ELLUL Jacques, César, Émile

Par Patrick Troude-Chastenet

Né le 6 janvier 1912 à Bordeaux (Gironde), mort le 19 mai 1994 à Pessac (Gironde) ; professeur agrégé de droit à la faculté de Bordeaux ; écrivain ; dirigeant des groupes personnalistes du sud-ouest ; président du Comité de défense de la côte aquitaine ; membre fondateur d’Ecoropa ; résistant, délégué municipal de Bordeaux (1944-1945).

Jacques Ellul vécut une enfance pauvre mais heureuse. Sa grand-mère paternelle était serbe, son grand-père paternel était italien, originaire de Malte, et son père, natif de Trieste, était à la fois citoyen autrichien et sujet britannique. Quant à sa mère, elle était la fille d’une Française et d’un Portugais. Joseph Ellul était d’éducation religieuse grecque orthodoxe mais voltairien de conviction, tandis que Marthe Mendès était protestante. Ces deux destins se croisèrent un jour à Bordeaux où le père de Jacques avait été recruté comme fondé de pouvoir par une grande maison de négoce. Sa mère enseignait le dessin dans un cours privé et son père connut plusieurs fois le chômage en raison de son intransigeance de caractère et de la conjoncture économique.

À l’issue de brillantes études au lycée Montaigne à Bordeaux, Jacques Ellul fut obligé par son père de faire son droit. C’est dans un cours d’économie, durant l’année universitaire 1930-1931, qu’il entendit parler de Marx pour la première fois. Son père étant alors privé d’emploi, il ressentait « comme une injustice terrible qu’un homme de sa qualité se trouve dans cette situation. Par son analyse du capitalisme et de ses crises, Marx me fournissait une explication au drame vécu par mon père » (Entretiens avec Jacques Ellul, 1994, p. 91). Jacques Ellul lut par la suite l’intégralité de son œuvre. Voulant changer la société, il prit contact avec des membres de la SFIO qui le déçurent par leur carriérisme, puis avec des militants communistes plus préoccupés de la ligne du parti que d’herméneutique marxiste. Finalement, c’est au sein de la mouvance personnaliste qu’il trouva l’occasion de prolonger la pensée de Marx.

Si la rencontre avec Marx fut décisive, deux autres dialecticiens vinrent compléter sa formation intellectuelle : Søren Kierkegaard et Karl Barth. Jacques Ellul subit également l’influence de Bernard Charbonneau, un ancien camarade de lycée. À la suite de leur rencontre avec Emmanuel Mounier*, les deux amis affilièrent leur petit groupe de discussion au mouvement Esprit au début 1934. Les personnalistes gascons étaient avant tout soucieux de retrouver un contact direct avec la nature et de donner à leur révolution une dimension aussi charnelle que spirituelle. Voulant inscrire leur action dans les moindres faits et gestes de la vie quotidienne, ils privilégiaient la mise en réseau de petits groupes locaux autogérés pouvant déboucher à terme sur une organisation fédérale. À défaut de l’avoir inventée, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul mirent donc en pratique, dès les années 1930, la maxime « penser globalement, agir localement ».

Jacques Ellul commença à écrire dans des revues au milieu des années 1930. En particulier, ses premiers articles parurent en 1935 dans le Journal du Groupe de Bordeaux des Amis d’Esprit. Il publia son premier article dans Esprit en 1937, mais son groupe se brouilla avec Emmanuel Mounier* la même année.

Si les émeutes du 6 février 1934 eurent pour effet de renforcer ses sentiments antifascistes, Jacques Ellul refusa de se laisser enfermer dans une logique bipolaire et de réduire son combat au seul plan politique. Son activité militante ne l’empêcha pas de donner des cours particuliers pour aider ses parents et payer ses études, d’animer des cercles de jeunes protestants et de rédiger sa thèse de doctorat. Vraisemblablement en 1935, Jacques Ellul publia avec Bernard Charbonneau un texte condensant l’essentiel d’une pensée destinée, selon la formule, non seulement à interpréter le monde mais à le changer. Ces « Directives pour un manifeste personnaliste » consacraient notamment sa thèse de l’impuissance de la politique face à l’emprise technicienne affectant de la même manière les régimes capitalistes, fascistes et communistes. En effet, s’il existe une constante reliant ses œuvres de jeunesse aux écrits de maturité c’est bien l’affirmation selon laquelle, face au fait déterminant de l’universalité de la technique, les différences politico-institutionnelles sont parfaitement secondaires. Bien loin de la limiter au monde mécanisé, Jacques Ellul définissait la technique comme la recherche dans tous les domaines de la méthode absolument la plus efficace. Il pointait l’ambivalence du progrès qui libère autant qu’il asservit. Dans son article « Le fascisme, fils du libéralisme » (Esprit, n° 53, 1er février 1937), il affirmait notamment que la technique, qui avait joué jusqu’à présent dans le sens de l’asservissement de l’homme, pourrait peut-être un jour se mettre à son service.

Les purges staliniennes visant des hommes qu’il admirait – Boukharine par exemple –, mais surtout le comportement des communistes durant la guerre civile en Espagne rapprochèrent Jacques Ellul des anarchistes. Par l’intermédiaire d’un ancien camarade de classe, sa femme et lui aidèrent de jeunes anarchistes venus en France à se procurer des armes. L’arrivée au pouvoir du Front populaire le remplit d’espoir et il crut fermement que l’heure de la révolution venait enfin de sonner. C’est du reste la seule fois où il avoua avoir voté. La déception fut proportionnelle aux attentes suscitées. Jacques Ellul obtint un poste de chargé de cours à la faculté de droit de Montpellier (1937-1938) avant d’être nommé à Strasbourg à la rentrée suivante. Alors que professeurs et étudiants de la faculté alsacienne s’étaient repliés à Clermont-Ferrand pour cause de guerre, Jacques Ellul se permit d’exprimer publiquement ses craintes quant au risque d’enrôlement de force des jeunes Alsaciens dans l’armée allemande et ses réserves à l’égard du maréchal Pétain. Dénoncé par un de ses élèves, il fut alors révoqué par le gouvernement de Vichy en qualité de fils d’étranger.

Durant l’été 1940, privé d’emploi et marié à une Britannique, Yvette Lensvelt qui lui donna quatre enfants, Jacques Ellul se réfugia dans une ferme isolée de l’Entre-deux-mers en Gironde. Il s’y improvisa agriculteur pour nourrir sa famille. Il confia avoir tiré autant de fierté d’avoir récolté sa première tonne de pommes de terre que d’avoir réussi le concours d’agrégation de droit romain et d’histoire du droit en 1943. Jacques Ellul participa à la Résistance sans toutefois prendre les armes. Il servit d’agent de liaison pour plusieurs maquis, cacha des prisonniers évadés, des étrangers ou des amis juifs, leur procura de faux-papiers et les aida à passer en zone libre. Nommé professeur à la faculté de droit de Bordeaux en 1944, il y enseignera jusqu’à son départ à la retraite en 1980.

À la Libération, en tant que secrétaire général du MLN de la région bordelaise, Jacques Ellul siégea lors de plusieurs procès de la collaboration. D’octobre 1944 à avril 1945, il participa à la délégation municipale de Bordeaux présidée par un socialiste. Cette brève expérience le confirma dans l’idée que les élus étaient à la merci des « bureaux » et que la politique était impuissante face à la technocratie. En désaccord avec la SFIO, Jacques Ellul refusa de se présenter sur la liste socialiste aux municipales de 1945. En revanche, il participa activement à la campagne pour les élections législatives d’octobre, en troisième position sur la liste de l’UDSR qui obtint moins de 5 % des suffrages en Gironde. À trente-trois ans, lui qui rêvait de passer « De la résistance à la révolution », selon le mot d’ordre de Combat, assista impuissant au retour en force des vieux partis traditionnels.

Jacques Ellul n’en continua pas moins de vouloir changer radicalement le monde, à partir de sa foi chrétienne et de sa lecture libertaire de Marx que l’on retrouve dès ses premiers articles parus dans Réforme à la Libération. S’il prit souvent la plume pour toucher le grand public par le biais de tribunes volontiers polémiques publiées par Le Monde, Le Quotidien de Paris, Ouest-France et Sud-Ouest, c’est à la presse protestante en général et en particulier à Foi et Vie – dont il fut directeur de 1969 à 1986 – qu’il réserva l’essentiel de son activité journalistique.

Dans La Technique ou l’enjeu du siècle (1954), il démontra que la technique était devenue un processus autonome obéissant à ses propres lois. La traduction en anglais de cet ouvrage en 1964 lui assura une belle notoriété sur les campus américains si l’on en juge par le nombre d’étudiants californiens venus assister à ses cours pendant près de deux décennies. Avec l’éducateur Yves Charrier, il fonda en 1958 l’un des premiers clubs de prévention de la délinquance juvénile. Son livre Propagandes le fit connaitre de la mouvance situationniste. Aux lendemains de Mai 68, il présida, en alternance avec Charbonneau, le comité de défense de la côte aquitaine qui s’opposa aux divers projets d’aménagement gouvernementaux.

Durant les années 1970, Jacques Ellul anima des groupes de non-violents auxquels participa notamment le futur contempteur de la « malbouffe » : José Bové. Il apporta son soutien aux objecteurs de conscience et aux militants antimilitaristes. Il témoigna dans plusieurs procès d’insoumis déférés devant le tribunal permanent des forces armées. En 1976, aux côtés de son ami Édouard Kressmann, il présida aux destinées de l’association écologique européenne Ecoropa. Corédacteur en 1979 d’un manifeste européen pour une démocratie écologique, Jacques Ellul désapprouva la création du parti Les Verts au nom d’une vielle conception anarcho-syndicaliste selon laquelle la cause écologiste n’avait rien à gagner à entrer dans l’arène électorale. Jusqu’à sa mort d’un lymphome, il préféra les initiatives locales, les mouvements sociaux et le combat associatif à l’Illusion politique. Parmi la cinquantaine de ses livres, plusieurs inspirèrent la nébuleuse altermondialiste et décroissantiste.

Outre de nombreux décorations et prix reçus de son vivant, Jacques Ellul fut reconnu « Juste parmi les nations » en 2001.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article49644, notice ELLUL Jacques, César, Émile par Patrick Troude-Chastenet, version mise en ligne le 29 mars 2009, dernière modification le 14 janvier 2012.

Par Patrick Troude-Chastenet

ŒUVRE CHOISIE : « Directives pour un manifeste personnaliste », ronéoté, 1935 ; rééd. Revue française d’histoire des idées politiques, n° 9- 1er sem. 1999. — La Technique ou l’enjeu du siècle, A. Colin, 1954, rééd. Économica, 1990. — L’illusion politique, R. Laffont, 1965, rééd. Livre de poche, 1977, rééd. La Table Ronde, 2004. — L’Espérance oubliée, Gallimard, 1972, rééd. La Table Ronde, 2004. — La parole humiliée, Seuil, 1981. — Changer de Révolution, Seuil, 1982. — Ce que je crois, Grasset, 1987. — Anarchie et christianisme, Atelier de Création Libertaire, 1988, rééd. La Table Ronde, 1998. — Ellul par lui-même, La Table Ronde, 2008.

SOURCES : Collection Jacques Ellul,WheatonCollege(Illinois) : www.wheaton.edu/learnres/ARCSC/collects/sc16/ — Fonds Jacques Ellul, Sciences Po Bordeaux. — Réforme. — Foi et vie. — À temps et à contretemps, Entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Le centurion, 1981. — Joyce M. Hanks, Jacques Ellul : a comprensive bibliography, Greenwich, Connecticut, Jai Press, 1984. — Patrick Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, La Table Ronde, 1994. — J. M. Hanks, Jacques Ellul : an annotated bibliography of primary works, Stamford, Jai Press, 2000. — Andrew Goddard, Living the Word, Resisting the World, Carlisle, Royaume-Uni, Paternoster press, 2002. — P. Troude-Chastenet, Jacques Ellul, penseur sans frontières, L’Esprit du Temps, 2005. — Frédéric Rognon, Jacques Ellul, Labor et Fides, 2007.

IMAGE ET SON : Jacques Ellul : le jardin et la ville, réalisé par Jean-Pierre Gallo, Éd. Ina-Adav, 1972, « Voir et lire. La Pensée contemporaine ». Vidéo VHS, 56 mn. — Jacques Ellul : sans arme ni armure, Claude Vajda, film diffusé les 6 et 13 septembre 1992 sur France 2. — Jacques Ellul : l’homme entier, Serge Steyer, film vidéo de 52 mn, 1993. — Jacques Ellul : le devenir de l’homme face au progrès. Réal. S. Steyer, Vision Seuil/Montparnasse, 1995, 132 mn. — Radioscopie, Jacques Chancel, Radio France, 10 octobre 1980. — Le Bon plaisir de France Culture, rediffusion, 31 juillet 1994.

Version imprimable