GITTON Marcel [GIROUX Marcel dit]

Par Guillaume Bourgeois

Né le 20 avril 1903 à Versailles (Seine-et-Oise), assassiné le 4 septembre 1941 aux Lilas (Seine-Saint-Denis), il mourut le lendemain à l’hôpital Tenon ; ouvrier du Bâtiment, spécialiste du chauffage ; militant des Jeunesses communistes puis du Parti et de l’Internationale ; responsable de la CGTU, fondateur du Parti ouvrier et paysan français en 1941 ; élu député de Pantin (Seine Saint-Denis) en 1936.

La mère de Marcel Gitton, Philippine Deruisseau, naquit à Marigny-l’Église (Nièvre) le 15 février 1880. Elle épousa à dix-sept ans Albert Giroux, tonnelier de profession, de sept ans son aîné, et lui donna un enfant, Édouard, avant de quitter son village et de prendre une place de nourrice dans la région parisienne afin de subvenir à ses besoins. Ces dispositions provisoires s’éternisèrent : abandonnée, seule face à de grandes difficultés, Philippine fit la rencontre d’Hippolyte Gitton, ouvrier du Bâtiment. Né le 14 mai 1881 à Bourges, il avait quitté sa famille adolescent pour partir sur le trimard muni de ses outils de peintre et s’était endurci dans les luttes ouvrières avant de s’installer à Versailles où tous deux se connurent. Hippolyte était partisan de l’union libre ; il était aussi anticlérical, syndicaliste et socialiste. Ils eurent ensemble trois enfants : Marcel, né le 20 avril 1903 et condamné à porter le nom de Giroux puisque le divorce d’Albert et de Philippine ne fut prononcé qu’en 1905, la loi interdisant à Hippolyte de reconnaître son enfant ; Lucie, née le 20 octobre 1905 et Suzanne, née le 31 octobre 1908. Fruit du premier lit, Édouard s’était éteint à l’âge de onze ans.

Les Gitton demeuraient dans le quartier Saint-Louis de Versailles, au 19 de la rue des Tournelles, dans deux grandes pièces du troisième étage sans aucun confort. Le couple vivait uni malgré les convictions religieuses de Philippine : son compagnon avait décrété qu’elle pouvait aller à la messe à condition de n’y jamais entraîner les enfants... Marcel se distinguait nettement à l’école. Déjà, on pariait sur son avenir. C’était en 1914, et c’était la guerre.

Son père mobilisé, il dut prendre en charge sa famille car les ménages de sa mère ne suffisaient guère au pain quotidien. Il passa son Certificat d’études primaires en 1915, apprit ce jour-là à la lecture de son extrait de naissance qu’il se nommait en fait Giroux pour un motif qu’il ignorait, puis entra dans la vie adulte et commença son apprentissage dans le bâtiment, comme son père, avec une spécialité, le chauffage.

Au fur et à mesure que les nouvelles arrivaient du régiment, la situation devenait plus alarmante. Hippolyte, qui gardait des prisonniers dans l’Yonne, fut atteint d’une pleurésie pour avoir longtemps veillé dehors avec des fagots pour tout matelas. C’était un mort en sursis qui, la paix venue, retrouvait sa famille, reprenait son emploi et partait désormais tous les matins accompagné de son fils. Après les heures de travail, ils discutaient ensemble, participaient aux réunions syndicales, aux meetings de soutien à la Révolution russe et s’affirmaient parmi ses plus enthousiastes propagandistes. En 1919, Marcel contribua à la fondation de la Jeunesse socialiste, syndicaliste et coopérative de Versailles, adhérente des Jeunesses socialistes, puis, durant les mois d’avril et mai 1920, soutint les grèves à répétition aux Chantiers Fougerolles, organisa des concerts de solidarité avec les cheminots en lutte, participa aux piquets de débrayage chez Baillet, Legris, Deck, et dans toutes les entreprises versaillaises où se propageait le même climat d’effervescence. Pas de doute, le mouvement confortait dans leurs idées les partisans de la IIIe Internationale : c’était décidé, Hippolyte et Marcel en seraient.

Un jour, Marcel revint portant son père sur son dos. Il s’était effondré à la gare des Chantiers et tout indiquait que sa tuberculose s’était aggravée. Marcel travailla alors doublement afin que sa famille ne manquât de rien. Hippolyte mourut le 23 mai 1921.

Marcel Gitton apparut très tôt comme un homme de masse. Un rapport de police signé Alquier le signalait à la présidence d’un meeting tenu le 14 mai 1921 à la Bourse du Travail de la ville aux côtés de Renault et de Daloyau (Arch. Dép. Seine-et-Oise : 4 M 2/71). Depuis le congrès fédéral des Jeunesses communistes tenu en avril, Gitton était membre, avec David, Renard et Estrade, du Bureau de la 26e Entente en qualité de trésorier. On remarque aussi l’orateur : lors d’une réunion électorale contradictoire où la SFIC n’avait pas été invitée, il surgit entouré d’une centurie de terrassiers et demanda la parole au maire qui la lui refusa. Suivit une altercation : Gitton fut arrêté comme il tentait de pénétrer de nouveau dans la salle. C’est à pied qu’il fallut aller chercher Bizet, député-maire communiste de Saint-Cyr-l’École qui obtint son élargissement dans la nuit. Deux jours plus tard, la police venait l’interpeller pour insultes au maire de Versailles : nouvel échec, et voici le jeune Marcel auréolé de la gloire de son père et du fruit de ses propres talents...

À l’occasion d’une réunion des Jeunesses, il fit la connaissance d’Henriette, jeune sœur d’un camarade serrurier, Maurice Gallou. Elle était apprentie couturière. Le sort de leurs familles se ressemblait : un père fauché par la guerre, un frère et deux sœurs laissés sous la responsabilité d’une mère sans véritable situation. Ils se lièrent par le biais du militantisme quotidien : l’entente des JC comptait alors une vingtaine de sections, d’une dizaine de membres en général, hormis celle d’Essonnes qui atteignait la quarantaine. Dispersés d’Athis-Mons à Achères, de Rueil à Livry-Gargan, les jeunes communistes de Seine-et-Oise formaient une famille qui se rassemblait le dimanche, pour le pique-nique en forêt, discutait de ses expériences d’organisation. Gitton y tenait la vedette, lui si vaillant et qui débrouillait les tracas des autres, qui amusait et qui émouvait lorsqu’il chantait de sa belle voix grave des airs classiques ou des chansons populaires comme le Loup de mer, l’Homme aux guenilles, les Trois folies, Du Gris...
Expert dans le périlleux exercice du montage des cheminées d’usine, il réparait aussi le chauffage des copains quand on le lui demandait. Il avait presque vingt ans, un menton rond, des yeux bruns, des cheveux châtains et un front découvert, une taille de 1,65 m à peine. C’était le moment de partir à l’armée (janvier 1923). Avec la permission de son colonel, il épousa Henriette pendant son service militaire. En 1924 naquit leur enfant, Max.

Au retour, une toute autre vie l’attendait. Il quitta la rue des Tournelles et sa mère qu’il aimait pour s’installer 39, rue Carnot, chez sa belle-famille. C’était une cour assez pauvre à laquelle on accédait par un porche. Mme Gallou était la concierge de ces maisons à deux étages, aux petits escaliers en colimaçon. La situation familiale n’était pas brillante : repas à la loge, peu d’intimité sinon deux pièces à part, une belle-mère alcoolique, le petit dont il fallait s’occuper, aucun loisir après le travail et la politique. De plus, Gitton trouvait à son retour le PC en pleine crise : fort en Seine-et-Oise après le congrès de Tours (il aurait presque atteint 6 000 militants à la fin de l’année 1921), le Parti connaissait de sérieux problèmes depuis l’année 1923 et ne comptait plus qu’une vingtaine d’adhérents à Versailles par exemple (statistiques du commissaire spécial Vidal). Les archives de police montrent que Gitton fut alors très actif. Il apparut à l’occasion des campagnes contre la guerre du Rif, le préfet de Seine-et-Oise allant jusqu’à informer le ministre de l’Intérieur des sanctions qu’il comptait prendre à la suite d’un meeting à la Bourse du Travail : « En raison des propos tenus par l’un des organisateurs, le nommé Gitton, secrétaire du syndicat des bâtiments (sic), demeurant à Versailles, j’ai invité le commissaire central à saisir le Parquet aux fins de poursuites éventuelles » (ibidem).

L’ascension de Gitton fut alors fulgurante. Secrétaire des syndicats du bâtiment de Versailles, il était élu, le 3 septembre 1925, membre de la Commission exécutive de la Fédération unitaire du bâtiment (Xe congrès, Bellevilloise : 1er au 3 septembre 1925). Le 29 novembre, le congrès de la 13e région CGTU (Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne) le nommait secrétaire aux côtés de Frambourg, des serruriers, de Massoutre, des terrassiers de la Seine. La lecture des comptes rendus des instances auxquelles Gitton appartenait, publiés régulièrement par le Bâtiment unitaire, montrent bien ce que fut son rôle dans cette période dominée par les discussions entre confédérés, autonomes (de tendance anarcho-syndicaliste) et la Fédération du Bâtiment CGTU. Assidu aux réunions, sérieux dans son travail, le jeune homme apparaît comme un politique capable d’illustrer toutes les orientations par le verbe (on l’associe aux délégations chargées de négocier avec les autres tendances syndicales), par la plume (dès le mois de mars 1926, Gitton signe son premier « article leader » dans le Bâtiment unitaire). Que la ligne soit celle du front unique ou qu’il faille chasser les anarcho-syndicalistes du syndicat, Gitton est là avec son mordant et ses formules : « Ces fossoyeurs du mouvement ouvrier, ces destructeurs acharnés du syndicalisme veulent se survivre. Ils veulent se redresser sur des cadavres et, d’un fol élan, ils partent vers la création d’une troisième CGT » (à propos de la création de la CGT-SR, in le Bâtiment unitaire, août-septembre 1926).
Chargé particulièrement de suivre l’évolution des techniques de construction et leur incidence sur l’organisation du travail, Marcel Gitton est l’artisan de la restructuration, du « resserrement syndical » et de l’évolution vers des syndicats régionaux d’industrie. À l’occasion du Comité national fédéral des 29-30 octobre 1926 où sont présentes toutes les régions, il appartient de fait au triumvirat qui dirige le bâtiment CGTU. Souvent en tournée de propagande, Gitton étend son influence, participe à son premier congrès national confédéral (IVe de la CGTU, Bordeaux : 19-24 septembre 1927), est réélu une semaine plus tard membre de la CE fédérale du Bâtiment (Bordeaux : 25-27 septembre 1927), place ses hommes, élimine les vieux adversaires (en contraignant Nicolas et ses amis de la maçonnerie-pierre et des stucateurs de la Seine à se démettre). Enfin, le 29 janvier 1928, Marcel Gitton devient permanent en qualité de secrétaire de la 13e région CGTU à l’issue de son congrès. L’appareil fédéral, sa presse, et bientôt les finances du Bâtiment sont entre les mains du petit homme (trésorier intérimaire après la démission de Voisin, Gitton devient trésorier élu à l’occasion du Comité national fédéral des 29-30 octobre 1928 par 240 voix contre 10 à Chaleix).

Le personnage correspond trait pour trait au modèle du dirigeant communiste de ces années : vingt-cinq ans, chef de file d’une branche particulièrement active, intransigeant dans ses différends avec ses rivaux politiques, perpétuellement sur la brèche, affecté à l’observation suivie des mouvements grévistes qui éclatent aux quatre coins de France et qui justifieraient l’orientation gauchiste en gestation.
C’est aussi un garçon ébranlé affectivement qui s’engage à fond dans la conquête du pouvoir au sein de son propre parti. Fuite en avant par rapport à sa propre existence quand, rentrant de semaines de tournées, il ne trouve ni chaleur, ni repos dans l’étroitesse du domicile familial. Fuite vis-à-vis de sa vocation de militant de masse et condamnation à la solitude du dirigeant dans le cadre de l’aventure singulière de la montée du « groupe ».

Depuis 1928, la question française attire plus particulièrement l’intérêt de la direction de l’Internationale communiste. Le IXe plenum du Comité exécutif (9-25 février) y a consacré une large partie de ses travaux et le PCF est mis en demeure d’appliquer à la lettre la tactique électorale « classe contre classe » dont vient de discuter la Conférence nationale (Paris : 30 janvier-2 février 1928). Le tournant, qui consiste à refuser le désistement systématique au profit des candidats socialistes au deuxième tour des élections, s’accompagne d’un profond remaniement des cadres : l’ancienne direction zinoviéviste est définitivement chassée du parti. La prédominance des thèmes d’action minoritaire, l’accentuation de la répression contre les communistes, le contexte international de crise révolutionnaire avortée en Chine, tout cela ouvre la voie à la création d’une nouvelle équipe placée sous la direction du Komintern. Le noyau se forme à partir des Jeunesses communistes : dès l’été 1928, on l’observe parmi la délégation française au VIe congrès de l’IC (Moscou : 17 juillet-2 septembre) ; il y a là Henri Barbé, Billoux, Pierre Celor, André Ferrat et le jeune syndicaliste Benoît Frachon. Mieux, la « Commission française » décide de remanier le Bureau politique du PCF en imposant ses hommes autour de Henri Barbé, membre du praesidium de l’IC : le « groupe » est né.
Associé d’abord aux travaux du CC, puis membre titulaire à partir du VIe congrès (Saint-Denis : 31 mars, 7 avril), Gitton est régulièrement invité au Bureau politique en 1929. Cette même année lui ouvre la porte de la CE confédérale de la CGTU à l’occasion du Ve congrès national (Paris : 15-21 septembre 1929). Le jovial petit bonhomme est devenu un fonctionnaire inquiet, peu loquace, un interprète des consignes du « groupe » souvent seul maître à bord : Henri Barbé, Maurice Thorez, François Billoux, Benoît Frachon, André Marty, Jacques Doriot accumulent les journées d’emprisonnement, Albert Vassart affiche une sourde opposition, Pierre Semard connaît un passage à vide ; André Ferrat est en URSS, Gaston Monmousseau souvent en déplacement et Pierre Celor dans une sorte de demi-disgrâce...

Gitton s’occupe de tout, réalisant sur le terrain les instructions qui lui parviennent des membres du BP alors détenus et de Moscou par l’intermédiaire du Profintern ou de l’IC. L’année 1930 est significative sur ce plan. À l’occasion de la Conférence nationale (Bellevilloise : 9-12 mars), Adrien Langumier*, secrétaire permanent de la 22e Union régionale CGTU, prend la parole à propos des mouvements récents dans le Jura et dans le Doubs, soulignant implicitement son désaccord avec la tactique des grèves. L’orateur est à peine descendu que Gitton bondit à la tribune : « Le camarade Langumier a omis de dire qu’il a refusé d’obéir aux ordres du parti, qu’il a dressé les travailleurs contre ses représentants, les laissant insulter, menacer. Il a oublié de dire que pour contrevenir aux ordres du parti, il s’était fait plébisciter par les grévistes. Le camarade Langumier aura à répondre de ses actes antiparti devant la Commission de contrôle du PC et la Commission centrale des grèves de la CGTU » (témoignage d’Adrien Langumier*). Dans une lettre à sa compagne Cilly, datée 13 mars 1930, Albert Vassart note, à propos de la même conférence : « J’ai été battu à la commission politique mais, dans la conférence, j’avais la majorité. Mon discours a été très applaudi et la mise au point de Gitton est apparue tout à fait confuse et inutile. »

Encouragé par Karol Vitkowski, émissaire de l’Internationale syndicale rouge en France, Marcel Gitton s’affirme nanti de tous les pouvoirs. Il passe une bonne partie du printemps 1931 dans la capitale soviétique à la tête d’une délégation de la CGTU et l’on se flatte de l’efficacité du jeune dirigeant.

Collaborateur régulier des Cahiers du bolchevisme, élu secrétaire confédéral de la CGTU par le VIe congrès (Paris, salle de la Grange-aux-Belles : 6-14 novembre 1931), Gitton ne suit pas Henri Barbé et Pierre Celor lors de la restructuration technique qui aboutit à l’élimination formelle du « groupe », désormais désigné du nom des deux responsables déchus. Populaire dans le parti, exécutant irréprochable et rouage essentiel, il devient membre titulaire du Bureau politique au VIIe congrès du PCF (Bellevilloise : 11-19 mars 1932).
Gitton n’est pas candidat pour les élections législatives de mai 1932 à cause de ses responsabilités syndicales. En revanche, le voici promu au Secrétariat à la fin de l’été aux côtés de Albert Vassart et de Maurice Thorez : nul doute, le futur secrétaire général compte déjà en faire son grand intendant comme il s’en ouvre alors aux deux hommes en leur révélant sa stratégie pour contenir Jacques Doriot (Albert Vassart*, Mémoires, IVe partie, pp. 25-26). Permutant avec Benoît Frachon, qui devient secrétaire de la CGTU, Gitton prend la direction du travail syndical du PC, promotion largement liée à sa participation au XIIe plénum élargi du Comité exécutif de l’Internationale communiste (Moscou, 27 août-15 septembre 1932).

Les deux années suivantes sont des années de confirmation. Désormais « politique » à part entière bien qu’il garde un pied dans la CGTU (il est réélu secrétaire au VIIe congrès national tenu à Paris du 23 au 29 septembre 1933), Gitton est impliqué au premier chef dans l’élaboration d’une ligne qui variera du front unique ouvrier sur une base sectaire à l’ouverture aux classes moyennes et au compromis social. Il l’interprète, l’illustre dans les Cahiers du bolchevisme, fournit régulièrement aux militants la trame de leur action. C’est ce rôle de pédagogue, très inspiré par le modèle stalinien, qui scelle définitivement le personnage du n° 3 du parti. Petit à petit, et tandis que s’amorce à l’été 1933, le tournant de l’IC vers la lutte antifasciste prioritaire peu après le désastre allemand, Gitton confirme son rôle de grand patron de l’organisation. Enfin, il assoit son pouvoir de manière décisive en héritant, au début de l’année 1935, de la commission des cadres.

L’affaire Doriot révèle la capacité d’adaptation du personnage. D’abord soucieuse d’empêcher le maire de Saint-Denis d’étendre son influence, la direction a décidé d’engager la lutte début avril 1934, c’est-à-dire deux mois après qu’ont notoirement éclaté les divergences. Marcel Gitton écrit dix pages dans les Cahiers du bolchevisme par lesquelles il prolonge l’attaque ad hominem engagée quelques jours plus tôt par Maurice Thorez, déclarant notamment des communistes de Saint-Denis : « Ces camarades croient donc qu’il y a des possibilités de redressement révolutionnaire de la social-démocratie. En conséquence, et cela est assez logique, il faut réviser la ligne tactique et s’entendre avec le Parti socialiste. Le danger d’une telle position est énorme. Elle est l’expression de la pénétration de l’idéologie social-démocrate dans nos rangs et tend à la liquidation du parti. »

C’est le même homme qui écrit trois mois plus tard à propos de l’unité d’action à l’échelle nationale : « C’était le but recherché par notre parti, en toute loyauté, sans la moindre arrière-pensée. Pour y parvenir, il a, jusque dans ses propres rangs, mené une lutte impitoyable. Il a exclu Doriot, émule de Treint, voyant dans le Front unique une manœuvre, un moyen vulgaire de « plumer la volaille » » (Cahiers du bolchevisme, juillet-août 1934).

Gitton a politiquement changé du tout au tout, comme son parti. Le 11 juin 1934, il a rencontré, aux côtés de Maurice Thorez et de Benoît Frachon, les dirigeants socialistes Léon Blum et Zyromski. Puis, après le grand meeting unitaire de la Salle Bullier (2 juillet), il a signé le 27 pour le PC, à la Maison des coopérateurs à Paris, le pacte d’unité d’action socialiste-communiste. Un objectif principal, dès lors : la réunification syndicale. Une tâche politique : représenter partout le Parti communiste dans les négociations unitaires. Gitton mène les deux de front. Il fixe les orientations à suivre dans la future CGT (cf. en particulier son article dans l’Humanité du 6 juin 1935 condamnant l’existence de fractions), défend le 5 août 1935 devant le Comité central la ligne politique en matière de réunification syndicale, intervient sur le terrain en tant que secrétaire de la CGTU (il est réélu au VIIe congrès national, Issy-les-Moulineaux : 24-27 juillet 1935). Parallèlement, c’est encore Gitton qui, avec Jacques Duclos, représente le PC aux réunions de préparation du 14 juillet 1935, aux assemblées du Rassemblement universel pour la paix.

Jacques Kayser a noté à propos de l’attitude du PC lors des réunions qui présidèrent à la création du Front populaire : « S’il était représenté par Jacques Duclos ou Gabriel Péri*, nous savions que les choses allaient immédiatement s’arranger. Si nous voyions arriver Florimond Bonte ou surtout Gitton, nous savions que les choses allaient être difficiles et que peut-être il y aurait coup de poing sur la table. » (« Le Parti radical-socialiste et le Front populaire », communication à la Société d’histoire de la IIIe République, 9 février 1955).
Élu le 26 mai 1935 conseiller général du 3e canton de Pantin (au premier tour avec 3 304 voix contre 1 330 au « néo » Decharme), il vient s’installer à Bagnolet, 31, rue Honoré-Bertin. Un mois plus tard, il part pour Moscou en tant que délégué du parti français au VIIe congrès de l’Internationale communiste où il présente un rapport. Le congrès de Villeurbanne accueille officiellement sa nomination comme secrétaire à l’organisation (VIIIe du PC : 22-25 janvier 1936). Gitton est élu député le 3 mai dans la 1re circonscription de Saint-Denis (Pantin) où le Bureau politique l’a imposé à la place d’Eugène Hénaff* (il bat au second tour Mériat, de l’Entente républicaine, par 15 851 voix contre 6 407). L’homme est au sommet de son ascension.

On sait peu de choses sur l’attitude de Gitton durant les premières semaines de la période suivant la victoire électorale. Dès avril 1936, le n° 16 de la revue oppositionnelle Que faire ? affirme que Gitton a défendu au sein du Bureau politique le principe de l’entrée des communistes au gouvernement si les résultats étaient favorables (la source est probablement André Ferrat dont Gitton dénonce le 4 juillet les liens avec Que faire ?). En tout cas, l’homme s’attache beaucoup au travail parlementaire. La commission de l’Armée y est sa principale tâche et là, Gitton sait qu’il avance en terrain miné et que le moindre prétexte sera utilisé contre lui par Édouard Daladier. Il est pourtant confiant : élu vice-président de la commission le 16 juin 1936, il siège près de Sulpice Dewez, député communiste de Valenciennes (élu secrétaire), et de Gaston Cornavin* dont l’expérience d’ancien ouvrier aux Établissements militaires lui sera utile.

Volontiers conciliateur, Gitton cherche peu à se singulariser d’entrée. On sait combien la guerre civile d’Espagne jette alors le trouble et le désaccord parmi les formations de la gauche, précisant les enjeux dans la résolution des questions intérieures, radicalisant parfois le débat sur les problèmes en suspens. Soumise à la discussion par le député socialiste Robert Lazurick* le 5 août, appuyée par Cornavin en l’absence de Gitton, la question de la réduction du service militaire permet la cristallisation des contradictions. Le débat couve d’abord dans l’intersession et, dès la réouverture des Chambres, éclate en novembre après une intervention de Édouard Daladier qui repousse fermement cette idée. Dans un long discours sur la nécessaire épuration de l’armée française dont il affirme qu’elle est « hantée par Franco », Gitton emboîte le pas de Lazurick. Les deux parlementaires proposent ensuite un ordre du jour ainsi rédigé : « Les membres socialistes et communistes de la commission de l’Armée pensent que seule l’organisation de la Nation armée est capable de porter à son maximum d’efficacité la défense du pays. Fidèles à l’enseignement de Jaurès dont les vues géniales ont été confirmées au cours de la guerre 1914-1918, les commissaires socialistes et communistes demandent à M. le ministre de la Guerre l’organisation de la Nation armée. Cette organisation, en amalgamant l’active et la réserve, augmentera la puissance défensive de la France républicaine et permettra la collaboration de toutes les forces défensives de la Nation. Elle permettra aussi d’envisager la réduction de la durée du service militaire » (P.V. de la commission de l’Armée du 12 novembre 1936).

Piqué au vif, Édouard Daladier insiste auprès de Guy La Chambre, président de la commission, pour qu’elle soit convoquée dès le lendemain. Le 13 novembre, il déclare qu’il « n’a pas l’intention d’ouvrir à nouveau un débat qui est et doit rester clos ». Argumentant ensuite sur le fond, il dénonce soudain l’opération électorale : « s’il ne s’agit que d’une certaine déloyauté vis-à-vis d’une partie du Front populaire, le Parti radical, alors il faut le dire », puis s’en va, claquant la porte malgré l’insistance de Gitton. Le coup de théâtre de Édouard Daladier a pris les deux hommes à contre-pied, Lazurick votant un ordre du jour différent à l’exemple des commissaires SFIO, Gitton proposant un texte de substitution que la procédure écartera.

Ces jours-là, la presse a commenté les faits et placé Édouard Daladier en position de prendre avantage de l’audace de ses antagonistes, puis de leur brutale reculade. Marcel Gitton est désormais dans le champ de tir : n’attaque-t-il pas une nouvelle fois le ministre de la Guerre devant le Comité central du 11 décembre 1936, en affirmant qu’il est « nécessaire et urgent de faire passer le souffle républicain dans les administrations publiques, l’armée et la police » et qu’il ne peut approuver « M. Daladier, qui considère normale la diffusion de Gringoire, la feuille infâme, alors que le Populaire et l’Humanité sont frappés d’interdiction ? (in Cahiers du bolchevisme, janvier 1937). C’est un peu trop pour qu’il ne se crée pas de rancune. C’est assez pour que Daladier puisse un jour lancer tout-à-trac à un autre membre du Bureau politique du PC : « Mais ce Gitton, vous avez confiance en lui ? » (témoignage d’Arthur Ramette*).

Or, Gitton, parce qu’il est le secrétaire à l’organisation, tient la haute main sur l’ensemble des relations qui ont pu se nouer, directement ou indirectement, avec les secteurs répressifs de l’appareil d’État. Toute grande organisation politique entretient des relations discrètes avec la police. En échange d’une certaine quiétude, elle fournit aux services de renseignements des informations sur son fonctionnement interne, donne l’état de ses effectifs nationaux et les tient au courant du développement de quelques structures tel le service d’ordre. Ces liens s’étaient resserrés avec l’avènement du Front populaire d’autant que le PCF jouait ouvertement la carte du légalisme et que la sécurité de l’État semblait menacée par les complots d’extrême-droite.
Un lien avec ce que l’on appellera plus tard l’Affaire Gitton ? Sans doute, puisque ces courtes années de l’avant-guerre voient une rumeur faire tache d’huile dans les milieux de gauche : Gitton serait de la police. D’où vient cette rumeur ? Des organisations qui entourent le PC au sein du Rassemblement populaire. Répandue de bouche à oreille par des amis « soucieux de bien faire », elle se transforme rapidement en secret de polichinelle. Qui sert-elle ? Consciemment ou inconsciemment, ceux qui voient en Gitton le tenant d’une « ligne dure » susceptible d’entraîner le PC dans l’aventure. Pour Édouard Daladier et ses proches, l’espoir de semer le trouble parmi la direction du PC doit, dans une certaine mesure, affleurer.

Les équivoques et ces manœuvres dissimulent une réalité fort simple dont les contemporains ne connurent que des bribes. Parmi de nombreux témoignages, citons celui de Vital Gayman* : « Je peux vous raconter une anecdote qui est à la fois tout à fait étrange et tout à fait véridique puisqu’elle m’a été rapportée par mon ami le Dr Rouquès (Kalmanowitch la connaissait également). Un jour, Rouquès est en tant que médecin invité à assister à un repas à la Reine Pédauque, rue Saint-Lazare. C’est en 1938 mais je ne saurais pas dire le mois. Il quitte la table pour aller aux toilettes et, dans le couloir, se trouve nez à nez avec Gitton qui sort justement d’un autre salon particulier. Immédiatement, Rouquès a fait part de cela à la direction du parti car il avait su qu’un haut fonctionnaire de l’administration centrale de l’Intérieur dînait ce même soir au restaurant. Or, la direction du parti s’est portée garante de Gitton. Thorez a répondu à Rouquès : — Ce n’est pas possible, c’est une erreur ! et on n’a pas voulu tenir pour important le témoignage de Rouquès... » Couvert par la direction du Parti communiste, Gitton poursuivit donc ses contacts avec la police.

Tandis que l’atmosphère politique se dégradait à l’approche de la guerre, la vie de Gitton prit l’allure d’un incessant va-et-vient. Les voyages en Espagne se succédaient et il se consacrait aux questions de ravitaillement ou au problème des réfugiés. C’était aussi l’évolution, puis le retour aux sources dans ses conceptions politiques : tenté d’abord par la substitution d’une image plus souple au centralisme exigeant et à la discipline du militant modèle (c’est le thème de « la Grande famille communiste », rapport qu’il présenta au IXe congrès du PC à Arles : 25-29 décembre 1937), Gitton revint brutalement aux principes traditionnels et à la conception obsidionnale de l’organisation communiste à l’occasion de la Conférence nationale qu’il régla de main de maître à Gennevilliers en 1939 (21-23 janvier : cf. son rapport « Notre Grand parti »).

Gitton abandonna aussi certaines responsabilités : cela valait pour l’activité des communistes au sein du cadre de l’Armée française. Cependant, des informations complètes récemment publiées (cf. P.-L. Darnar in Vichy 1940-1944, op. cit., pp. 330-331) expliquent ce choix par un souhait de l’état-major. Car le n° 3 balançait toujours davantage entre l’officiel et l’officieux, prenant d’une part un rôle plus foncièrement politique, quitte à laisser Félix Cadras* le remplacer graduellement à la tête des structures d’organisation, et s’efforçant d’autre part de constituer dans l’ombre un appareil clandestin après l’alerte de Munich (sur son attitude durant ces événements, cf. Tillon, op. cit.).

La Seconde Guerre mondiale éclate. Mobilisé le 4 septembre au 223e Régiment d’infanterie, Gitton part, salué par le communiqué parlementaire communiste de ce jour. Peu auparavant, Jules Fourrier* l’a vu dans le bureau du groupe : « Gitton gêné ne dit rien, regarde fixement le mur, les yeux dans le vague » (Graine rouge, op. cit.). Il confie son épouse Henriette, employée au dispensaire de Montreuil, à Jacques et Gilberte Duclos qui habitent tout près afin qu’elle passe chez eux les premiers jours consécutifs à son départ, puis s’en va. Selon Charles Tillon*, c’est au cours de septembre que Jacques Duclos* l’informe que la décision est prise d’abandonner tous liens avec le secrétaire à l’organisation (op. cit., p. 282 où il propose la date du 12 tout en nous ayant confié qu’elle pouvait être un peu plus tardive...). L’énigme prend-elle dès lors tout son sens, quand viennent enfin coïncider de lointaines rumeurs du dehors et la parole du Bureau politique ?

Ce sont plutôt les curieuses étapes de la chronologie qui éclairent les faits. Gitton a passé l’été 1939 à rédiger, dans la presse en langue française comme dans celle en langue étrangère, des articles engageant le point de vue du Komintern dans son acception extrême (cf., par exemple, « L’importance de l’Union soviétique dans le front de la paix », in la Correspondance internationale du 12 août, ou bien « L’Union soviétique n’épargne aucun effort pour maîtriser l’agresseur et faire reculer les dangers de guerre », in Rundschau du 24 août). Il est en outre le principal membre du Bureau politique en poste à Paris durant ce mois de vacances. Les 11 et 18 août, il représente le PCF aux réunions du Comité national du Rassemblement populaire. Optimiste à l’annonce du pacte de non-agression, Gitton défend avec force la position de Moscou dans les colonnes de l’Humanité. Plus tard encore, le 28 août, il présente au groupe parlementaire un exposé « sur la situation internationale avec lequel le groupe s’est, aux termes du communiqué, déclaré unanimement d’accord ». Si l’on ajoute enfin que la dernière publication légale du Parti communiste, Regards cite Gitton au premier rang des députés mobilisés (n° 298 du 26 septembre 1939) et que, jamais avant le mois de décembre 1939, l’Humanité clandestine ne publiera la moindre mise en garde contre ce dernier, la communication de Jacques Duclos à Charles Tillon paraît étrange. D’autant plus que ce qui est caché aux autres membres du Parti n’est pas davantage officiellement annoncé à l’Internationale. Maurice Thorez rédige en effet à Moscou, courant novembre 1939, un rapport sur l’état du parti destiné à la direction de l’IC dans lequel il ne fait nulle part mention de problèmes concernant Gitton. Le secrétaire à l’organisation est au contraire cité au premier rang des « éléments les plus actifs » que la mobilisation soustrait à leurs tâches dans le parti... (in Cahiers d’histoire de l’IRM, op. cit.).
On est dès lors fondé à penser que, dans l’ambiance tourmentée de la fin du mois de septembre 1939, la direction communiste est semoncée par l’Internationale. Au plan politique, il convient d’adopter l’orientation de la lutte contre la « guerre impérialiste » : Raymond Guyot* est chargé de l’expliquer, retour d’URSS, comme le montrent avec précision les mêmes Cahiers d’histoire de l’IRM). Au plan organisationnel, il s’agit également de rompre avec les méthodes anciennes, mission confiée à Arthur Dallidet*, lui aussi du voyage (Ibidem et Tasca, op. cit., p. 343). C’est l’explication de la mise « sur la touche » de Gitton, jugé trop compromis dans la période précédente de grand légalisme et d’entente officieuse avec les autorités.

Gitton rentre à Paris, en permission à la fin du mois de novembre. Il obtient le contact avec la direction parisienne clandestine en la personne de Parinaud*, par l’intermédiaire de Granjon*. Plusieurs rencontres ont lieu dans des cafés proches de la place de la République et Gitton fait part de son vœu de reprendre sa place à la tête du parti interdit à condition qu’on lui fournisse la filière nécessaire (témoignage d’André Parinaud).

Ici se place un épisode que raconte Jean Chaintron, autre membre du CC mobilisé et permissionnaire à cette date : « En tant que responsable chargé des Jeunesses, je connais un certain nombre de planques et d’habitudes de clandestinité : c’est donc assez facilement que je trouve une piste qui, de rendez-vous en rendez-vous, doit me mener jusqu’à la direction. En fait, j’ignore que d’autres camarades me suivent au fur et à mesure des maillons de cette chaîne pour essayer de me rattraper. En effet, la filière qui devait me conduire à un membre du secrétariat aboutissait à Gitton. Or, c’est à ce moment-là que la presse annonce son reniement. On me rattrape au dernier moment. Parti d’un bains-douches de Clichy qui appartenait à un certain Sacco, je suis passé par cinq ou six échelons, parmi lesquels Parinaud, pour finalement obtenir un rendez-vous avec Gitton aux Arènes de Lutèce » (témoignage de Jean Chaintron*).

La presse vient en effet d’annoncer que Gitton a déclaré au commissaire des Lilas que, depuis qu’il est mobilisé, il a « beaucoup réfléchi » et qu’il ne se « considère plus comme faisant partie du groupe des députés communistes à la Chambre. Je suis sans parti. Je suis prêt à l’affirmer. Le parlementaire a ajouté : Je me solidarise avec Capron* que d’ailleurs je voudrais bien rencontrer » (l’œuvre du 30 novembre 1939).

Un simple incident vient de survenir. Reconnu dans son quartier tandis qu’il déambule en civil, Gitton est entraîné au commissariat et l’on parle déjà de signaler à l’autorité militaire son infraction au port de la tenue réglementaire. Diffusée hâtivement par la presse, et peut-être sur consigne gouvernementale, la nouvelle prend des proportions inattendues alors que le calcul visait à sortir le dirigeant communiste d’un mauvais pas. André Parinaud, qui le rencontre une dernière fois, est mis en demeure de couper les ponts avec lui et Gitton se trouve désormais seul.

Faut-il croire qu’il s’agit d’un malentendu dont Gitton ne peut maîtriser les conséquences ? L’hebdomadaire Aux écoutes, considéré comme parmi les mieux informés, ajoute en effet : « C’est par hasard qu’il se rendit chez le commissaire de police, et contraint. Il avait été reconnu par un passant. Il dit qu’il a réfléchi, qu’il n’est pas d’accord avec le parti reconstitué et il s’en va, la tête haute, continuer sa sinistre besogne... » (9 décembre 1939). Quant à Maurice Thorez, il précise ainsi les circonstances dans lesquelles Gitton a rompu : « ... il fut trahi par mégarde par un commissaire de police trop zélé et maladroit au moment où il s’efforçait de pénétrer dans l’appareil de l’organisation clandestine du parti » (The Communist international, n° 3, 1940).
Doit-on, au contraire, penser qu’à l’ancienne rumeur d’allégeance de Gitton à la police que Maurice Thorez et Jacques Duclos avaient tenté d’étouffer étaient venues s’ajouter de réelles divergences politiques entre les trois hommes ? Peut-être. Reste que les scrupules de tous ordres qu’ils manifestèrent dans cette affaire expliquent la confusion atteinte par une certaine historiographie. D’autres éléments, comme l’origine imprécise et contradictoire de la rumeur (cf. Cogniot*, Fauvet*, Prenant* inter alii), suffisent pour la classer au rang de banale mystification.
Quelles que soient ses variantes, tout permet d’affirmer en l’état des sources qu’elle n’était pas fondée.

Déchu de son mandat parlementaire en janvier 1940, Gitton se tourne vers les députés communistes dissidents. Il écrit à Sulpice Dewez après que celui-ci s’est désolidarisé des ultimes manifestations communistes à la Chambre (incident du 9 janvier 1940). Évoquant la reconstruction d’un nouveau parti ouvrier, il lui dit notamment : « Sur cette voie, mon cher Sulpice, nous nous sommes engagés tous les deux, avec d’autres qui, je l’espère, se feront de plus en plus nombreux. Et si l’on m’en laisse la possibilité, je consacrerai à cette tâche, avec tous ceux qui voudront bien s’y associer, tous les efforts dont je suis capable » (Archives Guerre-Dewez).

Affecté en juin à la 1re compagnie du 402e Régiment de Pionniers, Gitton est volontaire pour se battre en première ligne du 10 au 15 juin dans la région de Saint-Dizier, puis au Pont-de-Fourneau, sur la Loire. Démobilisé, il semble s’être rendu à Vichy où se sont réfugiées l’ensemble des familles politiques légales. C’est là qu’il aurait rencontré Jacques Doriot dont il est séparé par une haine tenace depuis 1934. Gitton se laisse alors convaincre par le « chef » du PPF de participer à un comité de Rassemblement national qui sera créé courant septembre à Paris. Il rejoint la capitale le 19 août et cherche à réunir les éléments du PC entrés en dissidence afin de les tourner vers la « Révolution nationale ». Avec Capron, Parsal, Clamamus et d’autres parlementaires et syndicalistes démissionnaires, il s’installe dans un local situé dans le même immeuble que celui du PPF, au 10, rue des Pyramides. Signalons encore que la Vie du Parti (Bulletin interne du PCF clandestin, n° 2, nouvelle série, fin 1940) affirme que Gitton a rencontré secrètement Jacques Doriot le 15 septembre au Théâtre de Saint-Denis.
En fait, le lien avec Jacques Doriot se limite à la participation de la petite équipe au Cri du Peuple dès son premier n° (19 octobre). De son vivant, Marcel Capron nous avait précisé : « Nous n’avons jamais fait de meeting ensemble. Nous n’avons jamais fait de tract en commun ; ce qui est vrai, c’est que nous avons eu pendant quelque temps un local attenant à celui du PPF. Nous avons vivement critiqué cette courte cohabitation par la suite. Les rapports entre Gitton et Doriot ne dépassaient pas le cadre de repas en tête à tête. Cela n’avait rien à voir avec les relations politiques étroites, ni avec la Collaboration ; d’ailleurs, nous avons refusé d’inscrire sur notre bulletin d’adhésion au POPF : « Pour la collaboration franco-allemande » comme on nous y poussait. Pour l’essentiel en effet, la libération et le ralliement des cadres autrefois membres du Parti communiste français et maintenant emprisonnés occupent la majeure partie des forces de Gitton. Faire pression sur les autorités afin d’obtenir des élargissements, aider matériellement ces cadres durant leur détention (ainsi qu’en témoigne une correspondance avec Albert Vassart interné à la prison centrale de Bourges), devient un jeu compromettant dans lequel il n’obtient que de maigres succès (la libération de Soupé en mai 1941, par exemple). Aussi Gitton est-il chaque jour contaminé par ce que porte l’air du temps. Ses articles prennent bientôt la tonalité antisémite de rigueur et son reniement s’étend progressivement aux lignes de force de son passé militant.

Gitton rompt pourtant avec Jacques Doriot fin mai ou début juin 1941, sans doute à l’issue du Ier congrès du PPF en zone non-occupée (Paris, 23-25 mai) auquel il a participé. Une série de manipulations lui ont fait comprendre son rôle de simple faire-valoir. Le Parti ouvrier et paysan français est alors fondé. Organisation indépendante, logée dans son propre local du 45, rue du Faubourg-Montmartre, c’est une formation autorisée, sans journal et dont le financement provient essentiellement des indemnités parlementaires de ses membres (d’après Marcel Capron).

L’invasion soudaine de l’URSS place les membres du POPF dans une tout autre posture au début de l’été 1941. Lorsque, courant août, surviennent les premières actions armées contre les troupes d’occupation, Gitton met en chantier une « Lettre ouverte aux ouvriers communistes » stigmatisant l’orientation nouvelle de la direction Duclos-Frachon. L’objectif est maintenant clair : rallier les éléments du parti communiste qui sont hostiles à la lutte armée. On ne lésine pas sur les moyens et l’opération bénéficie de la complicité avérée des autorités allemandes. Abusivement, on ajoute à la signature des membres du POPF celle de tous les parlementaires démissionnaires du PC. Gitton se rend alors dans les camps d’Aincourt, de Chateaubriant, ainsi qu’à la prison centrale de Clairvaux où il se fait particulièrement remarquer. Parallèlement, une opération se précise en direction de Marcel Cachin*. C’en est trop pour le PC qui pressent le danger et décide de faire abattre son ancien n° 3.

Le 4 septembre 1941 à 19 h 45, Marcel Gitton marche rue de Bagnolet, aux Lilas, quand un cycliste se porte à sa hauteur. C’est un garçon brun et les témoins lui donneront vingt-cinq ans : il s’agit de Marcel Cretagne (voir Focardi*). Le voici qui tire et notre homme s’écroule. Transporté à l’hôpital Tenon, Marcel Gitton meurt le lendemain, en début d’après-midi.

Il y a foule au Père-Lachaise, ce 11 septembre. Des milliers de personnes, semble-t-il, et un service d’ordre qui boucle le quartier. Clamamus, Pillot, Brout, Parsal sont là tandis que Capron lit l’éloge funèbre. Le tout-Paris de la Collaboration est pressé de faire de Gitton son martyr et de capter le prestige éphémère de son activité (le Cri du Peuple du 12 septembre n’évoque même pas sa qualité de secrétaire général du POPF).

Face au Mur des Fédérés, non loin du carré où reposent Maurice Thorez et Jacques Duclos*, se trouve la 96e division. Nulle inscription sur cette pierre brisée que recouvrent les ronces : une tombe anonyme qui doit être celle de Marcel Gitton. L’homme est condamné aux oubliettes. Partout son image s’efface : des livres, des citations de textes et même des photos. Dans les années cinquante, on retouchera le fameux cliché de 1937 où le Bureau politique pose devant le Palais de Tokio... Exhumé le 30 avril 1942, il repose actuellement dans le caveau familial Giroux-Gallou.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article49885, notice GITTON Marcel [GIROUX Marcel dit] par Guillaume Bourgeois, version mise en ligne le 20 avril 2009, dernière modification le 4 décembre 2021.

Par Guillaume Bourgeois

ŒUVRE : Les textes de Marcel Gitton furent surtout édités sous forme de brochures qui reprenaient ses rapports ou discours, parmi les plus importants : — En avant vers l’unité syndicale de classe ! : rapport sur l’unité syndicale présenté au VIe congrès de la CGTU, Maison des syndicats, 1931. — Le Mouvement ouvrier en France, la CGTU et ses tâches : rapport présenté au VIe conseil central de l’Internationale syndicale rouge (slnd). — L’Action du prolétariat et le front unique, Paris, 1933. — Après les événements de février, le Parti communiste dans la lutte antifasciste et l’Unité d’action de la classe ouvrière : rapport présenté devant le comité central le 14 mars 1934, Publications révolutionnaires, 1934 (préf. de Marcel Cachin*). — Pour la défense du pain, à l’aide des malheureux : discours prononcé le 26 décembre 1935, CDLP — Le Parti des travailleurs de France : rapport présenté au VIIIe congrès du Parti communiste (SFIC) à Villeurbanne les 22-25 janvier 1936, Publications révolutionnaires, 1936 (préf. de Marcel Cachin*). — Le Grand parti du peuple de France : rapport présenté le 11 juillet 1936 à la Conférence nationale du Parti communiste français, comité populaire de propagande, 1936. — Statuts du Parti communiste français : propositions de modification (Unité, démocratie, discipline par Marcel Gitton), Publications révolutionnaires, 1936. — Connaître notre doctrine. Connaître et aimer la France : Rapport présenté le 22 janvier 1937 devant la Conférence nationale du Parti communiste français, Comité populaire de propagande, 1937. — Les Élections cantonales de 1937. Les leçons d’une victoire : rapport présenté au Comité central des 28-29 octobre 1937, Comité populaire de propagande, 1937. — Protéger la France, défendre la paix (avec Sulpice Dewez* et Florimond Bonte) : interventions à la Chambre, Comité populaire de propagande, 1937. — La Grande famille communiste : rapport présenté devant le IXe congrès du Parti communiste français, à Arles les 25-29 décembre 1937, Comité populaire de propagande, 1938.

SOURCES : Archives : RGASPI, 495 270 698. — État civil de Versailles — Archives municipales de Versailles, 1075/5294, 1210/7234. — Archives départementales de la Seine-et-Oise, 4 M 2/71, 4 M 2/72, 4 M 2/73, 4 M 2/77, 4 M 2/92, 4 M 2/151, 4 M 2/152, 4 M 2/153, 4 M 2/154, 6 M 92, 16 M 36. — Archives de l’Assemblée nationale : P.V. de la commission de l’Armée de la Chambre des députés, XVIe législature. — Archives du Commissariat général à l’Information, morasses de censure 1939-1940 conservées à la BDIC — Archives Jean Maitron, Lettre d’Albert à Cilly Vassart (13 mars 1930). — Archives Guerre-Dewez, lettre de Marcel Gitton à Sulpice Dewez* (février 1940). — Archives de l’Institut d’histoire sociale, Lettres de Marcel Gitton à Albert Vassart* (1941). — Archives Guillaume Bourgeois : correspondance et circulaires internes du POPF (1941-1943).
Témoignages recueillis par Guillaume Bourgeois : Marcel Capron (déc. 1979), André Chaintron (juin 1981), Pierre Delon* (mai 1981), Gilberte Duclos (janv. 1982), Mounette Dutilleul* (sept. 1982), Vital Gayman* (juillet 1984), Lucie Gitton (avril 1986), Suzanne Gitton (avril 1986), Adrien Langumier* (oct. 1979), Auguste Lecœur (avril 1983), André Parinaud (sept. 1984), Arthur Ramette* (juin 1980), Charles Tillon* (juil. 1986).
Périodiques consultés : Les Nouvelles de Versailles (1920-1930), le Bâtiment unitaire (1925-1933), les Cahiers du bolchevisme (1920-1939), Que faire ? (1936), la Correspondance internationale (1939), the Communist international (1940, trad. in Communisme n° 1), l’OEuvre (1939), l’Humanité puis l’Humanité clandestine (1935-1941), le Cri du peuple (1940-1942).
Imprimés et études : « Lettre ouverte aux ouvriers communistes » (sept. 1941). — « Le Parti radical-socialiste et le Front populaire », communication de Jacques Kayser à la Société d’histoire de la IIIe République (févr. 1955), « Maurice Thorez : notes inédites », in Cahiers de l’Institut de recherches marxistes, n° 14, 1983.
Ouvrages : Giulio Cerreti, À l’ombre des deux T, Julliard, 1973. — Georges Cogniot*, Parti pris, tome I, Éditions sociales, 1973. — Jacques Fauvet, Histoire du Parti communiste français, Fayard, 1965. — Jules Fourrier*, Graine rouge, la Brêche, 1983. — Alain Jaubert, Le Commissariat aux archives, Bernard Barrault, 1986. — Denis Peschanski, Vichy 1940-1944, Annales Feltrinelli-CNRS, 1985. — Albert Vassart*, Mémoires, dact., sd. — Benjamin Jung, Marcel Gitton et le Parti ouvrier et paysan français (1939-1944) : la vie du national-communisme de collaboration, mémoire d’histoire IEP, Paris, 1999. — Guillaume Bourgeois, "La troublante confession du chauffeur de Marcel Gitton", Arkheia, n° 22, juin 2010. — Maxime Launay, Le Parti ouvrier et paysan français. Du communisme vers la collaboration (1939-1944), Master 2, Paris I, 2014.

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