Par Nicole Racine
Né le 3 octobre 1897 à Paris (XVIe arr.), mort le 24 décembre 1982 à Paris (VIIe arr.) ; écrivain, poète, membre du Parti communiste depuis 1927 ; membre suppléant du comité central du PCF (1950), membre titulaire du CC de 1961 à sa mort ; Prix Lénine de littérature (1957).
Parti en juin 1930, avec Elsa Triolet, en voyage privé en URSS, pour rencontrer la sœur d’Elsa, Lili Brik, sa famille et ses amis, Aragon fut rejoint à l’automne par Georges Sadoul, autre membre du groupe surréaliste, alors en difficulté avec la justice française. Tous deux assistèrent en novembre 1930 à la conférence des écrivains révolutionnaires à Kharkov, sans avoir reçu de mandat, ni du groupe surréaliste ni du parti français, dont ils étaient membres. Les nombreuses péripéties qui marquèrent leur participation à la Conférence ont été éclaircies par Jean-Pierre Morel : désaveu des positions du Second Manifeste du Surréalisme de Breton, comme celles concernant le freudisme, incompatibles avec les thèses de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (UIER) ; c’était le prix à payer pour éviter la condamnation du surréalisme à Kharkov et sa mise sur le même plan que Barbusse, alors une des cibles de la Conférence, et obtenir selon le vœu de Breton, la reconnaissance des surréalistes comme seul groupe d’écrivains révolutionnaires en France. Il écrivit le poème « Front rouge » dans le contexte de militarisation idéologique. L’attitude d’Aragon à son retour en France, ses repentirs, hésitations, contradictions vis-à -vis de Breton et du groupe surréaliste sont aujourd’hui connues. Citons le texte, paru en décembre 1931, dans Le Surréalisme au service de la Révolution, organe du groupe surréaliste, où il raconte qu’il a subi des pressions pour le détacher du groupe et où il défend ce qu’il a condamné à Kharkov.
Les relations d’Aragon avec le parti français, à son retour, sont plus difficiles à connaître. D’après un document conservé dans les archives du Komintern, dans le fonds du parti français, signé de la section d’agit-prop du comité central du PCF et de la fraction communiste de la Revue Crise, document reçu à l’UIER à Moscou en août 1931, des contacts auraient été pris avec Aragon à son retour de Kharkov. Aragon, « mandaté » pour entreprendre en France l’application des résolutions de Kharkov, « a refusé les conditions que [la section agit-prop posait] pour un travail commun et [ils avaient] dû rompre avec lui » (RGASPI, 517, 1, 1224). Rappelons que le projet de la revue Crise, dans lequel Paul Nizan joua un rôle, a été une première tentative de création d’un noyau d’écrivains révolutionnaires, lancée par le parti, en particulier contre Monde de Barbusse*.
L’« Affaire Aragon », qui éclata en janvier 1932, précipita à la fois la rupture d’Aragon avec Breton et son intégration dans le mouvement communiste. Aragon fut poursuivi en justice pour « excitation de militaires à la désobéissance et provocation au meurtre » pour le poème « Front rouge », paru en juillet 1931 dans l’édition française de La littérature de la révolution mondiale, organe de l’UIER. Les suites sont connues : pétition surréaliste en faveur d’Aragon, à l’initiative de Breton ; publication de la brochure de Breton, Misère de la poésie. « L’Affaire Aragon » devant l’opinion publique ; attitude contradictoire d’Aragon qui approuva la protestation des intellectuels en sa faveur, le contenu de la brochure de Breton, mais déclara qu’en raison des attaques voilées qu’elle contenait contre la politique littéraire du parti communiste, il en jugeait la publication inopportune. Un entrefilet de l’Humanité, le 10 mars 1932, annonçant la création en France d’une section française de l’UIER, l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), fit savoir en même temps qu’Aragon se désolidarisait de la brochure de Breton. Les surréalistes déclarèrent apprendre par cet entrefilet la fondation effective de l’AEAR, — car ils n’avaient reçu aucune réponse à leur demande d’affiliation, Aragon inclus — et que celui-ci ne se comptait plus pour un des leurs.
Après sa rupture avec le groupe surréaliste, Aragon connut des expériences décevantes dans le Parti. Un second séjour en URSS avec Elsa, du printemps 1932 au printemps 1933, le sauva momentanément de la situation difficile dans laquelle il se trouvait et lui donna l’occasion de faire ses premiers pas dans le monde particulier des organisations culturelles du Komintern, alors qu’il était peu intégré dans le parti français. Après avoir fait une dernière autocritique dans le cadre de l’UIER, il fut admis définitivement dans les rangs de la section française (RGASPI, 541, 1, 6, cité par Lilly Marcou, Elsa Triolet. Les Yeux et la Mémoire, Plon, 1994). Aragon travailla au secrétariat de l’UIER et on trouva son nom au bas de certains documents. Il occupa des fonctions à la « commission romaine » de l’UIER qui avait en charge la France et les pays d’Europe du Sud. Il représenta l’AEAR à l’UIER. Il devint responsable de l’édition française de la revue La Littérature de la révolution mondiale qui paraissait en quatre langues. Un document du secrétariat de l’UIER de novembre 1932 fait d’ailleurs état des progrès accomplis par l’organe de l’UIER depuis les derniers mois. La revue disparut après la réorganisation qui suivit la dissolution des organisations littéraires prolétariennes (comme celle de la RAPP en avril 1932) pour reparaître sous le titre de La Littérature internationale en juillet 1933. Aragon fut également responsable de l’édition française (voir ses contributions dans L’œuvre poétique. II.19271935, Messidor, Livre Club Diderot, 1985).
Aragon était suffisamment apprécié à l’UIER pour que, le 10 septembre 1932, le hongrois Béla Illes, homme-clé du secrétariat de l’UIER, demandât à André Marty, représentant du parti français au Komintern, qu’on prolonge son séjour à Moscou, en raison du caractère « indispensable » de son travail. Après avoir répondu à Illes qu’il ne voyait pas d’intérêt primordial à prolonger le séjour en URSS du camarade Aragon », André Marty finit par acquiescer au vœu du secrétaire de l’UIER et demanda que Léon Moussinac soit désigné pour remplacer Aragon (RGASPI, 541, 1, 115 ; 541, 1, 128 ; 495, 270, 72). Au début de 1933, Aragon rencontra Paul Vaillant-Couturier à Moscou et celui-ci l’assura qu’il pourrait reprendre sa place de journaliste à l’Humanité, en accord avec Maurice Thorez* et le directeur du quotidien communiste, Marcel Cachin.
De retour à Paris, Aragon entra, en avril 1933, à l’Humanité, à la rubrique des informations générales où il resta jusqu’en mai 1934. Vaillant-Couturier, officiellement chargé d’imprimer à l’AEAR le tournant voulu par l’UIER, l’appela au secrétariat de rédaction de la revue Commune, organe de l’AEAR, dont le premier numéro parut en juillet 1933. Aragon devint rapidement avec Nizan, la cheville ouvrière de la revue, patronnée par Henri Barbusse*, Romain Rolland, André Gide. L’AEAR, après des débuts marqués par un sectarisme directement inspiré des thèses de Kharkov, commença, selon les nouvelles directives de l’UIER, à s’ouvrir aux compagnons de route, au nom de la lutte contre la guerre et le fascisme. À la faveur de la politique de rassemblement, Aragon, privé dans le Parti de responsabilités dans le domaine plus spécifique des intellectuels, put donner la mesure de ses dons d’organisateur et de sa fidélité.
À la revue de l’AEAR, Commune, dont il était secrétaire de rédaction jusqu’en décembre 1936, puis membre du comité directeur, il assuma l’essentiel des tâches de direction. Il pratiqua l’ouverture en direction des intellectuels désireux de se mobiliser contre le fascisme, à l’exclusion de tous ceux qui critiquaient l’URSS. Il se consacra à l’organisation de débats sous l’égide de l’AEAR ou de la Maison de la Culture qui groupait de nombreuses associations culturelles au moment du Front populaire.
Après avoir assisté à Moscou, à l’été 1934, au premier congrès des écrivains soviétiques où le réalisme socialiste fut défini comme méthode de création esthétique, Aragon s’employa à faire connaître en France les théories littéraires soviétiques. Il publia Hourrah l’Oural !, poèmes écrits pour la plupart en URSS en 1932. Le réalisme socialiste qu’il adopta comme une méthode révolutionnaire le rendit au roman (Les Cloches de Bâle, 1934) et à une tradition littéraire qu’il avait abandonnée pour une inspiration plus directement politique. Interprétant ce réalisme dans le sens d’un « réalisme français », il était en phase avec l’idéologie de revendication de l’héritage national par le PCF et reconnu par le monde littéraire (Les Beaux quartiers obtinrent le prix Renaudot en 1936).
À partir de 1935, Aragon prit une place importante dans les organisations culturelles du mouvement communiste international, en particulier au sein de l’Association des écrivains pour la défense de la culture (AIEDC), fondée le 26 juin 1935, à l’issue du congrès international des écrivains pour la défense de la culture, réuni à Paris du 20 au 25 juin. Son rôle fut déterminant dans la préparation et le déroulement du congrès qui, d’initiative communiste, visait un large rassemblement d’intellectuels sur les mots d’ordre de défense de la culture menacée par le fascisme et de défense de l’URSS. De nombreux écrivains connus y assistèrent, présidèrent ses séances, Gide, Malraux, Heinrich Mann, Musil, Brecht. Aragon fit le lien avec la délégation soviétique qui comprenait notamment Ehrenbourg, Babel, Pasternak.
La création de l’AIEDC illustre le tournant de la politique culturelle de l’Internationale communiste ; pour signifier l’adoption d’une ligne nouvelle en direction des intellectuels, l’UIER, l’Internationale littéraire, est dissoute en décembre 1935 ; ses sections nationales sont invitées à rejoindre l’AIEDC. Aragon devint le secrétaire général de la nouvelle association et sa cheville ouvrière ; André Gide et André Malraux firent partie du présidium mais n’y jouèrent pas un rôle actif. La section française fut dirigée par un secrétariat comprenant trois compagnons de route, Jean-Richard Bloch, qui joua également un grand rôle dans la préparation du congrès, André Malraux et André Chamson.
Aragon mit la défense de l’Espagne républicaine au cœur de la politique de l’AIEDC. Il fut un des inspirateurs du manifeste « La culture en danger », publié par Commune en décembre 1936 ainsi que de la résolution du secrétariat international de l’AIEDC. Il fonda en septembre 1936, au sein de l’AIEDC, le comité pour la défense de la culture espagnole et en était le secrétaire jusqu’au début 1937, date à laquelle il passa le relais à Tristan Tzara. Le comité organisa des manifestations artistiques pour faire connaître la culture espagnole, mit sur pied une aide matérielle destinée aux combattants et aux écrivains, sous forme d’envoi de journaux, livres et revues (Œuvre poétique. Tome III. 1936-1941, Paris, Messidor, Livre Club Diderot, 1989).
La place centrale de la lutte en faveur de l’Espagne républicaine se manifesta de façon symbolique par la tenue en juillet 1937 du 2e congrès des écrivains pour la défense de la culture, dans l’Espagne en guerre, du côté républicain, à Valence, Barcelone, Madrid où de grands noms de l’intelligentsia européenne vinrent parler : Andersen Nexö, Anna Seghers, José Bergamin, Julien Benda, André Chamson, Stephen Spender, Alexis Tolstoï, W. Bredel, E.E. Kisch, Malraux. Aragon est l’organisateur des séances de clôture qui ont lieu les 16 et 17 juillet à Paris et où se retrouvent Brecht, Chamson, Ehrenbourg, Neruda, Spender (« Discours d’Aragon », Commune, no 48, 15 août 1937). Aragon fit ouvrir chez l’éditeur Denoël une collection sous l’égide de l’AIEDC qu’il inaugura par L’Espagne au cœur de Pablo Neruda.
À la Conférence extraordinaire tenue à Paris le 25 juillet 1938, dernière réunion internationale de l’Association avant la guerre, Aragon présenta au nom du Secrétariat international, lors d’une séance présidée par Theodor Dreiser, un rapport où il fit le bilan de l’action accomplie depuis la réunion du 2e congrès (Conférence du 25 juillet 1938, Paris, Denoël, 1938, coll. Association internationale des écrivains pour la défense de la culture).
La revue Commune qui s’intitulait depuis septembre 1936, Revue pour la défense de la culture, publie les textes du secrétariat et des sections de l’AIEDC, les interventions d’Aragon comme son « Hommage à l’âme autrichienne », organisé après l’annexion de l’Autriche, par l’Association française (Commune, no 57, mai 1938), son « Discours aux écrivains d’Angleterre », prononcé devant 2500 personnes, le 8 juin 1938 à Londres, lors d’une réunion organisée par la section anglaise de l’AIEDC (Commune, n° 59, juillet 1938).
L’influence d’Aragon ne se fit pas seulement sentir à la revue Commune, mais aussi à la revue Europe, dirigée depuis 1936 par Jean Cassou et un Comité de direction où figure Aragon et une majorité de compagnons de route. On peut penser que c’est à l’initiative d’Aragon que la revue lance, à partir de juin 1938, une rubrique nouvelle sous l’égide de l’AIEDC, « Nouvelles du vaste monde », publiant des écrivains comme Karel Capek, José Bergamin, Heinrich Mann et Anna Seghers.
En quelques années, Aragon s’était imposé dans les organisations culturelles du mouvement communiste national et international. Mais cette ascension a son prix : une fidélité sans faille à l’Union soviétique de Staline. Aragon ne mit pas en doute le bien-fondé des grands procès de Moscou, reprenant dans Commune les thèses de l’accusation (Aragon, « Vérités élémentaires », Commune, no 43, mars 1937. Il reproduisit cet article dans le tome III de son Œuvre poétique. « Ce n’est pas sans honte qu’on peut relire cette « prose » -là quarante ans plus tard, quand il faut bien en reconnaître la paternité »). Est-il certain qu’il n’allait pas être ébranlé ? Selon Lilly Marcou, Aragon ne crut pas en la culpabilité du général Primakov, compagnon de Lili Brik, soeur d’Elsa, arrêté en août 1936 (Aragon qui vint d’assister aux funérailles de Gorki est alors en URSS pour son troisième séjour) et fusillé en juin 1937 avec d’autres cadres de l’Armée rouge. Lors d’un entretien avec Jacques Duclos*, en présence de Fried*, le sujet aurait été abordé et Aragon se serait refusé à toute déclaration publique. « Le sang, le deuil, la peur étaient entrés dans la famille » (Elsa Triolet. Les Yeux et la Mémoire). Dès 1938, Aragon, grâce aux relations qu’il avait avec la famille et les amis de Lili, a pu connaître beaucoup de choses. Pourtant il garda le silence sur la répression parmi les intellectuels et ne mit jamais en cause en son temps le système stalinien. « J’ai payé très cher le vertige soviétique, et je n’ai pas été seul à pouvoir, à devoir le dire », écrit-il plus tard (L’Œuvre poétique. Tome II, op. cit.)
À l’automne 1936, Aragon se vit confier par Maurice Thorez* la tâche de diriger un grand quotidien du soir qui compléterait le réseau de presse du Parti et qui concurrencerait Paris-Soir. Aragon demanda à Jean-Richard Bloch* de partager avec lui la direction de Ce Soir qui fut lancé le 1er mars 1937, avec une bonne équipe de collaborateurs. Le journal fit campagne pour la défense de la république espagnole, s’opposa aux accords de Munich ; il s’aligna sur les positions soviétiques officielles lors des procès de Moscou.
Mobilisé le 3 septembre 1939 comme médecin auxiliaire, prisonnier évadé, Aragon fut démobilisé en Dordogne en zone libre. Il retrouva Elsa et le couple, uni par le mariage le 28 février 1939, alla d’un endroit à l’autre, à Carcassonne, aux Angles avec Pierre Seghers, puis décida de se fixer à Nice en décembre 1940. Avec les poèmes du Crève Cœur publié en avril 1941, Aragon mettait en œuvre une poésie de contrebande, semi légale, alors qu’en zone nord, la direction clandestine condamnait toute littérature légale.
Dans un document conservé dans le fonds français des archives du Komintern et daté du 10 novembre 1940, on apprend que les responsables du Parti voulaient faire revenir Aragon en zone occupée pour le faire travailler parmi les intellectuels et étudier son comportement depuis sa démobilisation : « A fait une faute. A fait paraître un poème dans Le Figaro. Nous étudierons son affaire lorsqu’il sera ici. » (RGASPI, fonds 517 1 1916). Dans ses conversations avec André Marty* à Moscou en avril-mai 1941, Jean-Richard Bloch* fut très étonné d’apprendre « qu’il y ait une question Aragon ». Il déclara : « Aragon s’est très bien conduit pendant la guerre et l’après-guerre ». Sur la publication de textes d’Aragon dans la NRF, Bloch* en impute la responsabilité à Elsa Triolet et affirme qu’Aragon aurait désavoué cette parution. D’après Jean-Richard Bloch*, ce serait le Suisse Pierre Nicole (le fils de Léon Nicole, dirigeant de la gauche socialiste) qui aurait écrit que « l’attitude d’Aragon n’était pas bonne ». Après avoir reproduit ces déclarations, Marty* ajoutait : « Je reste convaincu que la position d’Aragon pendant et après la guerre est à éclaircir » (RGASPI, fonds 517 3 47).
Aragon et Elsa qui avaient perdu le contact avec le Parti renouèrent les fils à Nice par l’intermédiaire de Georges Dudach, dépêché clandestinement auprès d’eux. En juin 1941, celui-ci revint les chercher pour les accompagner à Paris. Arrêté par les Allemands en franchissant clandestinement la ligne de démarcation, ils furent tous trois incarcérés à Tours, puis finalement libérés sans avoir été reconnus au lendemain du 14 juillet. À Paris, Aragon rencontra chez le peintre Édouard Pignon, les responsables des intellectuels, Danielle Casanova* et Georges Politzer. L’intervention d’Aragon, en faveur d’une large union d’écrivains allait coïncider avec la politique de Front national en gestation depuis plusieurs mois. Aragon eut aussi le contact avec Jean Paulhan qui avait formé avec Jacques Decour le projet d’édition des Lettres françaises. De retour dans le Midi, Aragon et Elsa, investis par le Parti, se chargèrent de créer et d’animer le Comité national des écrivains pour la zone sud. Après l’exécution des otages de Nantes et de Châteaubriant en octobre 1941, Aragon composa clandestinement, à la demande de Jacques Duclos, Le Crime contre l’esprit qu’il signa Le Témoin des martyrs. Le couple quitta Nice en décembre 1942 à l’entrée des Italiens. Réfugiés dans la Drôme, puis à Lyon, devenus clandestins, ils fondèrent officiellement le Comité national des écrivains de zone sud, lancèrent Les Étoiles. En septembre 1944, ils regagnèrent Paris.
À la Libération, Aragon accepta de prendre la direction de Ce Soir en attendant le retour d’URSS de Jean-Richard Bloch*. Membre du comité directeur de l’Union nationale des intellectuels (UNI), il joua un rôle actif dans sa plus importante organisation, le Comité national des écrivains (CNE) dont il fut l’actif secrétaire général. Mais l’union des intellectuels issus de la Résistance se désagrégea rapidement.
Aragon se solidarisa avec toutes les prises de position du Parti, que ce soit à propos de l’affaire Lyssenko (à laquelle il consacra en octobre 1948 un numéro entier d’Europe qu’il ouvrit par un long article, « De la libre discussion des idées »), ou des procès dans les démocraties populaires (il polémiqua avec Vercors au sujet du procès Rajk et du procès Kostov). Il appuya la définition du rôle de l’intellectuel donnée par L. Casanova* au congrès de Strasbourg en juillet 1947, il défendit les thèses de Jdanov sur le réalisme socialiste (voir l’éloge funèbre de Jdanov dans Les Lettres françaises du 9 septembre 1948) et leur resta officiellement fidèle jusqu’en 1953-1954. Il faut noter pourtant qu’il n’assista pas au congrès mondial des intellectuels pour la paix à Wroclaw (août 1948) pendant lequel les Soviétiques déclenchèrent une violente offensive contre les écrivains des pays occidentaux.
Auteur du cycle romanesque, Les Communistes, de deux volumes sur L’Homme communiste, Aragon allait d’une certaine façon faire figure d’ » écrivain officiel ». Dans Les Communistes qui devaient être le dernier volet du « Monde réel », il eut le projet d’embrasser les années 1939-1944 et de montrer la continuité « nationale » du Parti de 1939 à 1944. Sous les traits de Patrice Orfilat, il transposait le personnage de Paul Nizan, « traître au Parti ». Le premier tome des Communistes parut en 1949, cinq autres suivirent de 1949 à 1951. Aragon interrompit en 1951 la publication des Communistes, si bien que le roman s’achève en mai-juin 1940 (voir la postface donnée en 1966 par Aragon à la nouvelle version des Communistes pour ses Œuvres croisées).
Aragon dirigea en fait les Lettres françaises dont le directeur en titre était Claude Morgan depuis 1942 ; il le remplaça en 1953. Les années qui précédèrent et suivirent la mort de Staline* furent des années particulièrement difficiles pour lui. P. Daix fait dater de l’hiver 1952, moment où Aragon et Elsa étaient allés à Moscou après le 19e congrès du PCUS, l’ébranlement d’Aragon vis-à -vis de la réalité soviétique avec la perception physique de la « terreur ». Cependant cela n’alla pas jusqu’à remettre en cause la personne même de Staline* ni le fonctionnement du régime soviétique. À la mort de Staline*, on l’a vu, Aragon joignit, mais à sa manière, sa voix à celle du Parti tout entier. Au moment des remous suscités parmi les intellectuels par l’affaire hongroise en 1956, Aragon resta du côté de l’orthodoxie du Parti : il se solidarisa avec le comité central et empêcha que l’on blâmât l’action de l’URSS au sein du CNE mais il intervint en tant que président du CNE pour obtenir la grâce de deux écrivains hongrois condamnés à mort. Il reçut le prix Lénine de littérature à l’automne 1957 pour ses soixante ans mais, comme il l’a raconté lors de ses entretiens avec Jean Ristat, il avait d’abord refusé ce prix, l’ancien prix Staline*, et c’est Maurice Thorez* qui lui aurait conseillé, après avoir approuvé cette manifestation d’opposition, d’accepter ce prix rebaptisé Prix Lénine ; le discours qu’Aragon publia lors de la remise du prix ne fut d’ailleurs pas publié en Union soviétique et parut dans Les Lettres françaises. Son action dans le Parti s’exerce alors dans le sens d’une libéralisation et son rôle est déterminant dans la rédaction de la résolution d’Argenteuil de mars 1966. Il entraîne le Parti dans la dénonciation de la condamnation à Moscou de Siniavski et Daniel (l’Humanité, 16 janvier 1966). Avec l’aide de Pierre Daix, il appuie l’œuvre du « printemps de Prague » dans les Lettres françaises ; il s’engage à fond contre la « normalisation » en Tchécoslovaquie, préface l’édition française de La Plaisanterie de Milan Kundera, stigmatisa en 1969 puis en 1971, dans les Lettres françaises l’instauration de la délation systématique en Tchécoslovaquie, ce qui entraîna la résiliation des abonnements en provenance des pays de l’Est. Les autorités soviétiques lui décernèrent cependant pour son 75e anniversaire la médaille de la Révolution d’Octobre et le décorèrent de l’Ordre de l’amitié des peuples pour son 80e anniversaire.
Par Nicole Racine
SOURCES : RGASPI, Moscou, dossier personnel (495 270 72), fonds français (517 1 1224 et 1916), UIER fonds 541 1 96 et 128, fonds des secrétariats du Komintern (Marty, 517 3 47). — Notice par Nicole Racine, Louis Aragon, DBMOF. — Nicole Racine, « Aragon, militant du mouvement communiste international (19301939), in Les engagements d’Aragon, sous la direction de Jacques Girault et Bernard Lecherbonnier, L’Harmattan, 1997, p. 77-85 ; « Aragon et le Parti communiste français. 1939.1942 », Lendemains, 97, 2000, p. 9-33 ; « Aragon dans les archives. Paris-Moscou 1930-1936 », Faites entrer l’infini, n° 25, juin 1998 et « 1939-1940 », id. n° 27, juin 1999. — Collection des Annales de la Société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet (n° 1, 1999).