, Textes choisis, Paris, 1945. — J. Muglioni, Proudhon : Justice et Liberté, textes choisis, Paris, PUF, 1962. — J. Bancal, Proudhon, œuvres choisies, textes présentés, Paris, Gallimard, 1967, coll. "Idées". — P. Ansart, Proudhon, Textes et débats, Paris, Le Livre de Poche, 1984..

SOURCES : Ce n’est pas ici le lieu d’énumérer le très grand nombre d’ouvrages consacrés à Proudhon en tout ou en partie. Notre sélection ne prétend pas à autre chose qu’à présenter les principaux aspects d’une bibliographie proudhonienne.
Pierre Ansart, Sociologie de Proudhon, Parid, PUF, 1967. — Henri Arvon, « Proudhon et le radicalisme allemand » (Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 1951). — C. Bouglé, La Sociologie de Proudhon, Paris, 1911. — J. Bourgeat, Proudhon, père du socialisme français, Paris, 1943 (avec une bibliographie importante). — H. Bourgin, Proudhon, Paris, 1901. — G. Cogniot, « Le Centenaire de la Philosophie de la Misère », (La Pensée, 1946-1947). — Louis Dimier, Les maîtres de la contre-révolution au XIXe siècle, Paris, 1907. — E. Dolléans, Proudhon, Paris, Corréa, 1941. — E. Dolléans, Proudhon, Paris, Gallimard 1948. — E. Dolléans et J.-L. Puech, Proudhon et la Révolution de 1848. (collection du Centenaire), Paris, 1948. — E. Droz, P.-J. Proudhon, Paris, 1909. — Lucien Febvre, « Une question d’influence. Proudhon et le syndicalisme contemporain » (Revue de Synthèse historique, 1909). G. Guy-Grand, Pour connaître la pensée de Proudhon, Paris, 1948. — D. Halévy, La jeunesse de Proudhon, Moulins, 1913. — D. Halévy, La Vie de Proudhon, t. I, La Jeunesse, Paris, 1948. — P. Haubtmann, Marx et Proudhon, Paris, 1947. — P. Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon. Sa vie et sa pensée, Paris, Beauchesne, 1982. — P. Haubtmann, Proudhon, Tome I : 1849-1855, Tome II : 1855-1865, Paris, Desclée De Brouwer, 1988. — H. de Lubac, Proudhon et le Christianisme, Paris, 1945. — Jules-L. Puech, Le Proudhonisme dans l’Association Internationale des Travailleurs, Paris, 1907. — J.-L. Puech, « Quelques récents commentaires de Proudhon », (1848, Revue des Révolutions contemporaines, 1950). — Sainte-Beuve, Proudhon, sa vie et sa correspondance, Paris, 1872. — G. Gurvitch, Proudhon, PUF, 1965. Un manuscrit de 1 500 p. dactylographiées, dû à P. Gamache et déposé à l’IFHS, constitue un Essai de classement méthodique de la correspondance de P.-J. Proudhon. — Notes de Bernard Voyenne et, pour sa conception de la femme, Michèle Riot-Sarcey (sources : Le Peuple, La Démocratie Pacifique, La République, 1849, La Revue Philosophique, 1857). — Sophie Chambost, Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, Pennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 296 p.

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