Par Martine Pradoux
Né le 29 avril 1909 à Paris, mort le 29 décembre 1996 à Orsay (Essonne) ; militant socialiste et journaliste au Populaire avant-guerre ; secrétaire du Parti socialiste clandestin, secrétaire général de la SFIO (1944-1946), membre de l’Assemblée consultative puis député (1945-1958), ministre du Travail et de la Sécurité Sociale dans le gouvernement Léon Blum en décembre 1946, et sans interruption de mai 1947 à octobre 1949 dans les gouvernements Paul Ramadier, Robert Schuman, André Marie et Henri Queuille ; président de la commission des Affaires étrangères (1953-1955) ; président de la Ligue des droits de l’Homme et du citoyen (1958-1975) ; président de la Fédération internationale des droits de l’Homme (1977-1981) ; président (1983-1986) puis membre jusqu’en 1992 du Conseil constitutionnel.
Lors de la nomination de Daniel Mayer à la présidence du Conseil constitutionnel, en 1983, la presse mit en avant la figure historique (la Résistance), l’autorité morale (les droits de l’Homme), laissant de côté l’homme politique dont la carrière, proprement dite, en terme de mandats, s’acheva avec la IVe République. Le portrait de l’homme associa, en les opposant de façon caricaturale, des composantes physiques, psychologiques et politiques, la petite taille de Daniel Mayer et son grand courage physique et intellectuel, sa gouaille sympathique de Gavroche parisien et ses réparties féroces, sa générosité et son sectarisme. On valorisait les qualités du militant socialiste (fidélité, désintéressement, passion, « Daniel Mayer, camarade-la-vertu » selon Jacques Derogy) pour expliquer les maladresses, voire l’échec de l’homme politique.
Les parents de Daniel Mayer appartenaient à la petite bourgeoisie juive pauvre. La vie de sa mère, Lucie Weil, fut tragique. Elle naquit en 1876 à Paris où sa famille s’était installée après avoir quitté Ribbeauvillé, refusant, comme de nombreux Juifs alsaciens, l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1871. Ayant perdu très jeune ses parents, maroquiniers, élevée par ses frères et sœurs, elle fut confiée à un orphelinat, la fondation Rothschild, où elle vécut 13 ans comme élève puis comme institutrice. En 1902, elle quitta l’orphelinat pour épouser Émile Mayer. Ce dernier, né à Paris, avait également perdu ses parents. Son père, chineur, avait épousé la fille d’un colporteur de Mont-de-Marsan dont le nom, Moline, évoquait une ascendance juive espagnole. Émile Mayer achetait et revendait des bijoux à crédit. Ils eurent deux enfants, une petite fille qui mourut à six mois et un fils, Daniel, né six ans plus tard, dans le XIIe arrondissement. La famille Mayer s’installa en 1914 dans le XXe arrondissement, près du cimetière du Père-Lachaise, dans un appartement modeste de la rue des Prairies.
La Première Guerre mondiale marqua douloureusement son enfance. Son père fut ruiné, sa mère frappée par la tuberculose. L’enfant fréquenta peu l’école et ne quitta pas sa mère. Il la suivit dans différentes stations du sud de la France où elle tentait de se soigner. C’est elle qui lui apprit à lire et à écrire. Daniel Mayer perdit sa mère en juillet 1921. Il avait 12 ans et venait d’obtenir le certificat d’études primaires. Pour des raisons familiales et matérielles, il ne fit pas d’études. Il quitta rapidement l’école et entra dans la vie active à quatoerze ans, exerçant différents métiers, grouillot à la Bourse, représentant de commerce, chineur.
A dix-sept ans, Daniel Mayer était un jeune Parisien, pauvre, solitaire, triste. Il habitait chez son père devenu représentant de commerce. Il lui versait son salaire et le voyait peu. Autodidacte, avide d’apprendre, il lisait beaucoup, apprenait vite.
Quel système de valeurs lui transmirent ses parents ? une identité juive enfouie au fond de lui-même sous l’influence d’une mère laïque qui connaissait l’hébreu, d’un père agnostique, juif assimilé, plus sensible aux traditions culturelles du judaïsme qu’à la religion elle-même. Daniel Mayer manifesta une « vague » pratique religieuse qu’il abandonna vers l’âge de vingt ans. Sur un plan politique, Daniel Mayer fut élevé par un père républicain, dreyfusard, qui votait socialiste sans être pour autant militant.
Ce fut en 1927 que la politique entra dans la vie de Daniel Mayer et la transforma radicalement. L’affaire Sacco et Vanzetti fut à l’origine de son engagement politique. Bouleversé par un fait divers qui avait pris les dimensions d’une affaire d’État et qui mettait en jeu les questions de la xénophobie, de la peine de mort, du fonctionnement de la justice et de la raison d’État, il participa pour la première fois de sa vie à une manifestation et adhéra à la Ligue des droits de l’Homme. Trois mois plus tard, il assista à une réunion de la Ligue organisée dans le XXe arrondissement. Le conférencier, député socialiste du secteur, membre de la Ligue s’appelait Léon Blum. Séduit par l’homme plus que par un discours auquel, disait-il, il n’avait pas compris grand-chose, Daniel Mayer s’inscrivit dans un même élan, à la SFIO et aux Jeunesses socialistes. Cette double adhésion, à 18 ans, à la Ligue des droits de l’Homme puis à la SFIO était conforme à son tempérament : spontanée, « instinctive », elle obéissait plus, selon lui, au réflexe qu’à la réflexion. L’engagement « moral » à la Ligue des droits de l’Homme précéda l’engagement « politique » qui répondait mieux aux attentes de Daniel Mayer et à sa soif d’action. Il organisa désormais sa vie autour du militantisme. Il trouva un emploi administratif à l’Office départemental de placement de la Seine et consacra son temps libre à sa seule et exclusive passion, la politique.
En 1928, Daniel Mayer devint secrétaire de la 20e section des JS de la Seine qui comptait une quinzaine de jeunes. Elle était fortement concurrencée par les Jeunesses communistes qui disposaient d’effectifs beaucoup plus nombreux et combatifs dans ce quartier populaire du Père-Lachaise. Au congrès fédéral des JS de la Seine, il fut élu membre de la commission exécutive et devint délégué à la propagande. Il signa son premier article dans le Populaire du 4 octobre 1928 en décernant un satisfecit à sa propre section « Bravo, la 20e JS ». Il s’initiait aux rudiments de la doctrine socialiste en lisant les brochures éditées par la SFIO. Il écrivait un peu, parlait beaucoup lors de réunions publiques à Paris et en banlieue. Il se déplaçait facilement et répondait toujours « présent » contrairement à la majorité de ses camarades.
1929 représenta une année charnière dans sa vie privée et dans son itinéraire politique. Il rencontra à la 20e JS sa future femme, Cletta Livian , militante socialiste roumaine, qui exerça une grande influence sur ses choix politiques. Il participa à trois événements qui ponctuèrent avec éclat l’action des JS et qui révélèrent ses talents d’orateur aux responsables de la SFIO : en juillet, il assista au congrès international des JS à Vienne qui lui fit découvrir les réalisations de la social-démocratie autrichienne dans les quartiers ouvriers de « Vienne la rouge » et qui conforta ses élans pacifistes de jeune militant socialiste. Il fut le seul membre des JS — avec Jacques Grumbach — choisi pour participer à la fois au congrès de Vienne et à une semaine d’études socialistes, à Saint-Claude (Jura) destinée à la formation des futurs cadres du parti socialiste. Deux mois plus tard, le 5 octobre, un meeting organisé à Paris, au gymnase Japy, par la fédération de la Seine et les JS offrit au parti socialiste un succès politique contre le parti communiste et à Daniel Mayer une chance qu’il sut saisir. Au terme d’une bataille rangée qui prit les dimensions d’une épopée burlesque, les socialistes, armés de chaises, repoussèrent l’assaut des communistes qui, derrière Marcel Cachin et Florimond Bonte, tentèrent, en vain, d’empêcher la tenue de ce meeting socialiste, le premier à Paris depuis la scission de Tours. Parce qu’il était délégué à la propagande des JS de la Seine, Daniel Mayer remplaça au pied levé le secrétaire fédéral des JS qui, à cause du retard provoqué par les incidents, dut quitter la salle. Daniel Mayer, à 20 ans, improvisa, en présence des responsables du parti, Paul Faure et Léon Blum, un discours au diapason d’une salle en délire qui révéla ses talents d’orateur.
Après avoir accompli son service militaire, (avril 1930-avril 1931) Daniel Mayer épousa Cletta Livian, le 19 mai 1931. Le couple qui n’eut pas d’enfant, se consacra au militantisme. Daniel Mayer devint un membre actif de la Bataille socialiste. Il admirait Jean Zyromski, l’homme et les thèses qu’il défendait : il ne voulait pas croire définitive la rupture entre les deux partis ouvriers. Entre 1932 et 1935, il écrivit quatre articles dans la revue La Bataille socialiste. Membre du comité national mixte (mars 1932-1934), il participa activement à la lutte contre les néo-socialistes. A la 20e section, Daniel Mayer et ses amis battirent Marcel Déat, élu député du secteur en 1932, et trois conseillers municipaux « Néo ». Le 10 octobre 1933, il défendit, en effet, au nom de la Bataille socialiste, une motion qui approuvait la CAP, l’organisme directeur du parti et qui réclamait l’exclusion des « Néo ». Le vote (180 voix pour l’exclusion contre 101) donna lieu à un bulletin de victoire de Paul Faure dans Le Populaire du 190 octobre 1933. Bénéficiant du renvoi des journalistes « Néo », Daniel Mayer, recommandé par Paul Faure à Léon Blum, entrait au Populaire en juillet 1933 comme journaliste débutant, s’initiant dans un premier temps aux faits divers. Il était désormais un permanent appointé. Le militantisme lui avait apporté une culture, une famille, un métier. Son intégration au parti était totale.
Au lendemain du 6 février 1934, Daniel Mayer s’éloigna de Paul Faure et « découvrit » Léon Blum. Il surprit au Populaire une discussion très vive entre le secrétaire général du parti et le directeur du quotidien du parti. Jugeant indispensable « une riposte populaire (...) à l’insurrection fasciste du 6 février », Léon Blum se prononçait pour la participation des socialistes aux manifestations prévues pour le 12 février. Paul Faure refusait : « le parti ne convoquera pas ». Léon Blum répliquait : « eh bien, Le Populaire convoquera ». Daniel Mayer, déçu par Paul Faure dont il admirait les talents d’orateur découvrait, masquée par sa voix fluette, la force de caractère de Léon Blum qu’il eut l’occasion d’approcher dans les bureaux du Populaire. Il développa « une admiration sans bornes » pour les qualités intellectuelles et humaines de son « patron ». Celui-ci put, de son côté, mesurer le dévouement, l’énergie et la force de conviction du jeune militant.
A l’automne 1935, après deux années d’apprentissage, Daniel Mayer était promu rédacteur (puis chef du service social) au Populaire. Le rédacteur en chef de la page économique et sociale était Jean Zyromski. Au moment où la Bataille socialiste se divisait entre ses deux leaders, Daniel Mayer se rangea du côté de Jean Zyromski, partisan d’un « front international antifasciste », rejetant le pacifisme révolutionnaire de Marceau Pivert.
Journaliste militant, Daniel Mayer assista aux réunions de la Bourse du travail, aux congrès syndicaux, à la conférence internationale du Travail à Genève en juin 1937. Il put ainsi tisser un réseau de relations et d’amitiés et développer une connaissance approfondie des milieux syndicaux et de leurs rouages.
Témoin du Front populaire, il effectua de nombreux reportages à Paris et en banlieue, en mai et juin 36, sur les grèves et sur les occupations d’usines et de grands magasins. Il défendit, sans réserves, la politique du gouvernement Léon Blum.
Farouchement antimunichois, Daniel Mayer s’engagea, à l’automne 1938, dans « la plus grande passion politique de sa vie ». La signature des accords de Munich symbolisait, selon lui, à la fois la capitulation devant Hitler et le déshonneur car la France trahissait ses engagements vis-à-vis d’un pays allié et ami, la Tchécoslovaquie. Engagé, au sein de la SFIO, dans le camp « belliciste », il écrivit dans la revue Agir pour la paix, pour le socialisme, dirigée par Georges Monnet, « dauphin » présumé de Léon Blum et ami de Daniel Mayer. L’équipe rédactionnelle comprenait, notamment, Pierre Brossolette, Jean Bouhey, Pierre Viénot, François Camel, Georges Izard, Jean Pierre-Bloch, François Tanguy-Prigent. Dans un article consacré à l’Allemagne (« N’oublions pas ce qu’est le fascisme », Agir, n° 3, 1er mars 1939), Daniel Mayer dénonça le régime de terreur que faisaient régner les nazis, la suppression des partis politiques et des syndicats, les exécutions sommaires, la pratique de la torture et la multiplication des pogromes. Munich marqua pour Daniel Mayer un tournant décisif : la fin de l’« illusion » pacifiste, la rupture avec la direction paul-fauriste et l’engagement définitif du côté de Léon Blum.
Mobilisé le 27 août 1939, dans une compagnie auxiliaire, Daniel Mayer demanda à être envoyé au front, dans les Ardennes. En juin 1940, il se trouvait dans le Cantal. Démobilisé le 18 juillet, après l’armistice, il rejoignit sa femme et sa belle-mère à Manthelan, en Indre-et-Loire. Son engagement dans la Résistance fut spontané, immédiat. Il traduisait un double refus : le refus de l’occupation nazie, le refus du régime de Vichy. Les réflexes patriotiques et républicains l’emportèrent sur les réflexes partisans. Le Parti socialiste était effondré, discrédité par le vote de la majorité de ses parlementaires le 10 juillet 1940, et par l’attitude défaitiste d’une partie de ses dirigeants. Les militants étaient dispersés. Daniel Mayer fit partie des socialistes qui, dès l’été 40, se lancèrent dans la Résistance, convaincus de la défaite inéluctable de Hitler et totalement impréparés à l’action clandestine.
A la fin de juillet 1940, toujours accompagné de sa femme et de sa belle-mère, il descendit en zone sud, à la recherche de contacts et de conseils. Le 26 juillet, il rencontra Marx Dormoy à Montluçon. Le lendemain, à Clermont-Ferrand, l’administrateur paul-fauriste du Populaire, Eugène Gaillard, déclara au journaliste : « Vous n’avez rien à faire dans ce que nous allons tenter parce que vous êtes juif ». Daniel Mayer n’avait plus d’emploi. A Toulouse, il croisa Suzanne Buisson qui lui apprit la présence de Léon Blum à Colomiers (Haute-Garonne). Le 29, il rendit visite à Léon Blum. Daniel et Cletta Mayer lui expliquèrent qu’ils voulaient partir pour l’Angleterre, afin de s’y battre. Léon Blum le leur déconseilla et traça leur « mission » en France : reconstruire le parti, orienter la lutte à la fois contre l’occupant et contre Vichy. Très déçus, ils quittèrent le leader socialiste et allèrent se reposer à Campan, dans les Hautes-Pyrénées. Après avoir appris l’arrestation de Léon Blum, le 15 septembre, Daniel Mayer se rendit à Sète chez Léon Jouhaux, afin de trouver un moyen pour rejoindre l’Angleterre. En vain. Le 20 septembre, Daniel Mayer, sa femme et sa belle-mère s’installèrent à Marseille. Ils trouvèrent un emploi dans un comité d’aide aux réfugiés juifs (Cletta à partir d’octobre 1940 et Daniel Mayer en 1941) Ils l’exercèrent jusqu’en février 1943. Grâce au député des Bouches-du-Rhône Félix Gouin, Daniel Mayer fit la connaissance de Horace Manicacci qui l’aida à résoudre les problèmes pratiques posés par l’action clandestine.
Le 14 décembre 1940, Daniel Mayer obtint, à sa grande surprise, l’autorisation de rendre visite à Léon Blum, emprisonné à la prison de Bourassol, près de Riom. Dès les premiers mois de l’année 1941, commença un patient et prudent travail de prospection et de sélection de militants « sûrs » en zone- nord et en zone-sud, la liaison étant établie par Henri Ribière.
Les débuts furent difficiles. Les militants isolés, désemparés se livrèrent le plus souvent à des initiatives individuelles, faute d’un objectif précis. En 1941, à Marseille, Daniel et Cletta Mayer étaient seuls pour coller des papillons protestant contre la projection du film Le Juif Süss. Ils furent trois, avec Gaston Defferre, à coller des tracts portant pour seule inscription « 14 juillet. Liberté. Égalité. Fraternité. Vive la République », envoyés par Emmanuel d’Astier de la Vigerie.
Daniel Mayer se consacra, dans un premier temps, à la reconstitution du Parti socialiste clandestin, en zone-sud. Une réunion « historique » eut lieu à Nîmes, le 30 mars 1941. Y participèrent neuf socialistes dont trois parlementaires, Édouard Froment, Félix Gouin, Lucien Hussel, deux membres de la CAP, Suzanne Buisson et Pierre Lambert, deux militants de base, Daniel et Cletta Mayer. L’organisation clandestine embryonnaire prit le nom de CAS (Comité d’action socialiste) suggérant à la fois la volonté de se démarquer de l’ancien PS et la modestie de ses effectifs.
Après la réunion de Nîmes, Daniel Mayer rendit visite à Léon Blum pour l’informer et pour s’informer des orientations et des directives du « patron ». Ce fut sa dernière rencontre avec le leader socialiste sous l’Occupation. Mais il effectua encore quatorze voyages à Riom, jusqu’en mars 1943, date de la déportation de Léon Blum en Allemagne. Daniel Mayer posait le matin des questions à Renée Blum qui lui transmettait en fin d’après-midi les réponses de son beau-père.
Le 21 juin 1941, une nouvelle réunion, à Toulouse, acheva la mise en place des structures du CAS pour la zone-sud. Un bureau et un comité directeur de 4 membres devaient assurer les liaisons, coordonner l’action. Furent désignés trois responsables de région : Suzanne Buisson, Félix Gouin, Lucien Hussel pour l’axe Lyon-Marseille. Sur proposition de Pierre-Bloch, Daniel Mayer fut chargé du secrétariat général. Daniel Mayer présentait plusieurs atouts pour l’action clandestine : un anonymat relatif — il était inconnu hors du parti mais connu à l’intérieur d’un petit nombre — un courage physique et intellectuel allié à un très grand sang-froid qui le sauva, la chance aidant, de divers pièges et traquenards.
Des choix décisifs furent opérés très rapidement. En mai 1941, à Lyon, fut décidée, « après des débats difficiles » l’exclusion des parlementaires qui n’avaient pas voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940 et qui ne s’étaient pas « rachetés » par un engagement immédiat dans la Résistance. D’autre part, le CAS décida de ne pas créer sa propre organisation de résistance et donna pour mot d’ordre à ses militants de rejoindre les mouvements existants. Ce choix devait pénaliser lourdement le PS clandestin. En donnant le sentiment de privilégier l’action politique (même si les socialistes étaient très présents dans Libération-Nord, le réseau « Brutus », les groupes armés « Veni » animés par Eugène Thomas et Gaston Defferre, « Police et Patrie » créé par Roger Priou-Valjean, à la demande de Henri Ribière), le CAS abandonnait aux mouvements de résistance et au PC (qui se dota, en 1941, avec le Front national, d’une organisation autonome), un quasi monopole de la lutte armée. Cette situation assura aux mouvements et au PC non seulement des moyens matériels importants et un prestige assuré mais, plus encore, une légitimité que les résistants socialistes, dispersés dans les mouvements ou dans les structures clandestines ne cessèrent de revendiquer, et qui leur fut, à chaque occasion, contestée, alors que beaucoup d’entre eux furent arrêtés, déportés, assassinés.
Le rôle joué par Daniel Mayer fut exclusivement politique. Messager et interprète de Léon Blum, Daniel Mayer, avec d’autres militants, donna l’impulsion, établit des liaisons et s’efforça d’apporter au Parti socialiste clandestin, une organisation, un programme et surtout une légitimité. La direction du PS fut transformée. La CAP fut remplacée, dans chaque zone par un comité directeur. Le principe de la suppression de la représentation proportionnelle des tendances fut adopté. Les contraintes de l’action clandestine imposèrent cloisonnement, centralisation et empirisme. Les décisions prises par les responsables étaient ensuite ratifiées par les militants.
Au début de l’année 1942, l’ouverture du procès de Riom joua un rôle décisif dans la renaissance du Parti socialiste et l’affirmation d’une Résistance « politique » et plus simplement « morale ». Alors que le gouvernement de Vichy avait voulu instruire le procès du gouvernement de Front populaire, accusé d’avoir conduit le pays à la débâcle, il fournit aux accusés et, en particulier, à Léon Blum, l’occasion, d’être, selon Marc Sadoun, le « porte-parole non seulement de la République, mais aussi de son parti et de l’ensemble du mouvement ouvrier ». Amplifié par la presse nationale et internationale, l’impact des débats déborda largement les canaux de diffusion encore modestes des journaux et des tracts clandestins. Le retentissement du procès — dont les débats furent reproduits et diffusés clandestinement par le CAS — fut très bénéfique pour les socialistes. Selon Daniel Mayer, il leur apporta « l’élan, la référence et aussi la caution recherchée ». Un mois après la suspension des débats qui marqua l’arrêt définitif du procès, parut, daté du 15 mai 1942, le premier numéro du Populaire clandestin, entièrement rédigé par Daniel Mayer et ronéoté. Il porta symboliquement la mention « 26e année, n° 6.329 » (abandonnée dans les numéros suivants). L’ancien journaliste prit en charge la rédaction de l’organe clandestin et s’efforça de résoudre les problèmes d’impression et de distribution, pour l’édition en zone sud.
Au printemps 1943, « commis-voyageur du PS clandestin », une capsule de cyanure cachée dans le revers de son veston, Daniel Mayer, accompagné de sa femme quitta Marseille pour Lyon, capitale de la Résistance.
En avril 1943, Daniel Mayer partit pour Londres. Il accomplit avec succès une mission qui dura un peu plus d’un mois (14 avril-19 mai). Il obtint, auprès du général de Gaulle et des socialistes du groupe Jean Jaurès, la reconnaissance politique du Parti socialiste clandestin et une légitimation personnelle. Il eut deux entretiens (et un dîner) avec le général de Gaulle. Il lui rappela que les socialistes l’avaient reconnu comme chef de la Résistance française et comme chef du futur gouvernement provisoire à la Libération et qu’ils attendaient de lui la reconnaissance des partis politiques et du PS Il n’y eut pas de la part de Daniel Mayer adhésion mais ralliement raisonné au général de Gaulle. Il ne fut jamais séduit par l’homme.
Il rencontra Louis de Brouckère, les dirigeants de l’Internationale ouvrière socialiste et du Labour Party. Il aplanit les différends entre André Philip, commissaire à l’Intérieur et Félix Gouin, représentant officiel du CAS à Londres depuis août 1942. Il s’efforça surtout de faire taire les conflits au sein du groupe Jean Jaurès qui opposaient les socialistes « gaullistes » et « antigaullistes ». Plutôt que de tenter, en vain, de les réconcilier sur ce point de « divergence », Daniel Mayer eut l’idée de réaliser l’accord des socialistes londoniens sur un texte rédigé à Londres qui deviendrait le programme du Parti socialiste, « proposé » à l’ensemble des partis et des mouvements de résistance. Il demanda à Georges Boris, Louis Lévy, Georges Gombault et Raymond Haas-Picard de rédiger séparément les éléments d’un texte qu’il rassembla et unifia. La « synthèse » ainsi réalisée lui conféra une autorité accrue pour rappeler aux responsables du groupe Jean Jaurès les limites de leur rôle et de leur place dans le dispositif socialiste clandestin.
A son retour Daniel Mayer rendit compte de sa mission le 4 juin, à Lyon, devant les membres du CAS sud et devant deux délégués de la zone-nordRaoul Évrard et Augustin Laurent, puis, à Paris, devant le CAS nord. Le texte rédigé et ratifié à Londres fut adopté à l’unanimité et devint le manifeste du PS Les bases de la réunification des socialistes des deux zones étaient posées. Les 17 et 18 juin, à Paris, fut consacrée l’unification de l’organisation clandestine qui pouvait désormais revendiquer le nom de Parti socialiste. Après de difficiles discussions entre les responsables des deux zones, Jean Texcier pour le Nord, et Daniel Mayer pour le Sud, rédigèrent un texte d’accord. Les deux comités directeurs conservaient une certaine autonomie mais ils étaient chapeautés par un comité exécutif national et un bureau. Sur proposition de Suzanne Buisson, et avec « l’assentiment général », Daniel Mayer devint secrétaire général du PS clandestin. Le Populaire, daté du 1er juillet 1943 publia le manifeste du Parti socialiste, rédigé à Londres, sous le titre : « Le Parti socialiste propose un programme commun à la Résistance française ». Daniel Mayer affirmait la légitimité du PS clandestin, fondée sur le renouvellement des hommes et la pérennité de la doctrine. Il définissait le rôle futur du PS : « Il n’est pas le Parti d’hier. Il a rompu délibérément et définitivement avec beaucoup de ses membres et certaines de ses méthodes. Sa doctrine sort intacte et même confirmée de l’épreuve universelle. Par contre, ses modes d’action et sa composition même devront être renouvelés. Parti de révolution sociale et de démocratie politique, il est d’ores et déjà dans l’illégalité, le grand Parti de la France de demain dont les traits essentiels se dessinent dans la Résistance. L’ouvrier, le paysan, le commerçant, comme le fonctionnaire, déjà confondus dans la bataille commune, y ont leur place, tout comme y ont la leur le militant laïque ou le catholique croyant, épris l’un et l’autre d’un idéal large et humain ».
La réunification du PS clandestin coïncida avec la mise en place, en mai 1943, du Conseil national de la Résistance. Après le départ d’André Le Troquer pour Alger, en octobre 1943, ce fut Daniel Mayer qui représenta le PS à l’assemblée plénière du CNR.
Les relations avec le PC furent difficiles. Des contacts noués entre juillet et décembre 1942 furent rompus par le PC. A la fin de l’été 1943, après la dissolution du Komintern, le PS clandestin proposa la création d’un comité d’entente de quatre membres afin d’étudier « les problèmes de l’unité ouvrière ». Cette nouvelle tentative socialiste échoua. Les communistes refusaient de conclure avec le PS une alliance privilégiée de type Front populaire, invoquant la priorité donnée à l’Union nationale dans la lutte contre l’occupant. Les conflits entre socialistes et communistes se poursuivirent au sein du CNR, lors de l’élaboration du programme d’action de la Résistance, puis lors du débat « historique » sur la trêve des combats à Paris en août 1944. Daniel Mayer vota la trêve et s’opposa au délégué du Front national, Pierre Villon.
Parallèlement, des tentatives de rapprochement entre le MLN et les socialistes s’esquissèrent, dès la fin 1943. Aux propositions du MLN, Daniel Mayer répondit prudemment, en février 1944, que les chrétiens avaient témoigné d’« une moralité à toute épreuve » mais qu’il fallait attendre la Libération et la préparation d’« un climat nécessaire à un rapprochement ».
Le jour de la libération de Paris, Daniel Mayer était à l’hôtel de ville avec les membres du CNR pour accueillir le général de Gaulle. Le 26 août, il descendit les Champs-Élysées, avec les représentants du CNR qui avaient dû jouer des coudes pour figurer au premier rang autour du général de Gaulle.
La Résistance bouleversa sa vie et lui apporta une ascension politique fulgurante. Âgé de trente-cinq ans à la Libération, l’ancien rédacteur du Populaire qui n’avait, avant 1940, exercé aucun mandat électif, aucune responsabilité au niveau fédéral ou national devint officiellement, secrétaire général de la SFIO, au congrès national extraordinaire, en novembre 1944. Pourtant, moins de deux ans plus tard, Daniel Mayer essuyait un échec cinglant. Au congrès d’août 1946, pour la première fois dans l’histoire de la SFIO, le rapport moral était rejeté, l’équipe issue du PS clandestin était désavouée par la base et les cadres du parti.
Les facteurs de cet échec collectif et personnel furent multiples : l’épuration interne, une stratégie d’alliances électorales confuse et changeante, un divorce progressif entre la direction et les cadres fédéraux, enfin, la personnalité de Daniel Mayer.
L’épuration interne engendra un profond malaise dans le parti. Discrédité en juillet 1940, le PS était condamné à l’intransigeance. Décidée dès 1941, votée au congrès de novembre 1944, l’épuration épargna la base du parti mais elle fut sévère pour les parlementaires qui n’avaient pas voté contre les pleins pouvoirs au maréchal Pétain le 10 juillet 1940 et qui ne s’étaient pas « rachetés » par une action immédiate dans la Résistance. 84 parlementaires furent exclus. 12 étaient réintégrés malgré leur vote mais étaient suspendus de tout mandat pendant la durée d’une législature. Au congrès d’août 1945, l’exclusion des parlementaires fut confirmée à une très forte majorité (9 751 mandats contre 301). Mais elle fut très mal ressentie. La base du parti qui, dans sa très grande majorité avait été attentiste sous l’Occupation, ne comprit pas la sanction infligée à un parlementaire auquel elle était attachée et auquel elle s’identifiait. Se comparant lui-même à Fouquier-Tinville, Daniel Mayer incarna l’image d’un secrétaire général impitoyable qui cherchait moins à unir qu’à punir un parti déchiré par la guerre.
Afin de favoriser l’adhésion des résistants et le renouvellement des hommes, Daniel Mayer obtint, difficilement, au congrès de novembre 1944, que le temps de présence dans la Résistance fût assimilé à un temps d’ancienneté dans le parti. Cette décision fut mal accueillie par les socialistes d’avant-guerre qui craignaient de voir leurs postes occupés par de nouveaux-venus. Ils prirent leur revanche moins de deux ans plus tard. Le 9 juin 1946, le Conseil national décida, « à la demande des fédérations » que les futurs adhérents à la SFIO ne bénéficieraient plus d’une ancienneté remontant à leur entrée dans la Résistance. La légitimité partisane éclipsait définitivement la légitimité résistante.
Daniel Mayer et l’équipe dirigeante mécontentèrent également des socialistes résistants en commettant, inévitablement, des oublis, des injustices, engendrant amertume et frustration dans la distribution des « labels de résistance » et des postes de direction. Certains militants résistants « oubliés » eurent le sentiment que s’était instaurée une hiérarchie implicite dans l’échelle des valeurs résistantes qui avantageait les cadres du PS clandestin au détriment des socialistes résistants dispersés dans les mouvements ou ayant perdu tout contact avec les fédérations socialistes reconstituées.
Une politique d’alliances jugée confuse et changeante suscita un vif mécontentement. Au congrès de novembre 1944 fut reprise et légitimée la politique d’ouverture lancée pendant l’Occupation. En direction du PC, « le Parti socialiste renouvelle solennellement au Parti communiste français, avec sa loyauté et sa traditionnelle bonne foi, l’offre d’unité déjà faite dans la lutte clandestine ». En décembre fut créé un comité d’entente PS-PC. En direction du MLN, le comité directeur fut chargé « de rechercher les possibilités d’accords tant avec le MLN qu’avec toute autre organisation de résistance animée d’un esprit démocratique et socialiste ». Toutefois, une résolution sur la laïcité adoptée à l’unanimité fixait d’emblée les bornes de l’ouverture aux résistants chrétiens.
La tactique électorale, adoptée à l’unanimité en novembre 1944, était effectivement confuse car elle laissait aux fédérations la liberté de conclure des listes communes avec le PC ou avec le MRP. Les relations avec le PC se dégradèrent dès la première campagne électorale, en avril 1945, marquée par de nombreux incidents entre socialistes et communistes. En matière de propagande, de moyens matériels et d’organisation, la direction socialiste apparut inefficace et toujours à la traîne loin derrière le PC, ce qui accentua le complexe d’infériorité des militants socialistes face à leur puissant concurrent.
Au congrès d’août 1945, les relations avec le PC marquaient le pas. Daniel Mayer présentait « les conditions de l’unité » qui étaient loin d’être remplies. Le projet de charte d’unité publié unilatéralement par le PC était rejeté. La reprise des pourparlers sur l’unité d’action était reportée en octobre, après les élections. Une motion présentée par Jules Moch rejetait l’unité organique à une quasi unanimité (10 112 voix contre 274 et 212 abstentions). Parallèlement, le congrès d’août 1945 adoptait une motion favorable à l’unité d’action avec l’UDSR qui avait succédé au MLN (6 104 mandats contre 2 718 et 1 801 abstentions). Mais la tactique retenue pour les élections générales d’octobre (listes socialistes homogènes ou listes communes avec l’UDSR) était adoptée à une faible majorité (5 669 voix contre 4 114 et 785 abstentions).
Aux élections cantonales, en septembre 1945, le comité directeur poussa les fédérations à privilégier des listes commune avec l’UDSR Le Parti socialiste avec 25 % des voix arrivait au premier rang. Ce bon résultat, suivi de sondages très favorables, laissait augurer un succès éclatant de la SFIO aux élections générales, le 21 octobre 1945. Ce fut, au contraire, une énorme déception. Les socialistes arrivaient en 3e position avec 24 % des voix. Ils étaient devancés par le PC et par le MRP.
A la tête d’une liste PS-UDSR, Daniel Mayer fut élu député, à Paris, dans le 2e secteur. Dans l’ensemble, les accords passés avec l’UDSR ne furent pas couronnés de succès. Six mois plus tard, au congrès national extraordinaire de Montrouge, en mars 1946, Daniel Mayer changea de tactique électorale : il fit adopter un texte qui imposait des listes socialistes homogènes. Selon lui, le PS était suffisamment fort pour affronter le MRP, qui représentait « les forces réactionnaires », et le PC. Or, aux élections du 2 juin 1946, le Parti socialiste enregistra un net recul. Passant de 23,8 % à 21,1 % des suffrages exprimés, il perdait près de 370 000 voix. Le PC se maintenait à peu près, le MRP avec un peu plus de 28% des suffrages devenait le premier parti. Cet échec suscita l’inquiétude des élus et décida les socialistes à ne plus être en première ligne au pouvoir. Le 9 juin 1946, le Conseil national accepta la participation des socialistes au gouvernement à condition de ne pas détenir la présidence du Conseil. Si la non-participation, réclamée par quelques militants apparaissait impossible (un gouvernement MRP-PC étant exclu) une partie de l’opposition, derrière Guy Mollet, estimait que, seule l’unité d’action avec le PC permettrait d’enrayer le recul électoral des socialistes.
Le divorce entre le secrétaire général et le parti s’instaura rapidement. A l’unanimité, le congrès de novembre 1944 décida que le comité directeur provisoire cumulerait jusqu’au prochain congrès national les pouvoirs de la CAP et du Conseil national. La commission des résolutions suggéra « de réunir les secrétaires fédéraux en cas de besoin (...) en attendant le prochain congrès national ». Dès février 1945, les premières critiques contre le CD se firent entendre. Réduits à un rôle purement consultatif, des secrétaires fédéraux reprochaient au CD de se « substituer abusivement aux fédérations ». Ils lui déniaient le droit d’engager l’orientation du parti et réclamaient le rétablissement du CN et la convocation d’un congrès national. A la veille de la conférence des secrétaires fédéraux, le 20 mai 1945, Vincent Auriol conseillait à Daniel Mayer de laisser s’exprimer les cadres du Parti. Le 10 août, au CD, les premiers signes du « malaise » qui s’installait entre la direction et les cadres étaient évoqués mais pas analysés. Daniel Mayer estimait que le CD devait conserver tous les pouvoirs que lui avait attribué le congrès de novembre 1944. Il concédait qu’« il faudra(it) inscrire dans les statuts, le système de la conférence des secrétaires fédéraux ». Mais, au congrès d’août 1945, les pouvoirs du CD étaient confirmés. La question des statuts du parti était renvoyée à une commission d’étude, ce qui ne fit que redoubler les tensions. Le 9 janvier 1946, au CD, Gérard Jaquet évoquait le « malaise dans le parti et le malaise dans le pays ». Édouard Depreux constatait « une crise dans le parti par le divorce entre les fédérations, les sections, le groupe socialiste et le comité directeur ». L’équipe dirigeante fit des concessions : lors de la conférence des secrétaires fédéraux, le 24 février, le Conseil national, supprimé à la Libération, fut rétabli. Une opposition très hétéroclite s’organisait. Daniel Mayer fut hué au congrès fédéral extraordinaire de la Seine, les 23-24 mars 1946.
Inconnus de la plupart des militants, Daniel Mayer et son adjoint Robert Verdier incarnaient l’image d’une direction parisienne, bureaucratique qui ne pouvait revendiquer aucune légitimité ouvrière. La personnalité de Daniel Mayer, enfin, contribua au rejet de sa politique. On lui reprocha un ton sec, une ironie blessante, un style de direction autoritaire et culpabilisant. Il multiplia les maladresses tactiques : en juin 1946, il dénonça l’absentéisme des parlementaires aux réunions du groupe socialiste, dressant contre lui ceux qui le soutenaient encore et qui étaient très influents dans leurs fédérations.
Daniel Mayer voulut quitter son poste de secrétaire général en 1945 et regretta de ne pas l’avoir fait. Se considérant comme le « dépositaire » plus que le détenteur du pouvoir, il estimait sa mission achevée au retour de Léon Blum, en mai 1945. Conscient de ses « limites », poussé par sa femme, il annonça son intention de démissionner mais il renonça sous la pression amicale de Léon Blum et de Vincent Auriol. Édouard Depreux (lettre du 8 juin 1945) le dissuada de céder à « l’antisémitisme larvé » qui s’exprimait, quelquefois, dans le Parti socialiste, suggérant que « deux Juifs, à la tête du parti, c’était vraiment trop ».
S’il fut l’artisan de sa défaite, Daniel Mayer joua, également, le rôle du bouc émissaire. Sur lui se cristallisèrent les mécontentements, les désillusions et la mauvaise conscience de militants qui, au-delà de Daniel Mayer, visaient Léon Blum. Les tentatives de révision doctrinale de ce dernier, au nom d’un « socialisme humaniste » furent rejetées par une opposition hétérogène qui s’organisa à partir de l’automne 1945. Transformée en tendance, au début de l’année 1946, elle se structura autour de la revue La Pensée socialiste et se choisit pour porte-parole le « guesdiste » Guy Mollet.
Le 29 juillet, Guy Mollet, Tanguy-Prigent, [ Yves Dechezelles furent les premiers signataires d’une résolution réclamant le redressement du parti, le retour à la doctrine et à l’unité ouvrière, adressée en « urgence » aux sections. Le 2 août, mesurant la gravité de la situation, Daniel Mayer demanda à ses principaux opposants de voter pour le rapport moral, sans pour autant l’approuver. Il s’engageait, en retour, à annoncer publiquement sa démission. Il essuya un refus.
Quand s’ouvrit le congrès d’août 1946, les jeux étaient faits. Le rapport moral fut rejeté par les 2/3 des délégués (2 975 mandats contre 1 365 et 145 abstentions). Daniel Mayer annonça la démission du secrétariat général dès l’annonce des résultats. Il ressentit la défaite comme une profonde injustice. Dans un discours ému et confus, il réclama « un peu d’équité », en s’écriant à juste titre : « On n’a à peu près pas parlé... du rapport moral... On a méconnu l’action du comité directeur et du secrétariat général du parti. » Évoquant la « fausse » querelle doctrinale, il affirma que le socialisme français ne pouvait être qu’humaniste et lança : « Ou nous sommes marxistes, ou nous sommes socialistes. » Il renvoya aux délégués le miroir de leurs contradictions et de leurs peurs, se moquant des parlementaires qui affichaient une volonté de retour aux sources de la doctrine marxiste, mais qui avaient été effrayés par la réforme de l’héritage proposée par Léon Blum. Il acheva son discours par un hommage aux membres du comité directeur.
Le 4 septembre 1946, la direction battue opposait, en vain, à Guy Mollet la candidature d’Augustin Laurent au poste de secrétaire général. Le leader de la fédération du Nord fut présenté comme « un ancien ouvrier manuel qui pou(vait) redonner au parti la teinte ouvrière qui sembl(ait) lui manquer un peu ». Guy Mollet fut élu par 16 voix contre 14. La défaite de Daniel Mayer et des blumistes était totale.
En décembre 1946, Daniel Mayer devint ministre, à trente-sept ans, dans le gouvernement socialiste homogène, présidé par Léon Blum. Ce dernier lui proposa de choisir un portefeuille : Daniel Mayer opta pour le ministère du Travail et de la Sécurité sociale car il avait appris, au Populaire, à bien connaître les milieux syndicaux et les questions sociales.
En mai 1947, après la révocation des ministres communistes, il succéda, une seconde fois, à Ambroise Croizat au ministère du Travail et de la Sécurité sociale et conserva cette fonction jusqu’en octobre 1949. Après la chute du gouvernement Paul Ramadier, en novembre 1947, Daniel Mayer participa à des gouvernements de Troisième force dont le centre de gravité se déplaça de plus en plus vers la droite.
Il dut affronter une conjoncture difficile. Sur le plan politique, dès la fin octobre 1947, Daniel Mayer jugeait équivalents le danger communiste et le danger gaulliste, après la création du Kominform, le refus du plan Marshall par l’URSS puis par le PC et le succès du RPF aux élections municipales. Les contraintes économiques lui interdirent d’appliquer une politique sociale conforme à ses aspirations. La pénurie, le rationnement des denrées de première nécessité, la hausse des prix et le blocage des salaires provoquèrent la baisse du pouvoir d’achat et le mécontentement populaire, favorisant la multiplication des conflits sociaux et des grèves. Daniel Mayer fut condamné à une politique sociale « défensive » menée sur plusieurs fronts. Il se heurta à l’opposition systématique du PC et de la CGT mais également à celle de certains ministres. Il eut des dialogues « animés » avec les ministres des Finances, René Mayer (la « guerre des deux Mayer fit rage » au Conseil des ministres) puis avec Paul Reynaud. Son objectif demeurait le même : ne pas « jeter la classe ouvrière dans les bras des communistes » déclarait-il au Conseil des ministres le 5 août 1948.
Face aux grévistes, il sut maintenir des contacts officieux tout au long des grèves et réussir des arbitrages. Ainsi, en mai 1947, il mit fin à la grève de la meunerie parisienne en accordant des primes ; il réussit à éviter une grève des électriciens en signant avec la fédération de l’Éclairage un accord qui permit de soumettre le conflit à l’arbitrage du conseiller d’État Grunebaum-Ballin et d’obtenir le retrait de l’ordre de grève et du décret de réquisition. En novembre 1947, devant l’extension et la violence des grèves, la police et l’armée furent réquisitionnées. Il y eut des affrontements durs dans les mines du Nord, à Béziers, Marseille, Montpellier. Le 6 décembre, Daniel Mayer justifia la politique de « fermeté » du gouvernement, à l’Assemblée nationale : « Le gouvernement entend protéger le libre exercice du droit de grève lorsque celle-ci a été décidée, comme on doit le faire dans une démocratie. Il entend également protéger la liberté syndicale. »
Avec la création de la CGT-FO, il dut entériner une scission syndicale qu’il n’avait pas voulue, car, disait-il, elle ne pouvait susciter entre les deux centrales syndicales qu’une surenchère néfaste. Il fut critiqué pour l’attribution controversée à FO de fonds prélevés sur le « milliard de la Charte du Travail »" laissé par le gouvernement de Vichy et destiné, à la Libération, aux syndicats CGT et CFTC.
Ministre de tutelle de la Sécurité sociale, Daniel Mayer prononça, à l’Assemblée nationale, le 11 juillet 1949, un long et vibrant plaidoyer en faveur de la jeune institution, objet de multiples attaques. Il défendit, en particulier, le maintien de la couverture du « petit risque ». Mais, à l’issue du débat sur la Sécurité sociale, le gouvernement Queuille obtint seulement 29 voix de majorité (dont celles des ministres). Le 29 juillet, à cause d’une « imprudence » de Daniel Mayer, la majorité tomba à trois voix. Il avait, en effet, donné son agrément à un accord entre l’administration des caisses de Sécurité sociale et les syndicats du personnel pour une prime dite de « vacances » qui réveilla, selon L’Année politique, « toutes les rancœurs contre la Sécurité sociale », la colère de la droite et des modérés. Deux mois plus tard, Daniel Mayer provoqua la chute du gouvernement Queuille et la plus longue crise ministérielle depuis les débuts de la IVe République. Au nom de la SFIO, Daniel Mayer demanda, en Conseil des ministres, la revalorisation des plus bas salaires. En vain. Il adressa le 3 octobre, au président du Conseil, une lettre confidentielle l’informant que, sur la question des « salaires anormalement bas, (il se réservait) le droit de ne pas pratiquer la solidarité gouvernementale ». La lettre fut publiée le lendemain dans L’Aurore. Henri Queuille démissionna. La crise politique dura trois semaines. Les socialistes exigeaient, pour prix de leur participation, le maintien de Daniel Mayer au ministère du Travail et de la Sécurité sociale. Les radicaux refusaient. La crise, ouverte le 5 octobre se dénoua le 25 quand Daniel Mayer, dans une lettre adressée à Guy Mollet, demanda au parti de le « relever de son mandat de ministre du Travail et de la Sécurité Sociale ».
Le congrès d’août 1946 ouvrit chez Daniel Mayer une blessure qui ne cicatrisa pas. Si ses relations personnelles avec Guy Mollet, marquées par l’hostilité et la défiance, se figèrent très vite, les rapports de forces entre l’ancien et le nouveau secrétaire général évoluèrent, à partir de 1950, en faveur de Guy Mollet. Entre 1946 et 1949, et bien que « minoritaire », Daniel Mayer disposait d’atouts solides et s’efforçait d’affaiblir l’autorité encore fragile de Guy Mollet. Ancien secrétaire du PS clandestin, il était membre du comité directeur (jusqu’en 1952) et du bureau, député de la Seine, ministre. Il bénéficiait du soutien et de l’affection de Léon Blum et de Vincent Auriol, devenu président de la République. Dès l’automne 1946, Daniel Mayer multipliait les motifs de contestation au comité directeur et les indisciplines au groupe parlementaire. En novembre 1946, il fit partie des 20 députés qui refusèrent de voter pour un gouvernement Maurice Thorez afin de ne pas « faire apparaître le spectre de De Gaulle ». En septembre 1947, il choisit, avec 20 députés, de voter la confiance au gouvernement Ramadier. Contre la direction du parti, Daniel Mayer défendit la participation des socialistes au gouvernement, malgré la rupture du tripartisme, la politique et les méthodes du gouvernement Ramadier.
En juillet 1948, Daniel Mayer tenta de renverser Guy Mollet. Un an auparavant, Daniel Mayer avait annoncé qu’il voterait le rapport moral et que le congrès de Lyon — le premier depuis la défaite des blumistes — ne serait pas le « congrès de la revanche ». Élu à l’unanimité, Guy Mollet conforta sa majorité au comité directeur qui ne comprit plus que 10 blumistes sur 31 membres. En juillet 1948, la « bienveillante » abstention de la fédération du Nord avait permis d’éviter le rejet du rapport moral lors du 40econgrès. S’amorçait le rapprochement entre les deux puissantes fédérations ouvrières du Nord et du Pas-de-Calais, entre Augustin Laurent et Guy Mollet (qui forma le pivot de l’axe majoritaire, dans les congrès jusqu’en 1971). Inversement, la gauche du parti qui avait soutenu Guy Mollet en 1946, basculait dans l’opposition. Daniel Mayer tenta alors de renverser Guy Mollet lors de l’élection du secrétaire général le 7 juillet. La « manœeuvre » conçue par Daniel Mayer et Robert Verdier — mettre Guy Mollet en ballottage, au premier tour, grâce à une double candidature de Robert Verdier et de Léon Boutbien et, lui opposer, au second tour, la candidature d’Édouard Depreux — échoua. Édouard Depreux refusa de s’y prêter. Guy Mollet fut élu avec une nette majorité. Mais l’opération manquée laissa des traces. Ne pouvant invoquer aucun désaccord politique sérieux avec Guy Mollet depuis la chute du gouvernement Ramadier et le ralliement du secrétaire général à la Troisième Force, Daniel Mayer accrédita l’image de l’opposant systématique, du mauvais perdant en quête de revanche personnelle. Cette image allait hypothéquer désormais toute opposition politique de Daniel Mayer, lors des deux conflits majeurs qui divisèrent la SFIO, le débat sur la Communauté européenne de défense (CED). et la guerre d’Algérie.
Daniel Mayer fut un adversaire acharné de la CED. Le 25 octobre 1950, il avait prononcé, à l’Assemblée nationale, au nom du groupe socialiste, un vibrant réquisitoire contre le réarmement de l’Allemagne. Son discours fit l’objet d’une publication officielle de la SFIO. Unanime, en 1950, pour refuser le réarmement de l’Allemagne, le Parti socialiste se divisait, deux ans plus tard sur les moyens d’y parvenir. Le débat sur le projet d’armée européenne qui intégrait des unités allemandes opposa les partisans de la CED majoritaires dans le parti et les adversaires, majoritaires au sein du groupe parlementaire. Redoutant que l’armée européenne ne provoquât, quelques années seulement après la capitulation de l’Allemagne nazie, la résurrection d’un militarisme allemand incontrôlable, Daniel Mayer fit partie des anti-cédistes « internationalistes » qui s’appuyèrent sur le rejet de la CED par les travaillistes anglais et les sociaux-démocrates allemands pour dénoncer l’emprise d’une Europe « vaticane ». Daniel Mayer multiplia les indisciplines, transgressant, lors de chaque vote, la règle absolue de l’unité de vote du groupe parlementaire et accumulant blâmes et sanctions. En février 1952, avec 20 députés, il refusa de voter le projet de texte gouvernemental et subit un premier blâme, suivi d’une amnistie. Élu en juillet 1953 et réélu en janvier 1954, président de la prestigieuse commission des Affaires étrangères, Daniel Mayer occupait un poste clé à l’Assemblée nationale pour faire obstacle au projet. Avec Jules Moch, rapporteur du texte et Max Lejeune, président de la Commission de la Défense nationale, il mobilisa toute sa passion et toutes les ressources de la tactique parlementaire pour empêcher le vote de la CED. Alors que le Parti socialiste se prononçait en juin, à l’issue du congrès extraordinaire de Puteaux, pour la ratification du traité et contre la liberté de vote réclamée en vain par les parlementaires anti-cédistes, le 9 juin 1954, Daniel Mayer, avec six députés socialistes, refusa la discipline de vote à la Commission des Affaires étrangères et fut suspendu de toute délégation jusqu’à la fin de la législature. Le 30 août, il récidiva en votant avec 53 députés socialistes (sur 105 présents) la question préalable qui, par un artifice de procédure, permit d’enterrer le débat sur la CED. Le soir même, à la demande de Guy Mollet, il fut exclu du parti avec Jules Moch et Max Lejeune.
Toutefois, le 30 décembre 1954, alors que 17 députés anti-cédistes refusaient de voter le traité portant sur les accords de Londres et de Paris, Daniel Mayer, « la mort dans l’âme » vota un texte qui autorisait, finalement, le réarmement de l’Allemagne. Ce revirement, qu’il regretta longtemps, avait pour seul objectif d’empêcher le renversement du gouvernement de Pierre Mendès France. Daniel Mayer apporta un soutien permanent à l’homme qui, hors de la SFIO, incarnait le mieux, à ses yeux, les valeurs du socialisme républicain. Après le vote, Daniel Mayer et les députés exclus furent réintégrés, lors du congrès d’Asnières, en 1955, à quelques mois des élections législatives.
Le débat sur la CED à peine refermé, commença le conflit sur la question algérienne, qui déchira les derniers liens qui unissaient Daniel Mayer à la SFIO
En janvier 1956, la SFIO accédait au pouvoir. Contrairement aux vœux de Daniel Mayer, ce ne fut pas Pierre Mendès France mais Guy Mollet qui devint président du Conseil. Ce fut une première désillusion. A peine installé, le gouvernement de Guy Mollet, confronté aux émeutes du 6 février à Alger, engageait le pays et la SFIO dans une guerre totale. Au début, Daniel Mayer ne se battit pas pour l’indépendance de l’Algérie — rares étaient les socialistes qui, en 1956, en étaient partisans — mais contre l’intensification du conflit et, plus encore, contre les méthodes utilisées. La politique ultra-nationaliste conduite en Algérie par le ministre résident Robert Lacoste et couverte par Guy Mollet provoqua l’inquiétude, puis l’indignation, de Daniel Mayer. Il fut tiraillé, comme ses amis « minoritaires », entre un nécessaire devoir de solidarité vis-à-vis du parti au pouvoir et le refus de cautionner la politique algérienne. Modérée au début, son opposition se radicalisa à partir de l’automne 1956.
Le 6 mars 1956, devant le groupe socialiste, il déclara être « en complet désaccord » avec la politique algérienne et « absolument effaré » par les propos du ministre résident Robert Lacoste. Ce dernier demandait le vote des pleins pouvoirs pour une « pacification générale » en Algérie tout en annonçant, par ailleurs, une série de réformes en faveur de la population musulmane. Daniel Mayer n’accepta de voter les pouvoirs spéciaux que parce que le gouvernement avait posé la question de confiance. En mai et en juin, il s’inquiéta des conséquences d’une politique de plus en plus répressive et des atteintes à la liberté de la presse. Au Conseil national de Puteaux, le 10 juin 1956, il critiqua, en termes modérés, la politique algérienne et renouvela ses propositions : reconnaissance du « fait national algérien », cessez-le-feu, pourparlers avec les responsables du nationalisme algérien. Un autre désaccord, lourd de conséquences, surgissait. Au début du Conseil national, la direction du parti renforça les pouvoirs du secrétariat général et aggrava les mesures disciplinaires (sanctions automatiques et progressives, extension des délits de presse aux journaux jugés hostiles au parti, Le Monde, France-Observateur, etc.). Alors que la représentation des minorités était refusée, Daniel Mayer plaidait au congrès de Lille, en leur faveur : « Si vous comprenez que nous avons le droit de vous critiquer mais que vous avez le devoir de nous entendre et de nous comprendre, alors nous aurons (...) permis que le PS soit enfin digne du socialisme. »
A l’automne 1956, les tensions s’aggravèrent avec le débat sur la pratique de la torture, le détournement de l’avion marocain transportant des dirigeants du FLN qui provoqua la démission d’Alain Savary, et avec le 6 novembre, l’opération de Suez. Daniel Mayer dénonça le principe et les modalités d’exécution d’une opération militaire mal engagée dont l’échec mettait en péril le fragile État d’Israël et qui avait, selon lui, pour la France, des conséquences diplomatiques et économiques désastreuses.
Divisés sur la politique algérienne, les « minoritaires » se regroupèrent sur le terrain des libertés. Ils dénoncèrent l’absence de démocratie à l’intérieur de la SFIO, exigèrent en vain une tribune libre. Daniel Mayer signa, avec 21 parlementaires, un appel réclamant la tenue d’un congrès extraordinaire dans Le Monde du 6 décembre 1956. Il participa au comité socialiste d’études et d’action pour la paix en Algérie, créé début 1957 et bientôt interdit par la direction du parti. L’opposition changeait de nature. Elle remettait en question le fonctionnement puis la direction du parti. Discrédité par ses indisciplines répétées et son image d’opposant systématique, Daniel Mayer ne pouvait pas prendre la direction de l’opposition. Ce fut un ami, Édouard Depreux, l’opposant discipliné, qui devint le leader incontesté de la minorité.
Le 19 juillet 1957, Daniel Mayer commit une nouvelle indiscipline. Il fit partie des 11 députés socialistes absents qui n’invoquèrent aucune excuse lors du vote de confiance au gouvernement Bourgès-Maunoury. Ce vote qui impliquait la reconduction et l’extension à la métropole des pouvoirs spéciaux (détention préventive illimitée pour les Algériens suspects et assignation à résidence pour les autres). Daniel Mayer fut doublement sanctionné pour cette indiscipline : il fut suspendu de toute délégation pour une durée de six mois et se vit, de surcroît, interdire de se représenter à la présidence de la commission des Affaires étrangères, qui échut au MRP. Le 12 novembre 1957, la même situation se reproduisit lors du vote sur la reconduction des pouvoirs spéciaux dans le gouvernement Félix Gaillard. Daniel Mayer fut le seul député socialiste qui, refusant de se déjuger, vota contre la loi-cadre. Jugé en état de « scission morale » lors du conseil national réuni les 14 et 15 décembre 1957, Daniel Mayer fut suspendu de délégation jusqu’à la fin de la législature (2 069 mandats contre 1 649, 136 abstentions et 58 absents). Il conservait son mandat de député.
L’année 1958 marqua pour lui, une double rupture : rupture avec le parti socialiste auquel il avait consacré trente ans de sa vie, rupture avec la Ve République.
En janvier, Daniel Mayer refusait encore l’idée d’une scission. Dans le journal Sud-Ouest du 17 janvier 1958, il publia un article « SFIO quand même ! ». Il répondait négativement à ceux qui lui demandaient de quitter la SFIO et de créer un nouveau parti socialiste. Mais, trois semaines plus tard, il laissa éclater son indignation après le bombardement de Sakhiet : « Crime ? Erreur ? Faute ? Les trois ! » écrivit-il dans Le Monde du 11 février 1958. Il vota, une dernière fois, la confiance au gouvernement Félix Gaillard. Marginalisé au sein de la SFIO, condamné au silence et menacé d’exclusion à la prochaine indiscipline, il accepta, à la demande de Georges Gombault, d’être candidat à la succession du président de la Ligue des Droits de l’homme, Émile Kahn, qui était mort en janvier. Daniel Mayer fut élu le 9 mars à la présidence de la LDH alors qu’il n’était pas membre du comité central et qu’il ne militait plus à la ligue depuis de nombreuses années. Mais nombre de ligueurs se reconnaissaient en lui : ancien résistant, laïque, de gauche, opposé à la direction de la SFIO sur la question algérienne. Sa notoriété et son prestige d’ancien secrétaire du PS clandestin pouvaient apporter un nouveau souffle à une institution vieillissante, aux effectifs peu nombreux.
Deux mois après son élection à la présidence de la ligue, il démissionna de son mandat de député. Même s’il n’existait, disait-il, aucune incompatibilité entre les deux fonctions, il constatait « une antinomie de fait entre l’indispensable rigueur de la Ligue et l’inévitable compromis dû à l’arithmétique parlementaire (...) Attaché depuis toujours aux principes universels de liberté et de justice entre les hommes et de paix entre les nations, (il croyait) de plus en plus, à l’heure présente, et pour les préserver, à la nécessité de l’intransigeance ». (Le Monde du 7 mai 1958). En renonçant au seul mandat électif qu’il détenait, il se priva de sa seule source de revenus et fut confronté à des difficultés matérielles. Il multiplia les « piges » dans la presse nationale ou locale, signant sous son nom ou sous un pseudonyme.
La LDH lui apportait ce dont il avait alors le plus besoin, une position de repli et une tribune. Il pouvait à la fois exprimer sa vocation protestataire et jouer au sein de la gauche non communiste, un rôle de médiateur, à l’instar de Victor Basch, qui, en 1935, au nom de la Ligue, alors à son apogée, présida le comité du Rassemblement populaire.
En mai 1958, Daniel Mayer refusa les conditions du retour au pouvoir du général de Gaulle, la menace d’un coup d’État militaire et le ralliement de Guy Mollet. Sous son impulsion et celle de Denis Forestier, secrétaire général du SNI, fut créée, au nom de la défense de la République, l’Union des forces démocratiques (UFD). Le 24 juin, Daniel Mayer, lança, au nom de la LDH, un appel au rassemblement de la gauche non communiste. Y répondirent des organisations syndicales et politiques, le SGEN, la FEN, la Jeune République et l’UGS, des socialistes minoritaires comme Édouard Depreux, Robert Verdier, Oreste Rosenfeld, des hommes politiques influents comme Pierre Mendès France, François Mitterrand, des intellectuels et des universitaires. Porte-parole et président de fait de l’UFD — sans en avoir le titre — Daniel Mayer participa officieusement au bureau provisoire, afin de respecter l’indépendance de la LDH. L’UFD publia le 18 juillet un manifeste qui dénonçait à la fois les « faiblesses » de la IVe République et la menace « fasciste » qui pesait sur le nouveau régime. Daniel Mayer attaquait le projet constitutionnel et le contexte politique qui l’avait suscité : « Derrière de Gaulle, c’est à Soustelle et à Massu que nous dirons non » déclarait-il le 9 septembre. Ardent défenseur du régime parlementaire, l’ancien député refusait le renforcement de l’exécutif au bénéfice du président de la République et les pouvoirs qui lui étaient conférés (le droit de dissolution de l’Assemblée nationale, la possibilité de révocation du Premier ministre et l’article 16). Hostile, enfin, à la procédure choisie, le référendum, il proposait l’élection d’une Assemblée constituante.
Lors de l’élection présidentielle, le 21 décembre 1958, Daniel Mayer déploya beaucoup d’efforts pour opposer au général de Gaulle et au candidat du PC Georges Marrane, une candidature symbolique de l’UFD, celle d’Albert Chatelet, doyen honoraire de la faculté des Sciences de Paris, qui obtint 8,4 % des voix des 80 000 grands électeurs (le général de Gaulle recueillant 78,5 % et Georges Marrane 13,1 % des suffrages).
Pour l’ancien secrétaire général, la rupture morale avec la SFIO était consommée bien avant que la scission ne devint effective, au congrès d’Issy-les-Moulineaux, en septembre 1958. Plus encore que la politique socialiste en Algérie, le ralliement de Guy Mollet au général de Gaulle, sa participation au gouvernement et à l’élaboration du projet constitutionnel, enfin, l’absence de démocratie au sein du PS rendaient, à ses yeux, la scission inévitable. Daniel Mayer fut l’un des fondateurs du Parti socialiste autonome (PSA-SFIO), créé le 15 septembre 1958. Édouard Depreux devint secrétaire général, Robert Verdier et Alain Savary furent secrétaires adjoints. Daniel Mayer ne figura pas dans les instances dirigeantes mais il fit partie de la CAP. Il était heureux. Le PSA, à ses débuts, représenta, pour lui, un « retour aux sources ». Puis il vota, à contre-cœur, la fusion du PSA avec l’UGS Il soutint l’adhésion au PSA de Pierre Mendès France et de ses amis afin de créer un rapport de forces plus favorable au PSA lors de ses négociations avec l’UGS Il s’opposa, en particulier, à une minorité de l’UGS, composée d’anciens membres du MLP qu’il qualifia de « trotsko-papistes » et de « clérico-staliniens ». Daniel Mayer ne supportait pas l’image négative de professionnel de la politique que renvoyaient aux anciens de la SFIO et du Parti radical des militants auxquels lui-même reprochait d’être sectaires et d’être dépourvus de tout sens politique.
Daniel Mayer joua un rôle effacé au PSU. Il exprima son malaise lors du premier congrès national, à Clichy en mars 1961. A peine élu, il démissionna du Conseil national politique. La guerre d’Algérie achevée, il s’engagea et engagea la LDH dans une campagne farouche contre l’élection du président de la République au suffrage universel, objet du référendum du 28 octobre 1962. Il refusait la personnalisation du pouvoir et la présidentialisation du régime.
Foncièrement hostile aux institutions de la Ve République, il en comprit les règles du jeu et la première d’entre elles, imposée par le mode de scrutin majoritaire : la nécessité d’une stratégie unitaire. A défaut de pouvoir influer sur un régime auquel il ne se rallia jamais, il voulut participer à l’union et à la transformation de la gauche, en apportant son appui à ses deux leaders, Pierre Mendès France et François Mitterrand. Lors de chaque élection présidentielle, il défendit la nécessité d’une candidature unique de la gauche, d’un programme commun, tout en prônant le retour à une conception arbitrale de la fonction présidentielle.
En 1965, quelques mois avant l’élection présidentielle, le nom de Daniel Mayer circula, pendant l’été, comme l’un des éventuels candidats à la candidature. Après l’échec de la tentative de Gaston Defferre, Pierre Mendès France refusa d’être candidat, malgré l’insistance de Daniel Mayer et de ses amis politiques. Afin de contrer une candidature prévisible de François Mitterrand, les dirigeants du PSU avancèrent le nom du président de la LDH. Le 8 septembre, au nom d’un groupe d’« avocats républicains », Pierre Stibbe, membre du PSU et du comité central de la LDH, lança dans le Monde du 9 septembre la candidature de Daniel Mayer. Le même jour, François Mitterrand annonçait à ce dernier son intention d’être candidat. Daniel Mayer qui avait apporté à François Mitterrand, lors de l’affaire de l’Observatoire, en octobre 1959, l’appui officiel de la LDH et de l’UFD, lui donna un soutien immédiat en 1965, 1974 et 1981. En 1969, il appellera à voter au premier tour pour Pierre Mendès France, en évitant de citer le nom de Gaston Defferre.
En 1967, Daniel Mayer quitta discrètement le PSU en désaccord sur de nombreux sujets et, notamment, sur la question du Proche-Orient. En 1969, la rénovation et la transformation du PS se firent sans lui et en dehors de lui. Symboliquement, Daniel Mayer annonça son adhésion au nouveau Parti socialiste le 9 mars 1970, lors de la commémoration du vingtième anniversaire de la mort de Léon Blum. Il ne prit pas part au congrès d’Épinay. Candidat du PS aux élections législatives de 1973, Daniel Mayer fut battu dès le premier tour à Paris, dans le XVIIIe arrondissement, où la gauche était divisée. En 1974, François Mitterrand le chargea d’une mission d’études et de contacts sur les problèmes de l’Internationale socialiste.
Le Ier mai 1975, Daniel Mayer abandonna, au bout de 17 ans, la présidence de la LDH. Il avait annoncé, dès 1974, son départ et choisi, pour lui succéder Henri Noguères (élu le 30 janvier 1975 par le comité central, par 43 voix sur 47). Deux ans plus tard, le 25 juin 1977, Daniel Mayer était élu à la présidence de la Fédération internationale des Droits de l’homme.
Le 15 avril 1982, onze mois après son élection à la présidence de la République, François Mitterrand nomma Daniel Mayer, au Conseil supérieur de la Magistrature. Il remplaçait Jean Claude Soyer, professeur de droit, l’un des inspirateurs de la loi « sécurité et liberté », qui venait de démissionner afin de marquer son opposition à la politique du ministre de la Justice, Robert Badinter. Le 21 février 1983, le président de la République nomma Daniel Mayer à la présidence du Conseil constitutionnel. Il succédait à Roger Frey, ancien secrétaire général de l’UNR et ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Michel Debré. Le choix de Daniel Mayer marquait une double reconnaissance : sur un plan personnel, François Mitterrand récompensait la fidélité du militant socialiste à son égard et, sur un plan symbolique, il plaçait la défense des droits de l’Homme au cœur même des institutions.
Daniel Mayer fut, pendant trois ans, le gardien d’une constitution et d’un organisme qu’il n’avait cessé de combattre. Le 19 février 1986, il démissionna de la présidence du Conseil constitutionnel, tout en demeurant membre du Conseil jusqu’au terme de son mandat, en mars 1992. Cette démission de la présidence, la première depuis la création de l’institution, suscita une vive polémique sur un plan juridique et politique. Pour les uns, Daniel Mayer fut l’objet de pressions l’obligeant à s’effacer devant Robert Badinter, un proche de François Mitterrand, et un juriste brillant. Pour d’autres, le passé et le caractère de Daniel Mayer attestaient que sa démission était conditionnée par le choix de son successeur, Robert Badinter, l’homme qui avait permis l’abolition de la peine de mort en France, pour laquelle Daniel Mayer avait mené, à la LDH, un combat permanent. Le retrait de Daniel Mayer au profit de Robert Badinter permettait aux socialistes de conserver douze ans au lieu de neuf la présidence du Conseil constitutionnel (dans l’hypothèse d’un échec aux élections législatives, le mois suivant, et à l’élection présidentielle, en 1988). Sa démission au terme d’une longue vie politique fut conforme à l’image qu’il souhaitait laisser de lui. Une dernière fois, l’homme politique s’effaçait derrière le militant, satisfait « d’avoir fait gagner trois ans à la gauche ».
Socialiste républicain, plus attaché à une lecture éthique du politique qu’à des références doctrinales, il s’inscrivit dans la lignée de Jean Jaurès et de Léon Blum. Il fit, lors de chaque crise politique, le choix de la République contre celui de la direction du parti socialiste, quand les valeurs socialistes ne furent plus défendues, à ses yeux, par le parti qui était censé les incarner.
Par Martine Pradoux
ŒUVRE : Sur les ondes, discours prononcés à la radiodiffusion nationale, préface de Léon Blum, Éd. de la Liberté, 1945, 32 p. — Les conditions de l’unité, discours prononcé en août 1945 devant le XXXIIIe congrès national du Parti socialiste, Éd. de la Liberté, 1946. — La Sécurité sociale, discours prononcé à l’Assemblé nationale le 11 juillet 1949, Société parisienne d’imprimerie, 1949, 83 p. — (Avec Albert Gazier et Pierre Segelle), Les socialistes promoteurs, défenseurs, animateurs de la Sécurité sociale, Éd. du Parti socialiste SFIO, 1949, 142 p. — Contre le réarmement allemand, Éd. du Parti socialiste, 1950. — Étapes yougoslaves, Éd. de Minuit, 1962, 151 p. — Pour une histoire de la gauche, Plon, 1969, 448 p. — Les socialistes dans la Résistance, PUF, 1968. — « Quand l’Afrique rejoint l’univers », Sénégal..., Éd. du Burrin, 1968, p. 17-55. — Appel de la gauche pour les Juifs d’URSS. (allocution), collectif, Cité-Impression, 1971. — « Le rôle des socialistes [intervention] », dans La libération de la France, CNRS, 1976, p. 95-101. — (participation à) La SFIO face aux défis de l’après-guerre, 1944-1947, Cahiers Léon Blum, n° 6, 7 et 8, décembre 1979-juillet 1980. — Les Juifs en Union Soviétique et les droits de l’Homme, Bibliothèque juive contemporaine, 1969, 15 p. — Socialisme : le droit de l’homme au bonheur, Flammarion, 1976, 170 p. — Préface à Marc Jarblum, Soixante ans de problème juif dans la théorie et la pratique du bolchevisme, Arras, Société d’édition du Pas-de-Calais, 1964. — Les Socialistes dans la Résistance PUF, 1968. — Pour une histoire de la gauche, Plon, 1969. —Socialisme : le droit de l’homme au bonheur, Flammarion, 1976.
SOURCES : Arch. FNSP. : fonds Cletta et Daniel Mayer, fonds Léon Blum, comptes rendus des réunions du groupe parlementaire socialiste. — Arch. OURS : comptes rendus du comité directeur, des congrès et des conseils nationaux, collection du Populaire, correspondances fédérales, collection des Cahiers et Revues de l’OURS. — Marc Sadoun, Les socialistes sous l’Occupation. Résistance et Collaboration, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1982. — Colloque Guy Mollet, un camarade en république, Presses universitaires de Lille, 1987. — Gilles Morin, De l’opposition socialiste à la guerre d’Algérie au PSA. Histoire d’un courant socialiste (1954-1960), thèse d’histoire (nouveau régime), Université Paris I, Panthéon Sorbonne, 1991. — Claude Juin, Liberté...Justice...Le combat de Daniel Mayer, Éditions Anthropos, 1982. — Témoignages recueillis auprès de Daniel Mayer, Renée Blum, Claude Estier, Claude Fuzier, Robert Verdier. — Martine Pradoux, Daniel Mayer, un socialiste dans le Résistance, Le Editions de l’Atelier, 2002, 271 p.