Par Gilda Bittoun
Né le 26 janvier 1924 à Monaco, mort le 6 avril 2017 à Saint-Mandé (Val-de-Marne) ; poète, écrivain, dramaturge, metteur en scène, cinéaste, journaliste ; fondateur de La Parole Errante, centre international de création (Montreuil-sous-Bois, 1986) ; fondateur de La Maison de l’arbre (Montreuil-sous-Bois, 1998).
Fils d’Auguste Rainier Gatti, éboueur-balayeur, et de Letizia Luzona, femme de ménage, immigrés italiens, Dante Gatti grandit entre le bidonville du Tonkin à Monaco et le quartier Saint-Joseph de Beausoleil, porté par le regard d’un père, militant anarchiste, qui lui contait le monde traversé de luttes, de mouvements d’idées, transfigurant la moindre réalité d’apparence triviale en conte fantastique, tentant de rendre possible ce qui appartenait au monde du rêve et celui de sa mère l’incitant à investir le monde du langage, à se l’approprier afin de pouvoir échapper à la stricte reproduction d’un sort social tracé d’avance. La toute première conquête de son enfance, vécue comme son premier combat, fut donc celle de la langue française. Le voyage imaginaire via la lecture et l’écriture lui permit de prendre une revanche sur son statut d’enfant immigré italien ostracisé. En 1942 la mort de son père, fauché en pleine grève lors de heurts avec la police, scella en lui le sentiment d’une perte irrémédiable. Cette absence se transmuant en présence qui ne devait plus jamais le quitter, il fit alors le serment de ne jamais laisser mourir les histoires dont il avait été le dépositaire.
Puis il intégra le maquis de la Berbeyrolle en Corrèze, consacrant les longues heures d’attente à lire Henri Michaud, Antonio Gramsci, Tchouang-Tseu, Niels Böhr. Arrêté en 1943, condamné à mort, sa peine en raison de son jeune âge fut commuée en déportation au camp de Linderman, sur les bords de la Baltique d’où il s’évada. Il rejoignit les parachutistes du Spécial Air Service et participa aux batailles de la Libération. L’entrée dans la Résistance via le maquis et son arrestation scellèrent son entrée en écriture, comme arme pour lutter, instaurer une distance et préserver une part de soi rendue inaccessible, aux agissements de ses tortionnaires. L’épreuve indélébile du camp, le confronta à une autre dimension du langage à travers le théâtre et l’humour juif, avec les trois rabbins lituaniens du camp, déjouant la surveillance des kapos, pour interpréter secrètement de baraque en baraque sans jamais être dénoncés, une pièce ponctuée de chants, autour de trois déclinaisons du verbe être : je suis, j’étais, je serai. Passé, présent, futur. Cette situation lui révéla en quelque sorte les potentialités du théâtre, situé au cœur de l’événement, vecteur d’un combat humain qui permettait aux hommes de lutter, pour dépasser leur condition présente, et pour « une dimension qui les faisait plus grands que l’homme » (Armand Gatti, Journal illustré d’une écriture, 1987, p. 65). L’importance des mots, leur pouvoir et leur capacité à se rendre plus fort que toutes les tentatives de destruction, lui furent également dévoilées. Sa manière de combattre, consista à tenter de répondre à la situation imposée par le camp en écrivant des poèmes. Il expérimenta une écriture corporelle pour mémoriser les huit cent vers qu’il composait et qu’il se récitait plusieurs fois par jour pour tenir et résister avec les mots.
Après-guerre, Armand Gatti se lia avec Pierre Boulez, Bernard Saby, et devint l’ami d’Henri Michaux. En 1945, chroniqueur judiciaire au Parisien libéré, puis grand reporter, il reçut le prix Albert Londres en 1954 pour son reportage Envoyé spécial dans la cage aux fauves. Reporter au Guatemala, il assista au renversement du gouvernement Arbenz, et découvrit la résistance indienne en compagnie de son jeune interprète indien Felipe, abattu peu après par l’armée lors de l’encerclement de la zone rebelle. Rencontre fulgurante et déterminante, où Felipe le renvoya d’emblée à son statut d’homme de lettres qui jetait « les mots sans les faire exister » (Stéphane Gatti. Un siècle d’écrivain), à la différence du monde indien, où l’homme qui écrit et parle, était reconnu comme « le passeur des paroles de l’homme » (ibidem). Sa première pièce Le Quetzal fut composée au Guatemala, et si pendant cinq ans il effectua encore de multiples reportages et voyages en Chine, en Sibérie, en Amérique latine et en Corée, écrivant pour Paris Match, L’Express, France-Observateur, France-Soir, le journalisme ne constituait plus pour lui qu’une activité rémunératrice annexe.
En 1958, il publia Le Poisson noir, couronné du prix Fénéon en 1959, année décisive où Jean Vilar mit en scène sa pièce Le Crapaud-Buffle au Théâtre Récamier. Face à une réception critique hostile, Jean Vilar contribua fortement à le convaincre de se consacrer pleinement à l’écriture dramatique et lui fit également appréhender la spécificité inhérente au texte théâtral, qui ne saurait se réduire au seul écrit, nécessitant l’incarnation scénique afin de faire résonner l’ensemble de ses possibles via la mise en espace, la mise en voix, et les personnages. À partir de 1960, il se consacra désormais pleinement à l’écriture. En parallèle, devenu cinéaste, il réalisa L’Enclos en 1960, consacré à l’expérience des camps, et El otro Cristobal en 1962, représentant Cuba au Festival de Cannes, rendant compte de la vitalité et de l’espoir généré par la révolution cubaine. Auteur empêché, nombre des scénarios ultérieurs refusés par les instances officielles de financement, ne débouchèrent sur aucune réalisation. 1962 fut l’année charnière où quatre de ses pièces – L’Enfant rat, Le voyage du grand Tchou, La vie imaginaire de l’éboueur Auguste G, La seconde existence du camp de Tattenberg - furent créées, attestant d’une inscription reconnue de l’auteur dans le champ dramaturgique en tant que théâtre politique, et de sa présence sollicitée par les théâtres de la décentralisation puis en 1966 par le Théâtre national populaire de Chaillot. Erwin Piscator le revendiqua également comme son « fils spirituel ». Ce théâtre représentant des luttes, mettait en scène l’humiliation, l’oppression, l’avilissement mais sans s’y appesantir. Le propos s’intéressait à l’homme plus grand que l’homme, mais en le resituant dans son contexte quotidien, loin de toute idéalisation et de tout héroïsme. Par ailleurs, le langage dramaturgique traditionnel se révélant impuissant à traduire les grands drames humains contemporains, Armand Gatti, marqué par l’expérience concentrationnaire essaya d’exprimer les différentes temporalités recélées par chaque situation. Procédant de la même analyse pour l’espace, il récusa la scène unique au profit d’un espace traduisant un monde vivant dans plusieurs dimensions et dans plusieurs âges à la fois.
Se consacrant à l’écriture de pièces puis à leur mise en scène dès 1963, l’interdiction en 1968 de La passion du général Franco retiré de l’affiche du Théâtre national populaire de Chaillot, pendant les répétitions sur ordre du gouvernement français à la demande du gouvernement espagnol, marqua la fin d’une époque. Sa réflexion se cristallisa sur les implications engendrées par l’acceptation des conditions de production au sein du champ théâtral institutionnel, le renvoyant également à l’expérience de V comme Vietnam, montée avec le Grenier de Toulouse, conçue comme une entreprise militante, située au cœur de l’événement, où l’hostilité d’une partie des acteurs au propos de la pièce l’avait miné.
Il rompit avec les pratiques professionnelles en usage, s’écartant de l’univers des comédiens professionnels pour cheminer avec des acteurs totalement impliqués appartenant à sa « Tribu ». Exilé à Berlin, il réalisa son troisième film Le passage de l’Ebre, tout en effectuant une recherche d’écriture sur Rosa Luxemburg qui devint Rosa collective, spectacle créé à Kassel en 1971. Il publia quatre mini- pièces, réunies sous le titre Petit Manuel de guérilla urbaine, adressées aux militants. Il expérimenta en 1972, une première création collective La colonne Durruti, suivie en 1973 de L’Arche d’Adelin avec les étudiants de l’Institut des Arts de Bruxelles. Ce type d’expérimentation se poursuivant jusqu’en 1976 et mobilisant une région - le Brabant-Wallon en 1972-1973 -, ou un collège -CES Jean Lurçat de Ris-Orangis en 1975-, voire une ville (Saint-Nazaire) en 1976. Faisant voler en éclats le concept de représentation théâtrale, le lieu théâtral fut abandonné au profit de l’usine, l’école, la prison, la caserne, la rue, espaces réels, de circulation de la vie sociale, où s’opéra une remise en question des formes dramaturgiques antérieures, chacun d’eux imposant une dramaturgie spécifique. Le jeu des acteurs et la relation aux spectateurs prirent également de nouvelles formes, en se détachant du mécanisme de scission scène/salle, public/acteurs. Si les adresses directes au public, les explications avant le spectacle, les distributions de tracts, comme les tentatives de dialoguer et débattre avec lui, pour l’inviter à regarder activement et se détacher de l’illusion que le vrai spectacle était sur scène, avaient été explorées à l’envi, il s’agissait à présent de lui permettre de se départir totalement de son statut de consommateur. L’expérience de Saint-Nazaire scella toutefois la fin d’une époque commencée avec Mai 1968. Invité par Gilles Durupt directeur de la Maison des jeunes et de l’éducation permanente, le projet fut construit sur le thème de la dissidence, en référence à Vladimir Boukovski, dissident emprisonné en Union soviétique. À l’exception du conseil municipal, leur principal soutien, l’accueil se fit dans la défiance et parfois l’hostilité à leur égard, manifestées par les groupements politiques locaux, notamment « gauchistes ». Cet affrontement marqua la rupture avec un type de langage politique. Le passage d’un théâtre de personnages à un théâtre de langage, amorcé en 1974-1975 à Berlin, s’intensifia. Il s’installa à Toulouse en 1983, où en compagnie d’Hélène Châtelain (réalisatrice), de Stéphane Gatti (réalisateur), et Jean-Jacques Hocquard (producteur), il ouvrit l’atelier de création populaire, l’Archéoptéryx, centre national de création, signant une convention de trois ans avec le ministère de la Culture. Les tentatives de dialogues et les diverses prises de paroles avec le public instaurées dans le circuit institutionnel, puis dans les lieux emblématiques du monde du travail, avaient atteint leurs limites. Armand Gatti en était venu à considérer lesdites pratiques aboutissaient au fond à constituer un public de fidèles mobilisables et aptes à remplir la salle. Souhaitant s’écarter d’une telle logique, ce cheminement le conduisit avec son équipe d’une errance dans des espaces géographiques multiples à une errance « à l’intérieur de langages à investir ». Il s’agissait toujours de prendre en charge la parole de l’autre, mais cette fois à partir de l’écriture. Ce temps de l’écrit, nécessitant un engagement quotidien total, écartait d’emblée ceux dont l’emploi du temps était totalement dévoré par le labeur journalier, il fut proposé à ceux vivant en marge de notre société, qui étaient exclus du monde du travail : les relégués sociaux aux multiples visages, rebaptisés affectueusement « les loulous » par Armand Gatti. Un nouveau champ d’expérimentation se créait, où le dramaturge devint écrivain public, faisant du langage le lieu de sa rencontre avec eux. Désormais ces personnes étaient associées au processus de création des pièces, mais sans pour autant mettre en œuvre une écriture collective, la création en incombant au dramaturge. Recrutés sur la base du volontariat par le biais d’organismes d’insertion, de missions locales et autres dispositifs, sur des durées variables allant de six à quinze mois maximum (Toulouse 1984-1985, Avignon 1990-1991, Marseille 1992-1993, Strasbourg 1994, Sarcelles 1996-1997, jeunes de la Seine-Saint-Denis 1998-1999). Ces expériences menées aboutirent toutes à des textes dramatiques écrits par Armand Gatti était interprétés par les stagiaires, ainsi qu’à des films vidéos. Depuis les années 1990, Armand Gatti s’est engagé sur la voie d’une nouvelle recherche dénommée « La Traversée des langages » en s’appuyant sur la théorie des quanta. Celle-ci démontre qu’il n’existe pas une, mais des réalités, en s’attaquant à ce que nous ne voyons pas, pour faire la preuve que ce qui est invisible existe. Puisque tous les langages portent des éléments de vérité, sans contenir toutefois toute la vérité, seule la poésie détient la capacité de rassembler et exprimer cet ensemble. De cette recherche, sont nés les opéras quantiques, joués deux ou trois soirs, après de longues expériences de création.
Héritière de ce cheminement artistique, des archives et des diverses productions menées, La Parole errante, structure créée en 1986, s’est installée à Montreuil-sous-Bois, où elle est devenue par la signature d’une convention avec le ministère de la Culture, centre international de création. En 1998, le lieu dénommé La Maison de l’Arbre s’est ouvert, à l’endroit des anciens entrepôts où Georges Méliès créa ses films.
Décédé le 6 avril 2017, Cil demandé que ses cendres soient déposées proche de celle de Nestor Makhno au columbarium du père Lachaise.
Par Gilda Bittoun
ŒUVRE CHOISIE : Le Poisson noir, Le Seuil, coll. Théâtre, 1958. — Le Crapaud-buffle, Édition de l’Arche (répertoire du TNP), 1959. — Le Quetzal in Europe, n° 374, juin 1960. — L’Enfant-rat et Le Voyage du Grand Tchou, Le Seuil, coll.Théâtre, 1960. — La vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., La seconde existence du camp de Tattenberg, Chroniques d’une planète provisoire, Le Seuil, coll. Théâtre, 1962. — Chant public devant deux chaises électriques, Le Seuil, coll.Théâtre, 1964. — V comme Vietnam, Le Seuil, coll. Théâtre, 1967. — Les treize soleils de la rue Saint-Blaise, Le Seuil, coll. Théâtre, 1968. — La Naissance, Le Seuil, coll.Théâtre, 1968. — La Passion du général Franco, Le Seuil, coll. Théâtre, 1968. — Journal d’un guérillero, Le Seuil, 1968. — Un homme seul, Le Seuil, coll.Théâtre, 1969. — Les Hauts plateaux ou Cinq leçons à la recherche du Vietnam pour une lycéenne de Mai, in Journal Action, 1969. — La Journée d’une infirmière ou Pourquoi les animaux domestiques ? in, Partisans, n° 56, novembre-décembre 1970. — Moretti 3 000 sur la place des Appels, in Moretti, (Catalogue), éd. Clef du temps, 1971, Rosa collective, Le Seuil, coll. Théâtre, 1973. — Les Analogues du réel, in Cahiers du dragon, n° 5, octobre 1974. — La Passion du général Franco par les émigrés eux-mêmes et La Tribu des Carcana en guerre contre quoi ?, Le Seuil, coll. théâtre, 1975. — Opéra avec titre long, L’Ether Vague, Toulouse, 1987. — Il tuo nome era Letizia / Ton tom était joie, La Parole errante, Montreuil, 1987. — Œuvres théâtrales, introduction et présentation par Michel Séonnet, Verdier, Lagrasse, juin 1991 (trois tomes regroupant 44 pièces 1958-1990). — Le Chant d’amour des alphabets d’Auschwitz, Lagrasse, Verdier, 1992. — Docks, comment Sauveur Lusona mon grand-père a fait des docks du port de Marseille un jardin japonais, Libraire à Marseille, Marseille, 1992. — Incertitudes de Werner Heisenberg, Feuilles de brouillon pour recueillir les larmes des cathédrales dans la tempête et dire Jean Cavaillès sur une aire de jeu, Ed. Metropolis, Genève, 1999. — La Parole errante, Verdier, 1999. — Le couteau-toast d’Évariste Galois, Paris, Verdier, 2006. — La Première lettre, Édition Le bruit des autres, Limoges, 2007. — Les arbres de Ville-Evrard quand ils deviennent passage des cigognes dans le ciel, Verdier, Lagrasse, 2009. —
http://www.bibliotheque-numerique-paris8.fr/fre/notices/113418-Les-cahiers-manuscrits.html
170 cahiers manuscrits rédigés entre 1947 et 2009. Voir les originaux au Centre de documentation Armand Gatti, La Parole errante, La Maison de l’Arbre, 5-9 rue François-Debergue 93100 Montrreuil-sous-Bois.
SOURCES : Armand Gatti, Armand Gatti, la traversée des langages, Presses universitaires franc-comtoises, Besançon, 2002. — Catherine Brun, Armand Gatti et l’utopie d’un théâtre avec le peuple, in Théâtre populaire. Actualité d’une utopie, Études théâtrales, Louvain-la-Neuve, 2008. — Lucile Garbagnati et Frédérique Toudoire-Surlapierre (Textes rassemblés par), Armand Gatti, L’Arche des langages, Édition universitaire de Dijon, Dijon, 2004. — Stéphane Gatti, Michel Séonnet, Armand Gatti. Journal illustré d’une écriture, Centre d’action culturelle de Montreuil, La Parole errante, 1987. — Gérard Gozlan, Jean-Louis Pays, Gatti aujourd’hui, Seuil, 1970. — Marc Kravetz, L’aventure de la parole errante. Multilogues avec Armand Gatti, Ed. Patrice Thierry-L’Ether Vague, Toulouse, 1987. — Marc Kravetz, Armand Gatti : poète : puzzle incomplet pour raconter avec les mots du journaliste, J.M Place, 2003. — Olivier Neveux, Théâtres en lutte, La Découverte, 2007. — Armand Gatti, poète, revue Europe n° 877, mai 2002.
Fonds Armand Gatti au Centre de documentation de La Parole Errante à Montreuil
Stéphane Gatti, Un siècle d’écrivains : Armand Gatti, émission pour FR3, 1997.