Par Geneviève Fraisse
Née en 1824 à Bains (Vosges), morte en 1874 à Fontenoy-le-Château (Vosges) ; préceptrice, « institutrice » ; de sensibilité saint simonienne, féministe, première bachelière
C’est au double titre de pionnière et d’essayiste que Julie-Victoire Daubié fut une femme remarquable pour l’histoire de l’égalité des sexes. Elle est connue pour avoir été la première bachelière (1861) et pour être l’auteur d’un ouvrage important La Femme Pauvre au XIXe siècle paru en 1866.
Julie-Victoire Daubié bénéficia de l’enseignement de son frère, prêtre, auteur de plusieurs catéchismes, qui lui apprit le latin et le grec. Elle passe le Brevet supérieur de capacité en 1844. Face à la difficulté de devenir institutrice étant donné le monopole de l’éducation des filles par les congrégations religieuses, elle se fit préceptrice, et décida de passer le baccalauréat ès-lettres. On lui refusa l’inscription à Paris, elle fut acceptée à Lyon grâce au doyen, Francisque Bouillier. Mais il fallut l’intervention de M. Arlès-Dufour, industriel saint simonien, ainsi que celle de l’impératrice Eugénie pour que le ministre de l’Instruction publique, Gustave Rouland, acceptât de délivrer le diplôme. A défaut d’un texte interdisant aux filles de se présenter à l’examen, il fallut bien reconnaître cet acte individuel d’une autodidacte, ce fait accompli. Ainsi Julie-Victoire Daubié donnât-elle l’exemple, imposant un nouveau droit, celui de bachelière, sans attendre qu’une décision, décret ou loi, vint l’imposer. Puis elle continua et passa une licence ès-lettres en 1871 (Emma Chenu l’avait précédée en sciences en 1868).
Julie-Victoire Daubié n’était pas une inconnue. En 1859, elle avait remporté le prix du concours de l’Académie impériale de Lyon portant sur les moyens d’améliorer la condition économique et sociale des femmes. Son mémoire La Femme Pauvre au XIXe siècle fut publié en 1866 puis en 1870, augmenté d’une partie sur « la condition morale », lorsque la même Académie réitéra cette question de concours.
Qu’est-ce que « la femme pauvre » ? Non pas seulement une femme prise par la misère, mais celle qui doit travailler pour vivre, avoir ses propres « moyens de subsistance », par conséquent une femme seule bien souvent, grande « anomalie » du XIXe siècle. Alors ce mémoire propose une lecture de ce phénomène à plusieurs niveaux, celui de l’enquête, fut-elle livresque plus que concrète, car toutes les professions pour les femmes y sont minutieusement recensées, celui de l’interprétation historique car le XIXe siècle est vu dans sa nouveauté économique et politique comme « antipathique » aux femmes, celui de la théorie féministe, d’une philosophie morale qui cherche à concilier la nécessité de subsistance avec la dignité de la femme. Ce travail fut salué aussi bien par John Stuart Mill que par Victor Hugo et lui ouvrit sans doute les portes du Journal des économistes et de L’Économiste français.
Son parcours individuel d’accès au savoir la conduisait naturellement à réfléchir aussi les questions d’instruction. C’est pourquoi elle publia en 1862 Du progrès dans l’instruction primaire. Justice et liberté !, où il était fondamentalement question du droit des femmes à s’instruire et à enseigner. Ce mémoire avait été rédigé pour un concours ouvert par le ministre de l’Instruction publique en 1860 mais n’avait pas été couronné. La critique de la Lettre d’obédience dispensant les religieuses enseignantes de diplômes et la revendication qu’il exprime lui donnait peu de chance d’être apprécié par un ministre.
Le droit à la subsistance et le droit au savoir sont les deux thèmes fondamentaux de l’émancipation des femmes. Ainsi son engagement intellectuel pour l’éducation des femmes et leur activité économique firent nécessairement de Julie-Victoire Daubié une féministe active. Elle fit des conférences remarquées (à la Presse scientifique, 20 rue Mazarine) et participa à la création du journal de Maria Deraismes et Léon Richer Le Droit des femmes en 1869.
Elle créa ensuite l’« Association pour l’émancipation progressive de la femme » en 1871 dont elle fut vice-présidente, la présidence revenant à Arlès-Dufour, son ami et soutien de toujours. Cette association avait un double objectif, lutte contre la prostitution et demande de droit de vote. Cette association fit paraître plusieurs brochures, La Tolérance légale du vice, sur la prostitution, La question de la femme d’Alexandre Dumas-fils et le Manuel du jeune homme de Silvio Pellico ; Julie-Victoire Daubié préfaça ces livres. Elle publia aussi au même moment L’Émancipation de la femme en dix livraisons. Ce troisième ouvrage n’est plus une enquête ou un état des lieux critique. Il énonce un « programme » qui définit l’émancipation par « son sens grammatical d’égalité pour tous et pour toutes » et qui précise que « L’émancipation politique semble inséparable de l’émancipation civile dans toute démocratie ». À partir de là, elle propose une série de réformes juridiques et publie un Manifeste pour la revendication du suffrage des femmes. Texte pionnier dans l’histoire du droit de vote.
Julie-Victoire Daubié n’était pas socialiste. Elle était fortement marquée par le saint-simonisme mais elle en avait une interprétation morale et politique plutôt personnelle. Dénoncer la misère de la femme pauvre avait aussi pour objectif moral la régénération de la famille, et se doublait d’un constat historique, celui d’une régression des droits des femmes : la centralisation d’un État moderne avait entraîné au XIXe siècle une législation favorable aux hommes (masculins) étouffant ainsi la mixité du droit antérieur, souvent coutumier. L’insistance de Julie-Victoire Daubié à dénoncer un XIXe siècle défavorable au progrès des droits des femmes ouvrait une réflexion à venir sur l’exclusion des femmes produite par la société nouvelle, industrielle et démocratique.
Par Geneviève Fraisse
OEUVRE : Du Progrès dans l’instruction primaire, Paris, Librairie de Madame Claye, 1862. — La Femme Pauvre au XIXe siècle, Paris, 1866, Ernest Thorin éditeur, 1870, réédité par Agnès Thierce, préface de Michelle Perrot, Paris, Côté-femmes, 1992-1993. — L’Émancipation de la femme en dix livraisons, Paris, Ernest Thorin éditeur, 1871-1872. — Préfaces à La Question de la femme d’Alexandre Dumas-fils, au Manuel du jeune homme de Silvio Pellico, ainsi qu’à La Tolérance légale du vice (Lettres de Victor Hugo, Comte A. de Gasparin, Père Hyacinthe, Joseph Mazzini, Marie Goegg, Maria Mozzoni, John Stuart Mill, etc.), Paris, Association pour l’émancipation progressive de la femme (5, rue de la Pompe), 1872.
SOURCES : Dossiers d’archives, Bibl. Hist. Ville de Paris et Bibl. Marguerite Durand. — Raymonde, A. Bulger, Lettres à Julie-Victoire Daubié (1824-1874), La première bachelière de France et son temps, New York-Paris-Berne, Peter Lang, 1992. — Agnès Thiercé, Julie-Victoire Daubié, « femme savante ». De la condition économique, morale et politique de la femme au XIXe siècle, mémoire de maîtrise, Paris VII, 1990.— « Julie Daubié », Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, Université Lumière Lyon 2, n° 2-3, 1993.