Par Claude Pennetier
Né le 6 août 1927 à Paris (XIIe arr.), mort le 16 janvier 2002 à Pernay (Indre-et-Loire) ; permanent communiste puis universitaire ; historien ; directeur adjoint du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes) ; au centre des débats intellectuels au sein du PCF dans les années 1970 ; « se met de lui-même hors du parti » en 1980 ; animateur du Forum international politique (FIP).
L’importance de Jean Elleinstein dans l’histoire du communisme tient moins à ses fonctions qu’à l’influence intellectuelle qu’il sut acquérir en jouant à la fois de ses travaux historiques concernant les stalinismes, de son influence sur des dirigeants et en particulier Georges Marchais, et aussi de l’écho de ses propos dans les médias.
Si la profession de ses parents sur son acte de naissance peut sembler modeste (employé de bureau pour le père, secrétaire de rédaction pour la mère), Jean Elleinstein naquit en fait dans un milieu bourgeois déstabilisé par la guerre et les persécutions antisémites. Son père, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, titulaire à ce titre de la Légion d’honneur, habitait au Luxembourg en 1887 ; devenu un petit industriel il commerçait avec la Russie. Sa mère, Cécile Mastowski, était née en 1905 dans le XIIe arr. de Paris, arrondissement où Jean Ellenstein vit le jour. Son père votait à gauche. Il attribuait ce choix à ses origines juives.
L’occupation contraignit le jeune lycéen à la clandestinité à partir de 1942 et jusqu’à la Libération. Jean Ellenstein se procura de faux papiers, passa la ligne de démarcation clandestinement et finit la guerre en Haute-Savoie. Passionné pour l’avancée de l’Armée rouge, il éprouva de la sympathie pour le communisme et le PCF, sans pour autant connaître l’histoire – qui l’attirait pourtant- et le fonctionnement de ce parti. Jean Ellenstein intégra les milices patriotiques à Mégève. Revenu à Paris, étudiant en histoire, il donna son adhésion au Parti communiste le 5 septembre 1944 dans les locaux des Étudiants communistes.
Jean Elleinstein devint rapidement un dirigeant important de l’UJRF à Paris. En novembre 1946, il entra au bureau fédéral de la Seine de ce mouvement et côtoya des militants qui a des titres divers joueront un rôle important dans le PCF : Guy Ducolonné*, Louis Baillot, Madeleine Vincent*, Paul Laurent*. Un document signé Raymond Guyot* et daté du 22 janvier 1947 fait état d’une sanction, d’un blâme intérieur infligé à Jean Ellenstein de la 18e section, « pour avoir sans mandat et sans aucune directive des organismes réguliers du Parti développé, parmi les étudiants, une ligne contraire à la politique du Parti et dont le résultat aboutit à la liquidation des organisations du Parti dans plusieurs écoles et fac. » L’intéressé n’a jamais évoqué cet épisode dont nous ne connaissons pas les tenants et les aboutissants. Cela ne l’empêcha pas en tout cas, dans un parti qui avait la sanction facile, de devenir permanent à l’UFI, l’agence de presse du PCF, puis de passer au bureau de presse dirigé par Maurice Kriegel-Valrimont).
Jean Elleinstein fut affecté à la FMDJ (Fédération mondiale de la jeune démocratique), particulièrement à sa section asiatique. En ce début de guerre froide, ces organismes internationaux étaient dans l’objectif du ministère de l’Intérieur. Le jeune permanent fit un séjour en prison en compagnie de Jean Gajer, en 1949, suite à l’affaire de la caserne Clignancourt marquée par une grande manifestation contre le départ de soldats en Indochine. La Fédération étant interdite en France en 1950, il fut affecté à Budapest, mais refusa de gagner la capitale hongroise. Permanent de l’UJRF, Jean Ellenstein vécut pendant seize mois dans la clandestinité. La liaison qu’il eut vers 1953 avec Mauricette Vanhoutte, nièce de Maurice Thorez, n’eut pas de suite, la famille de cette dernière lui ayant demandé d’y mettre un terme en raison des « origines » de Jean (témoignage de Blanche Gerbal qui travaillait avec Mauricette Vanhoutte).
Responsable des questions étudiantes au bureau national de l’UJRF, Jean Elleinstein demanda à pouvoir reprendre ses études. Il fut reçu au concours des professeurs des centres d’apprentissage en 1954, obtint le CAPES d’histoire en 1958 puis l’agrégation en 1960. Il n’en resta pas moins dirigeant de l’UJRF et chargé de mission à l’étranger, ainsi en Tchécoslovaquie auprès de l’Union internationale des étudiants où il rencontra Jiri Pélikan.
Grand lecteur et observateur des sociétés communistes, Jean Elleinstein fut ébranlé par le rapport prononcé par Nikita Khrouchtchev lors du XXe congrès du PCUS. Il fut plus tard, en 1977, un des artisans de la reconnaissance par le Parti communiste des conditions dans lesquelles ce rapport avait été porté à la connaissance des dirigeants français. Misant sur une évolution du parti de l’intérieur, l’affaire Servin-Casanova le prit à contre-pied.
Jean Elleinstein quitta le bureau de l’UJRF, resta au comité national. Il se vit confier la charge de suivre, pour le compte du PCF et de Paul Laurent (secrétaire général de l’UJRF), la création de l’UEC. Décidé à ne pas heurter la direction de son parti pendant la période Waldeck Rochet*, il se vit cependant reprocher des faux pas comme celui d’avoir laissé entrer Jean-Pierre Vigier* et Serge Depaquit au comité de section du Ve arr. ; Jeannette Vermeersch le lui rappela durement à la conférence fédérale de Paris. Fut aussi critiqué un article intitulé « Socialisme et liberté » publié dans France nouvelle qui paraissait peu « orthodoxe ». Philippe Robrieux témoigne que sa liberté de ton dans les échanges avec les militants lui coûta peut-être l’entrée au comité central : « ne l’a-t-on pas entendu un jour, au Cercle d’histoire de l’UEC, admettre publiquement la justesse de certaines évaluations de Trotski et approuver l’idée de la constitution d’une caste bureaucratique en URSS ! » (Robrieux, t. 4, p. 197). Jean Ellenstein préfigurait ainsi le filon politico-historique qu’il creusa dix ans plus tard. Philippe Robrieux, qui bénéficia de ses confidences, précise qu’il avançait « par petites touches ».
Assistant en histoire à la Sorbonne, responsable de l’Union fédérale universitaire (UFU) [Matonti, p. 156], membre du comité fédéral communiste de Paris depuis 1966, Jean Ellesntein se fit discret lorsque, fin mai 1968, la fronde des intellectuels communistes toucha le parti. Plutôt que de rester à la Sorbonne ou de tenter l’expérience de Vincennes, il prit un poste de maître assistant à l’Université de Poitiers où la possibilité d’accéder à un poste de professeur était vraisemblable. Mais pris par la passion militante, il ne fit pas sa thèse d’État consacrée à Gambetta. Le Parti communiste le présenta aux élections municipales de 1971 dans les 5e et 6e arr. de Paris. Son influence était grande au sein de la Fédération de Paris du PCF.
Encouragé par Roland Leroy*, responsable aux intellectuels, Jean Ellesntein fut directeur adjoint du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes) à partir de 1970, et se fit le porte-parole des aspirations nouvelles de la direction à la conférence de Grenoble comme dans les débats avec les philosophes. Il occupa le terrain laissé libre par l’exclusion de Roger Garaudy, sans accéder à des fonctions aussi importantes. Moins à l’aise sur le terrain philosophique, il fut une cible facile pour Louis Althusser qui déclara que « la critique du stalinisme par la direction du parti, était le maintien du stalinisme à sa correction près ».
Sans être spécialiste de l’URSS, Jean Elleinstein s’était lancé dans la rédaction des quatre volumes d’une Histoire de l’URSS (soumis à une commission de lecture du PCF) qui lui permettait, sans toucher dans un premier temps au terrain français, de faire des mises à jour bienvenues à un moment où Georges Marchais et Jean Kanapa* entraient dans un débat tendu avec la direction soviétique. Il poussa l’avantage, en 1975, dans Histoire du phénomène stalinien, en constatant que l’emprise du stalinisme s’étendait aux États socialistes et à tous les partis communistes, mais le vocabulaire restait encore celui des « fautes commises sur la route du socialisme », et le stalinisme était encore perçu « comme une forme d’existence du socialisme » (p. 231). Le bureau politique le désigna, avec Pierre Juquin* et Aimé Halbeher*, pour la délégation à la réunion du 21 octobre 1976 du comité des mathématiciens. Jean Ellenstein ne fut par contre pas associé à la publication en 1978 aux Éditions sociales de L’URSS et nous (Alexandre Adler, Francis Cohen, Maurice Decaillot, Claude Frioux, Léon Robel) qui marqua une nouvelle étape de l’image de l’URSS dans le PCF.
L’audience médiatique de Jean Elleinstein était alors considérable. Invité dans les émissions les plus prestigieuses de la télévision et de la radio, il donnait des articles au Monde et aux hebdomadaires les plus lus. Poussé dans un premier temps sur cette voie, « figure de l’intellectuel communiste nouveau » (« Donnez moi 100 000 Ellenstein » déclara Georges Marchais), il finit cependant par inquiéter la direction du parti. L’Humanité publia un compte rendu mitigé de son Histoire du phénomène stalinien sous la signature de François Hincker*. Jean Ellenstein fut encore candidat aux élections législatives partielles de 1976 dans le Ve arr. malgré l’opposition des althussériens de la section du Ve qui dénonçaient son « antiléninisme ». Il se vit reprocher ses initiatives multiples. Pour autant il resta muet à l’automne lors de la rupture du Programme commun. Il fallut attendre l’échec des élections législatives de 1978 pour qu’il joigne sa voix à celle des contestataires, notamment par l’article paru le 13 avril 1978 dans le Monde : « Du XXIIe congrès du PCF à l’échec de la gauche. I- La révolution n’est plus ce qu’elle était », bientôt suivi de deux autres articles sur la nécessaire « mutation ». En mai 1978, il signa la pétition dite « d’Aix-en-Provence » lancée par Michel Barak*.
Jean Elleinstein se consacra à la direction d’un travail collectif, une grande Histoire de la France contemporaine publiée aux Éditions sociales. Ses voyages à l’étranger lui permirent de créer un réseau de relations, notamment dans la gauche américaine et chez les dissidents des pays de l’Est et de renforcer son audience dans les médias. L’équipe de Georges Marchais aurait été prête à la récupérer à l’occasion du XXIII e congrès de mai 1979, mais il s’y refusa. En fait, aux yeux du secrétariat, et à l’intérieur du parti, Jean Ellenstein ne comptait guère. Il est significatif que Charles Fiterman n’en dise pas un mot dans ses souvenirs (Profession de foi, 2005). Il multiplia dès lors les déclarations hostiles aux orientations du PCF. En janvier 1980, la direction jugea qu’il s’était mis « de lui-même hors du parti ». Le comité d’arrondissement du XIIe arr. confirma cette décision suivie par le comité fédéral de Paris du 27 octobre 1980 par 77 voix, 12 conseillers ne prenant pas part au vote.
Encouragé par Pierre Mauroy*, Jean Elleinstein se rapprocha de Paul Noirot* pour lancer l’hebdomadaire Maintenant, qui prenait le relais de Politique hebdo, mais en élargissant le public et jouant la carte du rassemblement des gauches. Les Éditions sociales décidèrent de rompre le contrat qui les liait à l’historien et rendirent publique l’ampleur des droits qu’elles versaient. L’Histoire de la France contemporaine cessa de paraître. Il est vrai que l’auteur aimait les fortes rémunérations et un mode de vie aisé.
Convaincu de l’effondrement prochain du système communiste, Jean Ellenstein se mit au service de François Mitterrand*, avec qui il avait des liens personnels, et de sa politique en direction des oppositions dans les pays de l’Est. En créant le Forum international de politique (FIP), (financé par les fonds de la présidence et des ministères si l’on en croit ses animateurs) et son trimestriel Cosmopolitique, il offrait une tribune aux oppositions hongroises ou tchèques que le pouvoir ne souhaitait pas encourager ouvertement. Ses liens avec les anciens dirigeants de l’Union internationale des étudiants étaient précieux. Jean Ellesntein rencontra également des membres de l’équipe de Gorbatchev. Sur le plan européen, il contribua à prendre de revers des éléments socialistes, notamment allemands, tentés par des positions pacifistes sur la question des fusées. Sur le plan international, il donna la parole aux opposants des sandinistes au Nicaragua. Son influence faiblit avec la perte de poids du Parti socialiste et surtout du Parti communiste et finalement avec la chute du Mur de Berlin qu’il avait pourtant appelé de ses vœux. Historien et entrepreneur éditorial, il lança une Histoire mondiale du socialisme qui fut publiée sans grand succès chez Armand Colin.
Marié le 25 juin 1946 à Paris (XVIIIe arr.) avec Odile Suzanne Arrighi, divorcé, Jean Elleinstein se remaria dans le même arrondissement le 13 décembre 1956 avec Colette Walter dont il divorça en 1976. Il vécut alors avec Claudine Detilleu. Il mourut le 16 janvier 2002 à Pernay (Indre-et-Loire). Ses obsèques eurent lieu au Crématorium de Tours-Sud. Le Monde des 20-21 janvier 2002 salua un « Historien et philosophe des idées politiques, [qui] a toujours su démonter sa liberté de pensée, son courage intellectuel et son intégrité. »
Homme au physique tonique, séducteur, efficace, il aimait les positions de conseiller du prince, auprès de Georges Marchais comme de François Mitterrand, mais ne chercha pas vraiment des postes électifs ou de pouvoir institutionnel. Peu reconnu dans les milieux universitaires, il souhaitait la reconnaissance littéraire en postulant à l’Académie française, sans succès. Il était titulaire de la Légion d’honneur.
Par Claude Pennetier
ŒUVRE : Éditions des deux présidences de Jules Grévy. Mémoires de Bernard Lavergne, Fischbacher, 1966. – La Révolution des révolutions, Éditions sociales, 1967. – Réflexions sur la Commune de Paris, Julliard, 1971. – Le Front populaire (la France de 1934-1939) (en collaboration), Éditions sociales, 1972. – De la guerre à la Libération (la France de 1939-1945) (en collaboration), Éditions sociales, 1972. – Histoire de l’URSS (4 tomes), Éditions sociales, 1972-1975. – Lettre ouverte aux Français sur la République du Programme commun, Albin Michel, 1977. — Histoire de la France contemporaine, Éditions sociales, Club du livre Diderot, 3 vol, 1978. – Ils nous trompent camarades, Belfond, 1981.
SOURCES : Arch. comité national du PCF. — État civil de Paris. — Philippe Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste, t. 2 (1981) et 4 (1984), Fayard. — Dictionnaire des intellectuels français, notice par Stéphane Courtois, 1996. — Frédérique Matonti, L’Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique, 1967-1980, La Découverte, 2005. — Témoignages.