FERRAT Jean [TENENBAUM Jean, dit]

Par Martin Pénet

Né le 26 décembre 1930 à Vaucresson (Seine-et-Oise, Yvelines), mort le 13 mars 2010 à l’hôpital d’Aubenas (Ardèche) ; auteur-compositeur-interprète de chansons « engagées » ; adhérent de la CGT, proche du Parti communiste.

Jean Ferrat est le dernier fils d’un artisan-joaillier, juif d’origine russe naturalisé français. Sa mère, ouvrière dans une usine de fleurs artificielles, avait rêvé de devenir chanteuse. Il passa son enfance à Versailles (Seine-et-Oise, Yvelines) dans une ambiance chaleureuse, baigné par la passion de ses parents pour la musique et le chant ; dès l’âge de huit ans, il fredonnait les chansons de Charles Trenet. Mais la guerre et l’Occupation vinrent bouleverser cette harmonie. Arrêté par la Gestapo en 1941, son père fut déporté et mourut à Auschwitz (Pologne). Sa mère fut obligée de vendre ce qu’elle possédait, ses frères et sa sœur durent travailler, et lui ne put étudier au-delà de la seconde. Pour aider sa famille, Jean Tenenbaum débuta en 1946 comme apprenti dans un laboratoire de chimie du bâtiment. Il souhaitait alors devenir ingénieur chimiste et suivait des cours du soir aux Arts et Métiers.

Adolescent, il se nourrit de poésie, celle du panthéon communiste d’alors (Garcia Lorca, Nazim Hikmet, Neruda, Aragon) et aussi celle de Baudelaire et Rimbaud. Vers 1948, il découvrit le jazz grâce à un groupe d’amis musiciens et acheta une guitare pour apprendre à jouer avec eux. Quelques années après, il entra dans une troupe de théâtre amateur et fréquenta les coulisses du TNP. Devenu représentant pour un studio d’enregistrement itinérant spécialisé dans les chorales, il commença à chanter pour ses copains des succès de Francis Lemarque, Yves Montand*, Mouloudji*, des chansons de Prévert* et Kosma. Puis il composa ses premières mélodies en s’accompagnant à la guitare. Suivant le mouvement du moment, il tenta sa chance, sous le nom de Jean Laroche, dans les cinémas de quartier et dans les cabarets de la rive gauche. Sa première audition à la Rose Rouge, en 1953, fut encourageante et le conduisit à plusieurs engagements (l’Échelle de Jacob, Chez Moineau…). Un contrat de trois mois qu’il obtint en Belgique pour l’été 1954 le détermina à se consacrer à la chanson. Commença alors une vie de bohème qui dura plusieurs années… Il se choisit un nouveau pseudonyme inspiré par le Cap Ferrat. En 1956, André Claveau, grande vedette de la chanson de charme, enregistra Les yeux d’Elsa, un poème d’Aragon qu’il avait mis en musique. Encore influencé par le style d’Yves Montand*, Ferrat continua à enchaîner les cabarets (le Milord, l’Arsouille, le Port du Salut, le College Inn…) et décrocha en 1957 un contrat plus durable à La Colombe, où passaient également Guy Béart et Anne Sylvestre. Une jeune comédienne-chanteuse nommée Christine Sèvres, qui interprétait certains titres de Ferrat, devint sa compagne, puis sa femme, et il adopta sa fille, Véronique Estel.

Le premier disque 45 tours de Ferrat, enregistré chez Vogue en 1958, passa assez inaperçu. Christine Sèvres, qui fréquentait assidûment les éditeurs de musique, le présenta l’année suivante à Gérard Meys, lequel devint son complice, en même temps que son producteur et directeur artistique. Ensemble, ils fondèrent les éditions Alleluia. Quand Ferrat signa un contrat chez Decca en 1960, Alain Goraguer vint compléter l’équipe. Ce musicien accompli allait écrire les arrangements et les orchestrations de tous les disques de Ferrat jusqu’à son dernier album. Ils enregistrèrent d’abord Ma môme, chanson d’inspiration prolétaire sur un texte de Pierre Frachet, qui devint un grand succès à la radio mais se vendit peu ; puis en 1961 J’entends, j’entends (un nouveau poème d’Aragon), Federico Garcia Lorca (un hommage au poète espagnol assassiné) et Deux enfants au soleil (un texte de Claude Delécluse en forme de succès d’été qui devint célèbre en 1962 par l’interprétation d’Isabelle Aubret). Sa popularité naissante et un grand prix de la Sacem valurent à Ferrat de faire, en 1961-1962, sa première grande scène de music-hall à l’Alhambra ; pendant six mois, il y chanta trois chansons en première partie de Zizi Jeanmaire et finit par abandonner sa guitare. Présenté par Bernard Dimey, il avait écrit pour cette dernière Eh ! l’amour et Mon bonhomme. En 1962, il mit en musique un texte de Georges Coulonges, La fête aux copains (chanson dédiée à Christine Sèvres qui fut aussi reprise par Juliette Gréco*). Il obtint plusieurs prix, dont celui de l’Académie du disque, et fit sa première tournée.

L’audience de Jean Ferrat bénéficia de la réaction d’un certain public contre la vogue yé-yé. Les succès qu’il obtint chez Decca, son physique séduisant et sa belle voix grave lui donnèrent une image de chanteur de charme. Image qu’il remit en question en changeant de maison de disques. Engagé par Eddie Barclay en 1963, il jeta un pavé dans la mare avec Nuit et brouillard. Cette chanson sur la déportation (une des premières sur le sujet), qu’il destinait au départ à son public de cabaret, rencontra un succès extraordinaire et fut adoptée par d’autres interprètes : Francesca Solleville*, Claude Vinci, Isabelle Aubret. Elle révéla un engagement issu de l’expérience de son enfance et qui outrepassait les codes du moment. Mélodiste inspiré, Jean Ferrat s’affirmait désormais aussi en tant que parolier, tout en composant des musiques sur d’autres textes comme Nous dormirons ensemble d’Aragon (reprise par Zizi Jeanmaire) ou Quatre cents enfants noirs, chanson antiraciste de Michelle Senlis. Son premier album 25 cm, sorti chez Barclay, reçut le grand prix de l’Académie Charles Cros.

En 1964, pour fuir la pression du show business, Jean Ferrat acheta en Ardèche, à Antraigues-sur-Volane, une vieille ferme isolée où il tenta un temps de faire de l’élevage. Au contact des paysans, il trouva une autre source d’inspiration : les valeurs du pays menacées par l’exode rural et la fin du village comme lieu de transmission. La Montagne, qui exprimait cette inquiétude alors très partagée, devint une chanson légendaire. Il revint à l’Alhambra au début de l’année suivante, cette fois en tête d’affiche pendant un mois, avec un grand orchestre dirigé par Alain Goraguer et quinze chansons (parmi lesquelles Que serais-je sans toi ? d’après Aragon). Il composa la musique de deux films : La vieille dame indigne de René Allio et Le coup de grâce de Jean Cayol et Claude Durand. Puis il enregistra Potemkine, en hommage aux marins russes révoltés de 1905. Cette chanson controversée, due pour le texte à Georges Coulonges, membre du Parti communiste, plut aux jeunes. Le personnage de Ferrat était composé : il est à la fois le chanteur qui occupe le lieu de la morale et l’homme qui dit non.

Sa carrière se déploya sur tous les plans : Bobino l’accueillit en vedette début 1966 et début 1967, à chaque fois durant trois semaines suivies d’une tournée en France, en Belgique et en Suisse. Puis il partit rencontrer son public au Canada et en Afrique du Nord. En 1970, il parvint à remplir douze soirs d’affilée le Palais des Sports, où Johnny Hallyday avait triomphé l’année précédente : Ferrat y pratiqua une politique de places à bon marché pour un public de trentenaires dont il se voulait en quelque sorte le porte-parole. Il sortait en outre chaque année un album qui caracolait en tête des ventes, mêlant toujours chansons d’amour et titres socio-politiques. Le poète Henri Gougaud signa une partie des textes de celui de 1969, notamment La Matinée, que le chanteur enregistra avec son épouse Christine Sèvres. Pour le centenaire de 1871, Georges Coulonges lui écrivit le texte d’une chanson mémorielle : La Commune. Ferrat continuait donc à mettre en musique divers auteurs, comme Jean-Claude Massoulier et Pierre Louki, avec une fidélité marquée envers Aragon (Aimer à perdre la raison). Sorti fin 1971, l’album Ferrat chante Aragon s’écoula à deux millions d’exemplaires ; il regroupa des titres jusqu’alors dispersés sur différents disques et deux nouveautés (Le malheur d’aimer et Robert le diable en hommage à Desnos). Début 1972, il fut la vedette du « Grand échiquier » de Jacques Chancel à la télévision.

Sa décision de quitter la scène en plein succès – par lassitude et aussi sans doute parce qu’il ne s’y était jamais senti aussi bien qu’en studio – eut peu de précédents dans le monde de la chanson. En octobre 1972, il se produisit durant trois semaines au Palais des Sports dans une ambiance de meeting politique spontané. À la fin de l’année sortit un coffret de disques intitulé Dix ans de Ferrat, réunissant plus de cent chansons, soit son intégrale chez Barclay. Ses adieux se firent en province en 1973. La même année, Christine Sèvres arrêta également la chanson pour se consacrer à la peinture. Retiré en Ardèche, devenu dilettante, amateur de voyages et d’opéras, Jean Ferrat fut moins fécond. Chaque nouvelle sortie de disque constitua désormais un événement, un moment privilégié pour renouer avec son public toujours aussi fervent, avec le soutien d’une grande émission de télévision. L’album de 1975, La femme est l’avenir de l’homme, sorti sous le label indépendant Temey que Ferrat avait récemment fondé avec Gérard Meys, atteignit des records de vente. À la suite du rachat de Barclay par la multinationale Polygram en 1978, le chanteur décida de réenregistrer les titres de ses débuts, puis l’ensemble de son œuvre avec de nouvelles orchestrations d’Alain Goraguer : deux ans et demi passés en studio grâce auxquels Ferrat assura son indépendance artistique et repensa sa création selon de nouveaux critères techniques. Les cent treize titres refaits pour Temey sortirent chez les disquaires en septembre 1980 sous la forme de douze volumes 33 tours. Il publia également un album de chansons nouvelles, Ferrat 80, dont il était pour la première fois entièrement l’auteur et qui présentaient toutes les facettes de son inspiration (l’amour, l’humour, l’engagement humain et ses inquiétudes sur l’évolution du monde). Salué par la critique, notamment pour la chanson L’amour est cerise, il se vendit à un million d’exemplaires en quelques semaines. Ferrat reçut le diamant de l’année pour l’ensemble de son œuvre.

Après le décès de Christine Sèvres en 1981, Jean Ferrat se sentit paralysé ; il se retira quelques années avant d’enregistrer un nouvel album qui sortit en 1985, Je ne suis qu’un cri, dont tous les textes étaient cette fois signés du poète libertaire Guy Thomas. Dans les interviews qu’il donna à la presse, Ferrat pourfendit l’industrie musicale et soutint l’idée de quotas de diffusion de chansons françaises sur les radios. Montrant l’exemple, il initia en 1987 le Festi’Val-de-Marne qui devait favoriser l’émergence de jeunes talents. Son disque suivant, entièrement écrit par lui et sorti en 1991, eut davantage des allures de pamphlet politique et fut moins bien accueilli (il y brocardait notamment le bicentenaire de la Révolution, les « jeunes imbéciles » de Mai 68 qui avaient retourné leur veste, la télévision asservie par l’audimat, la marchandisation de l’art, etc.). Invité principal de Michel Drucker dans « Stars 90 » sur TF1, où il était accompagné par quarante musiciens, Ferrat battit néanmoins des records d’audience. Et son ultime opus, en 1995, consacré à seize nouveaux poèmes d’Aragon, se vendit encore à plus d’un million d’exemplaires en quelques mois : un succès exceptionnel pour un chanteur qui menait une carrière en marge du show-business et n’était plus remonté sur scène depuis douze ans, mais qui accepta pour l’occasion de faire une tournée au Québec. En 2003, Gérard Meys publia l’enregistrement d’une émission de télévision en public tournée par Ferrat en 1991 au Pavillon Baltard, à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne) : c’est le seul album live de sa discographie.

Remarié avec une ardéchoise, Colette, Jean Ferrat mène une vie de terrien, entre parties de pétanque et jardinage. Il n’est sorti de sa retraite qu’en de rares occasions, pour défendre la mémoire d’Aragon, l’exception culturelle française contre les multinationales de la musique, ou s’indigner par voie de presse de la faible place réservée par la radio et la télévision à la chanson française d’auteur, en particulier les jeunes talents.

Jean Ferrat écrivit et créa plus de deux cents chansons ; il eut de nombreux interprètes et non des moindres : Juliette Gréco, Philippe Clay, Michèle Arnaud, Pauline Julien, Cora Vaucaire, Francesca Solleville, Pia Colombo, Daniel Guichard, Isabelle Aubret, Marc Ogeret*, etc. Riche et forte au plan textuel, son œuvre n’évolua cependant guère dans sa forme musicale (arrangements et interprétation), restée traditionnelle, pour ne pas dire conformiste. Ce choix esthétique lui permit toutefois de s’assurer la plus large audience. On est loin, par exemple, des recherches formelles d’une Colette Magny* qui défendait les mêmes idées mais touchait un public beaucoup plus restreint.

La même observation vaut pour sa constance politique. Jean Ferrat refusa toujours de répondre aux nombreuses sollicitations d’éditeurs ou de biographes : « Dans le fond, je pense que si j’ai un intérêt, il est dans ce que j’écris et dans ce que je chante. Le reste est anecdotique. » (Le Nouvel Observateur, 23 janvier 2003) Son œuvre, tissée d’élans généreux, de coups de gueule, de harangues, mais aussi d’idéologie manichéenne, est représentative d’une certaine époque du monde communiste français, entre Waldeck Rochet et Georges Marchais. La popularité de Ferrat résonnait, sans qu’il en eût peut-être lui-même conscience, comme un écho des intentions des directions collectives du PCF des années 1960-1970. Elle permettait notamment de maintenir le lien symbolique avec les poètes-phares chers au parti, car Ferrat les fit descendre dans la rue. Selon lui, Aragon a orienté sa vie et sa carrière. Butinant dans son œuvre quarante ans durant, Ferrat l’a façonnée à sa manière, sélectionnant des vers pour les répéter en refrains, des quatrains à l’intérieur des poèmes pour en faire des couplets, effectuant des césures différentes, des inversions. Aragon lui-même disait que les poèmes transformés en chansons ne lui appartenaient plus. Simple passeur, Ferrat posait moins de problèmes au PCF qu’Aragon ou les intellectuels. Il n’était pas l’un d’eux, il ne s’adressait pas d’abord à eux. Il s’attachait à faire des chansons compréhensibles par le grand public et les jeunes gens. Jacques Duclos convint qu’il vivait à l’époque de De Funès, Georges Marchais à celle de Johnny Hallyday ; ils tenaient en Jean Ferrat un efficace antidote.

Celui-ci touchait cependant un public beaucoup plus vaste que l’assise du Parti Communiste. De La Montagne, par exemple, Ferrat dit qu’elle parle de l’homme avec tendresse. Beaucoup pouvaient se reconnaître dans sa morale élémentaire qui cherchait à maintenir l’humanité de l’homme et certaines traditions : les ouvriers bien sûr, mais aussi les chrétiens, les petits exploitants agricoles et aussi tous ceux qui voulaient vivre au pays. « Si c’est être passéiste que de lutter pour que les gens puissent vivre là où ils sont nés, je le suis. » (L’Humanité, 2 juin 1979)

Défenseur des vertus des patries, Ferrat était moins attaché à l’Union Soviétique que la génération précédente, celle d’Yves Montand* qui avait davantage placé l’ouvrier au centre de son message. L’URSS déconseilla d’ailleurs le voyage à Ferrat, au motif que « son répertoire est trop intellectuel et difficile à comprendre pour le public russe ». Bien qu’invité par la suite, il a toujours refusé de s’y produire. Potemkine fut néanmoins enregistrée par les chœurs de l’Armée rouge. En 1970, deux ans après l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie qui avait suscité la « réprobation » du bureau politique du parti, sa chanson Camarade se voulut un hymne à la fraternité : « Que venez-vous faire ici camarades ? / Que venez-vous faire ici ? / Ce fut à cinq heures dans Prague / Que le mois d’août s’obscurcit. » Cuba, en revanche, bénéficia de sa visite. Invité par le ministère de la Culture, en compagnie de Christine Sèvres, il y passa deux mois en 1967 et accepta d’y donner une dizaine de concerts devant des milliers de personnes enthousiastes. Ce voyage le marqua profondément : il en rapporta sa fameuse moustache et l’idée de plusieurs chansons enjouées : À Santiago, Les Guerilleros et Cuba si. Beaucoup plus que l’URSS, c’est donc Cuba et aussi le Viêt-nam (17 ans), qui incarnèrent sa part de romantisme révolutionnaire. Mai 68 le vit participer aux débats publics et chanter pour les grévistes à Bobino en compagnie d’autres artistes ; il livra son commentaire l’année suivante dans Au printemps de quoi rêvais-tu ?

Qualifié par la presse des années 1960 de « troubadour de la révolte », son credo tenait dans un titre de 1965 : Je ne chante pas pour passer le temps. Même s’il réfuta longtemps le terme « engagé » – trop proche de « partisan » ; il lui préférait le terme « politique » –, sa carrière fut ainsi jalonnée de chansons qui, par leurs aspérités, suscitèrent la polémique. La première en date fut Nuit et brouillard (1963), dont les censeurs n’imaginaient pas qu’elle serait plus tard enseignée dans les écoles : à l’heure de la réconciliation franco-allemande, sa diffusion fut « déconseillée » par le directeur de l’ORTF, Robert Bordaz, mais elle rencontra un grand écho sur Europe 1 au cours d’une émission spéciale. La seconde fut Potemkine, sortie fin 1965, en période électorale, et fut à son tour interdite par le directeur de la télévision ; comme il refusa de lui substituer un autre titre, Ferrat fut déprogrammé de l’émission d’Albert Raisner « Tête de bois et tendres années », puis de « Télé-Dimanche », ce qui lui valut le soutien de diverses personnalités et lui fit au final une certaine publicité… Quatre ans plus tard, il s’attira de nouvelles foudres avec Ma France, chanson très lyrique en forme de fresque écrite à la gloire des humbles et des révoltés de 1789 à 1968, qui attaquait également les hommes politiques. Prié de se taire au cours de l’émission « L’invité du dimanche » conçue autour de Jean-Pierre Chabrol en mars 1969, Ferrat s’obstina à dire en direct ce qu’il pensait (« en gros, dans notre société actuelle, il y a des exploiteurs et des exploités ; je suis du côté des exploités, bien entendu ») : il se vit finalement privé de télé pendant deux ans ! Il expliqua dans Les Lettres françaises du 2 avril qu’il était en permanence obligé de se surveiller car les émissions enregistrées étaient contrôlées par la direction qui n’hésitait pas à demander des coupes.

Homme du « non », se présentant lui-même comme exclu, il cherchait des adversaires qui paraissaient incarner l’immoralisme qu’il voulait combattre. En 1975, après la chute de Saïgon, il crut nécessaire d’en attaquer nommément un. Son choix, pas très heureux, se porta sur le directeur général du Figaro, érigé au rang de représentant de la « presse colonialiste » dans son ensemble : « Ah ! monsieur d’Ormesson, / Vous osez déclarer / Qu’un air de liberté / Flottait sur Saïgon / Avant que cette ville / S’appelle Hô-Chi-Minh… » L’avocat de ce dernier obtint du directeur d’Antenne 2, Marcel Jullian, de faire retirer la chanson de l’émission de Jacques Chancel « Ferrat pour un soir ». Grand émoi chez le personnel de la télévision et dans les médias. La polémique se poursuivit à la radio avec une menace de procès pour diffamation. Cinq ans plus tard, il chanta avec humour : « Quand on n’interdira plus mes chansons / Je serai bon à jeter sous les ponts ».

Jean Ferrat affirmait donc être du côté des exploités. Son expérience précoce du monde du travail lui avait permis de se forger, selon ses propres dires, une conscience de classe et de découvrir la solidarité ouvrière, au point d’adhérer durablement à la CGT spectacle via le Syndicat Français des Artistes (SFA). Comme pour beaucoup d’enfants de déportés, le souvenir de la guerre avait joué aussi un grand rôle : « Cela vient de loin, du nazisme, de l’Occupation. Nous avions besoin d’aide. [Les communistes] nous ont aidé, nous ont hébergé, nous ont trouvé des planques. Ils ont recueilli ma mère, mes sœurs… C’étaient des gens admirables. J’en ai connu d’autres après la Libération. Ils sont toujours du côté des humbles, des faibles. Ils ont mené des luttes extraordinairement difficiles. » (Le Nouvel Observateur, 31 octobre 1991). « [La Résistance,] la lutte anti-coloniale, l’Indochine, Madagascar, le Maroc… Je n’en finirais plus d’énumérer les luttes où le PC s’est illustré. » (Libération, 18 novembre 1991) Compagnon de route du PC, auquel il n’a jamais voulu adhérer, mais pour lequel il vota fidèlement (« Je suis communiste de cœur, sinon de carte »), il resta fidèle à ses idéaux de jeunesse, à la fois anticapitaliste et anticolonialiste. Il fut pendant douze ans (de 1971 à 1983), au sein d’une équipe de gauche, conseiller municipal et adjoint au maire de son village de cinq cents âmes en Ardèche.

Il se défendait toutefois de suivre sans nuance la ligne du PCF. En 1980, avec Le bilan, il réagit aux propos tenus par Georges Marchais sur le « bilan globalement positif » des pays de l’Est et dressa pour sa part un constat plus amer de l’application du communisme : « Ah ! ils nous en ont fait avaler des couleuvres / De Prague à Budapest, de Sofia à Moscou / Les Staliniens zélés qui mettaient tout en œuvre / Pour vous faire signer les aveux les plus fous… » La presse s’engouffra dans la brèche et n’hésita pas à affirmer : « Ferrat rompt avec le PC » (La Croix, 7 novembre 1980). Il répondit point par point, mais son rapport au Parti s’en trouva compliqué. Refusant d’assumer les crimes soviétiques, il souhaitait éviter l’amalgame entre les communistes russes et français ; il encouragea les rénovateurs du PCF tout en comprenant les exclusions de ceux qui, comme Jean Kéhayan, contestaient la candidature Marchais à l’élection présidentielle.

Jean Ferrat sera déçu par le pouvoir socialiste ; sa chanson La porte à droite (1985) stigmatise le virage « réaliste » du gouvernement Fabius qui a écarté les ministres communistes : « La porte du bonheur est une porte étroite / On m’affirme aujourd’hui que c’est la porte à droite, / Qu’il ne faut plus rêver et qu’il est opportun / D’oublier nos folies d’avant quatre-vingt-un ». En 1991, après l’effondrement rapide du rideau de fer, il renvoya dos-à-dos capitalisme sauvage et communisme totalitaire avec Dans la jungle ou le zoo (formule empruntée à Milos Forman), mais déclara qu’il se situait toujours à l’extrême gauche. En 1995, sa chanson Épilogue, d’après un long poème d’Aragon, annonçait une triste fin de siècle : « Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables / Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal, où est le bien. »

Durant cette période, Ferrat pétitionna et intervint souvent contre le racisme, l’extrême droite, les expulsions d’étrangers… Après son coup de gueule paru à la une du Monde le 8 janvier 2002 dans un article intitulé « Qui veut tuer la chanson française ? », il participa aux débats des Amis de l’Humanité, puis il rencontra à Antraigues Marie-George Buffet, secrétaire nationale du PCF, avec laquelle il déclara « partager beaucoup de choses ». Se sentant également proche du combat de José Bové, il accepta de venir l’année suivante à un débat sur la diversité culturelle lors d’une fête estivale sur le plateau du Larzac.

Il n’est sans doute pas exagéré de dire que Jean Ferrat inaugura l’ère des chanteurs qui commentent la vie politique et façonnent l’opinion, un phénomène qui s’est grandement développé depuis. Au fil des années, aucune organisation ne lui paraissant plus incarner la leçon qu’il s’était obstiné à répéter, ne demeura que la colère : « Il faut résister à tout ce qui avilit. Résister, c’est le seul message que j’aimerais laisser avant de partir. » (Le Parisien, 7 novembre 1991).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article50460, notice FERRAT Jean [TENENBAUM Jean, dit] par Martin Pénet, version mise en ligne le 15 mai 2010, dernière modification le 10 mai 2019.

Par Martin Pénet

Georges Brassens, Jean Ferrat, Jean-Pierre Chabrol, Francis Lemarque à l’émission "L’invité du dimanche" en 1969.

ŒUVRE : Intégrale Barclay (1963-1972) : 5 CD. — Intégrale Temey (1961-1995) : 12 CD.

SOURCES : Jean-Dominique Brierre, Jean Ferrat, Paris, L’Archipel, 2003. — Bruno Joubrel, Jean Ferrat : de la fabrique aux cimes, Paris, Les Belles Lettres ; Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2003. — Daniel Pantchenko, Jean Ferrat, "Je ne chante pas pour passer le temps", Fayard. 2010. — Presse. — Doan Bui, Isabelle Monnin, Ils sont devenus français. Dans le secret des archives, Point , 2011, p. 161-165, sur son père.

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