Par Pierre Broué
Né le 10 avril 1870 à Simbirsk (Empire russe), mort le 21 janvier 1924 à Gorki ; publiciste, militant et journaliste social-démocrate ; chef de la fraction « bolchevique » puis du Parti ; président du conseil des commissaires du Peuple de la Russie soviétique à partir d’octobre 1917.
Vladimir Ilyitch, fils d’un inspecteur de collège, fut marqué par la mort de son frère aîné, Aleksandr Ilyitch, terroriste populiste exécuté le 8 mai 1887. Ce drame fit peut-être de lui un ennemi du tsarisme mais surtout un suspect. À dix-sept ans, il était en résidence surveillée.
C’est de l’hiver 88-89, à Kazan, puis de ses quatre ans à Samara que date sa formation marxiste. Travaillant seul, il obtint en 1891 son diplôme de droit à Pétersbourg. Avocat, il polémiqua contre les populistes, anima des cercles ouvriers. En 1895, il rencontra en Suisse le groupe L’Émancipation du Travail, de Plékhanov, connut Martov, fonda le groupe de Pétersbourg, fut arrêté. Au cours de ses quatorze mois en prison, il travailla et réussit à communiquer avec l’extérieur. Libéré, il partit en exil où sa compagne Kroupskaia le rejoignit. Déjà il polémiquait contre l’ » économisme ».
Émigré, devant les coups que la police tsariste portait au Parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR) fondé en 1898, il eut l’idée de renverser les données. Au lieu de partir de Russie, il proposait un journal fabriqué à l’étranger, regroupant les militants en Russie, la rédaction, direction de l’organisation, restant hors de portée. Ainsi naquit l’Iskra. Les grands anciens dont Plékhanov et Iouli Martov en étaient. En 1902, il publia Que faire ?, un livre polémique définissant sa conception du Parti. Il vécut ensuite quelques mois à Paris à partir de 1902.
Il suivait sans s’y impliquer vraiment, les conflits entre socialistes français et leurs progrès. C’est des guesdistes qu’il se sentait alors le plus proche, malgré le vif incident qui l’opposa en juin 1902, au restaurant Le Flatters, à Khristian Rakovsky*, devenu en France l’un de leurs piliers, qui, à cause de sa position sur l’insurrection, le qualifia de « blanquiste ». Lors d’un de ses premiers séjours en France, en 1902, il donna une série de conférences sur la question agraire en Russie à l’École des hautes études en sciences sociales, puis une conférence pour le groupe parisien de l’Iskra sur son programme agraire.
Le congrès de 1903 lui enleva le contrôle de l’Iskra, et marqua le début de la scission entre bolcheviks et mencheviks qui l’atteignit physiquement et moralement, car il ne semble pas s’y être attendu. Les bolcheviks ne jouèrent qu’un rôle modeste dans la révolution russe de 1905 et Lénine peina à les convaincre de l’importance des Soviets et eut aussi du mal à leur faire admettre qu’il ne fallait pas leur opposer le Parti. Il n’oubliait pas la France, et, en novembre 1905, insista avec succès auprès de son camarade G.D. Leiteizen (Lindov) pour obtenir le texte d’une prise de position des dirigeants guesdistes Bracke-Desrousseaux, Paul Lafargue et Jules Guesde en faveur de la participation des social-démocrates révolutionnaires à un éventuel gouvernement provisoire révolutionnaire. C’était bien entendu une caution qu’il attendait d’eux pour le développement de la situation russe : le texte parut dans Proletarii.
Dans la discussion interne, décrivant la situation nouvelle qui s’ouvrait avec le début du reflux du mouvement révolutionnaire en Russie, il expliqua que les social-démocrates russes avaient appris à « parler français ». Pour lui, « parler français », c’était « introduire, dans le mouvement le plus grand nombre de mots d’ordre mobilisateurs, élever l’énergie de la lutte directe des masses et élargir leur horizon ». Il leur fallait maintenant apprendre à « parler allemand », travailler lentement et posément, systématiquement et sans relâche. Il préconisait la synthèse de ces deux « langages ».
Avec la réaction, il se replia en Finlande, puis en Suisse. Il vécut en France de 1908 à 1912, dans le XIVe arrondissement notamment rue Marie-Rose et dans la banlieue un peu éloignée de Bombon, en Seine-et-Marne. Là encore il suivit de près la situation française. Sa deuxième émigration pourtant s’ouvrait par une période de crises du mouvement ouvrier russe et de défections. La réunification formelle faisait du Parti un champ de bataille où il maintenait à grand-peine sa fraction.
C’est au cours de cette période, du fait surtout qu’il était engagé dans les débats internationaux, qu’il fut amené à s’exprimer sur les divers points de vue des socialistes français.
Il critiqua, mais avec modération les théories de celui qu’il appelait « le fameux Gustave Hervé », l’homme dont il disait que son « antimilitarisme [lui] faisait oublier le socialisme ». Derrière le caractère superficiel et phraseur d’Hervé, il fallait, selon lui, saisir l’aspiration positive qui, l’inspirait, l’appel à accorder moins de valeur aux méthodes parlementaires de lutte, mais être surtout attentifs à l’appel à l’action, conformément aux conditions nouvelles de la guerre et des crises qui venaient. Ce que le congrès de l’Internationale à Stuttgart avait reconnu en 1907, selon lui, ce n’étaient pas « les menaces creuses d’Hervé, mais la reconnaissance claire de l’inévitabilité de la révolution sociale, la ferme détermination d’adopter les moyens de lutte les plus révolutionnaires ».
Lui, qui doutait de la capacité de Jean Jaurès, trop admirateur des « réformistes bourgeois », à écrire une bonne brochure sur la Commune de Paris, lui reconnaissait cependant le mérite d’avoir suggéré, au congrès de Stuttgart, de renoncer à énumérer des moyens pour organiser des manifestations contre la guerre.
Il était allé rendre visite à Laura et Paul Lafargue. À leur enterrement, le 20 novembre 1911, il fit sa dernière apparition publique importante en France, comme orateur du Parti ouvrier social-démocrate russe :
« Pour les ouvriers social-démocrates russes, Lafargue a symbolisé deux époques : celle où la jeunesse révolutionnaire de France, avec les ouvriers, animée par les idées républicaines, s’est lancée à l’assaut de l’Empire et celle où le prolétariat français, sous direction marxiste, a mené une lutte de classe conséquente contre le régime bourgeois tout entier et préparé la lutte finale contre la bourgeoisie pour conquérir le socialisme […] »
C’est en France, à l’école de Longjumeau, où il habita, qu’il prépara les militants chargés de réorganiser le Parti en Russie, tâche essentielle à laquelle il se consacra entièrement, à partir de 1912, et de la renaissance des luttes ouvrières en Russie. Il s’est ensuite installé en Pologne pour raccourcir ses lignes de communication avec les organisations clandestines.
Lénine n’est jamais revenu en France. Il a pourtant suivi avec attention son évolution, vu sans joie en 1914 l’effondrement de ses anciens amis guesdistes, à l’exception de Rakovsky*, et placé ailleurs ses espoirs, par exemple en 1915 dans les jeunes socialistes qu’il appelait « la bande des jeunes amis de Samovartchik » (Safarov) ou les camarades de travail de ce dernier à Saint-Nazaire. Il suivit très attentivement les développements en France, apprit avec estime le nom de Fernand Loriot, qu’il interrogea longuement en 1917 sur la situation en France, connut Henri Guilbeaux*, eut un heurt avec Rakovsky* sur le Manifeste, s’indigna de la présence et du comportement à Zimmerwald du socialiste français Brizon.
Février 1917, c’est la révolution en Russie. Parti de Suisse avec la caution d’une poignée d’internationalistes, dont Loriot* pour la France, Lénine arriva à Pétersbourg le 16 avril et parvint à renverser la politique bolchevique en faisant approuver par une conférence ses Thèses d’avril — contre Kamenev et Rykov notamment : les bolcheviks devaient rompre résolument avec les mencheviks, combattre le Gouvernement provisoire, refuser tout « défensisme », mener l’agitation pour la paix et la fraternisation, lutter pour une république des conseils (Soviets) d’ouvriers de soldats et de paysans, la nationalisation de la terre, la suppression de la police et de l’armée tsaristes. Le parti bolchevique luttait pour la révolution et le pouvoir des Soviets.
Les obstacles ne manquaient pas : la manifestation armée de juillet, sous la pression de bolcheviks « gauchistes », frôla le désastre et Lénine dut se cacher en Finlande. Il était loin du champ de bataille quand le coup d’État militaire du général Kornilov fut battu. Puis il se heurta à une vraie résistance au comité central au sujet de la décision d’insurrection que combattaient cette fois Zinoviev* et Kamenev, et lors de l’effort des mêmes, avec les conciliateurs, pour un gouvernement de tous les socialistes, « sans Lénine ni Trotsky ». Il envoya néanmoins Kamenev, avec Ivan Zalkind, ex-parisien et ami de Trotsky*, pour prendre des contacts en France, ce qui leur fut interdit.
Lénine était président du Conseil des commissaires du peuple. Selon sa légende, il dansa sur la glace le jour où il se rendit compte que le pouvoir des Soviets dans la capitale avait duré un jour de plus que la Commune de Paris. La prise du pouvoir n’était pas pour lui une « divine surprise », mais il n’en avait pas prévu le contexte ! Les premiers jours virent une combinaison de gestes spectaculaires d’escalade du ciel, et de mesures pragmatiques, parfois un mélange des deux comme la politique agraire qui nationalisait la terre mais la remettait aux paysans. On ne peut parfois se défendre de l’idée qu’il aurait travaillé alors, sinon pour la galerie, du moins pour la postérité, afin de lui léguer une histoire exemplaire dans l’impasse de cette insurrection victorieuse vouée à s’essouffler dans l’isolement si la révolution ne gagnait pas l’Europe.
Tendu tout entier dans la volonté de conserver un bastion durement conquis, attaché aux principes mais profondément pragmatique, Lénine a louvoyé, dissout la Constituante qu’il avait fait convoquer, approuvé la militarisation des syndicats avant de la combattre parce qu’elle lui aliénait tout un secteur ouvrier, dirigé la retraite que constituait la NEP à partir d’un communisme de guerre jusqu’au-boutiste. Il consacra un peu de temps à l’Internationale, opérant avec Trotsky le fameux « tournant vers les masses » du IIIe congrès, tint à connaître les délégués étrangers, notamment les Français, apprécia Rosmer* plus que Monmouseau*, ce qui ne l’empêcha pas d’inciter ce dernier, non membre du PC, à se porter candidat à direction de ce Parti, au grand dam de Trotsky qui était, lui, responsable des questions françaises. Il commença à mener la lutte pour le front unique.
Au lendemain de sa première attaque le 26 mai 1922, commença son conflit avec Staline*, d’abord sur le monopole du commerce extérieur, puis sur la question nationale, la question géorgienne et celle de la Constitution de l’URSS. Convaincu par Rakovsky* du caractère « chauvin grand russe » de la politique de Staline*, il proposa à Trotsky « un bloc » contre la bureaucratie en général et le bureau d’organisation en particulier. Le conflit devint aigu sur la question de l’Inspection ouvrière et paysanne et du comportement de Staline* avec Kroupskaia. C’est après sa rupture personnelle avec Staline que Lénine rédigea le post-scriptum de sa lettre au congrès appelée « testament ». Trotsky* recula le moment d’engager la bataille, dans l’espoir d’une guérison qui ne vint pas. À sa mort, le 21 janvier 1924, les alliés de son dernier combat, Trotsky* et Rakovsky*, étaient en mauvaise posture et Staline prêt à exploiter sa victoire dans le débat sur le Cours nouveau, avec ses alliés Zinoviev* et Kamenev.
La décision de le momifier fut le premier mauvais coup porté à sa mémoire et le deuxième l’affirmation qu’il existait un « léninisme ».
Par Pierre Broué
ŒUVRE : Polnoe sobranie Sotchinenii, 55 vol. Moscou, 1960 sq. — Sobranie Sotchinenii, ed. L.B. Kamenev, 20 vol. Moscou, 1922-1924. — Sotchinenia, 35 vol. Moscou, 1941-1950.
SOURCES : Lennard Gerson, D. Lenin and the Twentieth Century. A Bertram Wolfe Retrospective, Stanford, 1984. — Neil Harding, Lenin’s Political Thought, 2 vol., Londres, 1977. — Branko Lazitch, Milorad Drachkovitch, Lenin and Comintern, vol. I, Stanford, 1972. — Dmitri Volkogonov, Lenin, 2 vol., Moscou 1994. — Vospominanija o Vladimir Ilich Lenine, 3 vol. Moscou, 1956-1960.