Par Thierry Keck
Né le 1er avril 1917 à Paris (VIIe arr.), mort le 22 juin 2007 à Eaubonne (Val-d’Oise) ; membre du cabinet du ministre de l’Intérieur (1940), instructeur à l’école nationale des cadres d’Uriage, professeur de philosophie puis de sciences de l’éducation ; résistant ; militant chrétien ; membre du PSU et du PS.
Né dans une famille de la bourgeoisie catholique aisée et cultivée, son père, Désiré Ferry (1886-1940), député de la droite modérée et proche d’André Tardieu, fut plusieurs fois ministre. Après une khâgne au lycée Henri IV, il passa une licence de philosophie en Sorbonne. Il s’intéressait à des revues comme Sept et Esprit et à l’action des Équipes sociales de Robert Garric ou de mouvements comme les Croix de feu ou le PPF de Jacques Doriot. Ce fut alors qu’il devait entamer son DES qu’il s’engagea soudainement dans les chasseurs alpins. Lorsque la guerre éclata, il effectuait son stage d’EOR (élève-officier de réserve) à Saint-Maixent. Envoyé au front, il fut fait prisonnier par l’armée allemande et conduit à l’Oflag de Weinsberg dans le Bade-Wurtemberg, mais il fut rapidement libéré en qualité d’Alsacien-Lorrain (ce qu’il n’était pas en réalité). Il gagna alors Vichy où il occupa un poste au sein du cabinet du ministre de l’Intérieur, mais sa rencontre avec Olivier Hussenot le convainquit de se joindre à la troupe des Comédiens routiers avec laquelle il se rendit en novembre 1940 dans les environs d’Uriage, près de Grenoble (Isère), où venait de s’installer la fameuse école nationale des cadres dirigée par Pierre Dunoyer de Segonzac. Il y occupa un poste d’instructeur et travailla à la rédaction des Cahiers d’Uriage. Il y côtoya, au sein du bureau d’études, des personnalités aussi diverses qu’Hubert Beuve-Méry*, le futur directeur du Monde, et Joffre Dumazedier, le sociologue fondateur après-guerre de Peuple et Culture. Il participa à la rédaction de la « Somme » qui reprenait les grandes orientations de l’école et qui fut publiée en 1945 sous le titre Vers le style du XXe siècle.
Lorsque l’école fut dissoute par les autorités de Vichy (fin 1942), il regagna Paris et entra dans la Résistance, au sein du réseau Défense de la France dont il fut un membre actif. Il fut plus particulièrement chargé du recrutement d’anciens élèves d’Uriage et de leur passage en Angleterre via l’Espagne, de la collecte de fonds pour financer les activités du mouvement ou encore de renseignements stratégiques sur les activités de l’armée allemande d’occupation. Son appartement, avenue d’Orsay, fut une plaque tournante des organisations résistantes où se croisèrent Claude Bourdet de Combat, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, de Libération, Philippe Viannay, le dominicain Maydieu* ou encore le général Delestraint, premier chef de l’Armée secrète. Pour jouir d’une couverture et échapper au STO, il assurait quelques cours de philosophie à l’institution Saint-Martin de Pontoise dirigée alors par l’oratorien Pierre Dabosville, le futur aumônier de la Paroisse universitaire.
Après avoir rejoint le maquis de la Montagne Noire (Tarn) dirigé par Pierre Dunoyer de Segonzac, il prit part à la libération de Paris et fut nommé délégué militaire régional pour la région parisienne. Il participa au « troisième Uriage » (après celui de Dunoyer de Segonzac et celui de la Milice) qui, sous la direction du colonel Xavier de Virieu, tenta de réaliser l’« amalgame » entre résistants et militaires de carrière au sein de la nouvelle armée française. Il y fut responsable du bureau d’études aux côtés d’un jeune communiste issu des rangs des FTPF, Fernand Laporte.
Le parcours professionnel qu’il entama alors fut tout entier placé sous le sceau de l’enseignement et de la formation : instructeur à l’école de formation d’Air France à Massy (1946-1948), professeur de philosophie aux lycées Charlemagne, Voltaire et Carnot à Paris, puis aux écoles normales d’instituteurs de Rouen, d’Arras et de Beaumont-sur-Oise (1948-1955), professeur de psychologie à l’ENSEP (École normale supérieure d’éducation physique) de jeunes filles de Châtenay-Malabry (1955-1965) ; enfin, enseignant de psychologie, puis de sciences de l’éducation à l’Université Paris X-Nanterre de 1965 à 1986, en tant qu’assistant, maître-assistant, professeur et enfin professeur émérite. Il devint ainsi une figure reconnue de la recherche française en sciences de l’éducation, tant par ses travaux sur le fonctionnement des groupes que par ses prises de position sur la nécessaire redéfinition du métier d’enseignant. Il publia plusieurs ouvrages qui firent autorité dans la discipline : La pratique du travail en groupe, une expérience de formation (1971) ; Le trajet de la formation, les enseignants entre la théorie et la pratique (1983) ; Le psychosociologue dans la classe, en collaboration avec Christine Blouet-Chapiro (1984). « Un pédagogue de l’estime, un éducateur à hauteur d’homme », dit de lui Philippe Meirieu en forme d’hommage. Mais ses prises de position novatrices lui valurent parfois des heurts avec l’autorité : rédacteur en chef de la revue L’Éducation nationale, il démissionna de ce poste en 1963 en raison de son désaccord avec les orientations de son ministre, Christian Fouchet.
Parallèlement à cette carrière d’enseignant et de psychosociologue, Gilles Ferry manifesta toujours une volonté d’engagement. Il milita ainsi au PSU puis au Parti socialiste dont il fut un militant de base durant de longues années et ce jusqu’à la fin de sa vie. Mais son engagement le plus marqué se fit au sein de la mouvance chrétienne progressiste et plus particulièrement du mouvement Jeunesse de l’Église, dont il fut l’un des dirigeants de 1945 à 1953. Après avoir lu le premier cahier de Jeunesse de l’Église et entendu une conférence du dominicain Maurice Montuclard à Uriage, il se rapprocha de celui-ci lorsque le religieux installa son centre en région parisienne, à Clairbois, près du rond-point du Petit-Clamart. Gilles Ferry fut alors séduit tout à la fois par le discours radical de Montuclard et par l’expérience communautaire qui s’organisa à Clairbois. Surtout il retrouva là la préoccupation de réconcilier l’Église avec le monde moderne et plus particulièrement avec la classe ouvrière vue comme le fer de lance des transformations sociales à venir. Dès lors, Gilles Ferry participa à toutes les activités du mouvement : publications, assemblées de réflexion et de prière, travaux d’exégèse, encadrement des groupes de province… C’est lui qui signa la Lettre à un ami qui retrace l’histoire de Jeunesse de l’Église dans le fameux ouvrage Les événements et la foi qui connut un grand retentissement et participa à la suppression, en 1953, du mouvement par la hiérarchie catholique pour « imprégnation marxiste ». Si, après cette condamnation, Ferry prit ses distances avec Maurice Montuclard devenu laïc et refusa de le suivre dans l’expérience du CLR (Centre de liaison et de recherche), préférant rejoindre la Quinzaine (à son tour sanctionnée en 1955) afin de continuer une action au sein de l’Église, il resta profondément marqué par cet engagement aux côtés du monde ouvrier. À partir de ce moment, sa volonté de participer aux débats de la cité se concrétisa dans l’action syndicale, au sein du SNES-Sup et dans des mouvements de défense des droits de l’homme comme Amnesty International.
Gilles Ferry, mort à l’âge de quatre-vingt-dix ans, campe ainsi une figure d’intellectuel longtemps hanté par le fossé qu’il ressentait entre l’Église et la classe ouvrière et qui trouva dans l’enseignement et la formation un moyen d’exprimer sa passion de la transmission et de l’ouverture aux autres. Il s’était marié deux fois, le 4 janvier 1941 à Saint-Étienne (Loire) et le 2 décembre 2005 à Sèvres (Hauts-de-Seine), et était père de six enfants issus de son premier mariage (Martine, 1942 ; Benoît, 1943 ; Antoine, 1944 ; Christophe, 1945 ; Anne-Pâquerette, 1946 ; Sylvie, 1948).
Selon les témoignages de membres de sa famille (2009), Gilles Ferry s’était éloigné progressivement de l’Église et de la croyance catholique.
Par Thierry Keck
ŒUVRE : La pratique du travail en groupe, une expérience de formation d’enseignants, Bordas, 1re éd. 1971, 2e éd., 1985. — Le trajet de la formation, les enseignants entre la théorie et la pratique, Bordas, 1e éd. 1983, 2e éd. 2003 avec une postface de Philippe Meirieu, L’Harmattan. — Le psychosociologue dans la classe, en collaboration avec Christine Blouet-Chapiro, Bordas, 1984. — Partance, L’Harmattan, 1994. — Le franchissement et autres nouvelles, Éditions Le Mot de passe, 1997. — Sonia et autres nouvelles, Éditions Ateliers Encre & Lumières, 2003.
Articles : « Mutation de la fonction enseignante », L’Éducation nationale, 1962, repris dans Pédagogie et psychologie des groupes, RIP, Éd. de l’Epi, 1966. — « Mort de la pédagogie », L’Éducation nationale, 1967. — « La recherche-intervention dans la classe », avec Yves Léger, Orientations, 1971. — « La formation psychosociologique du personnel de l’Éducation surveillée », avec Jean Maisonneuve, Connexions, 1981. — « Au détour de la formation, le contrepoint de la recherche », Recherche et formation, INRP, 1987. — « L’éthico-épistémologie des sciences humaines », Recherche et formation, 1997. — « Histoire de vie ou légende de soi », Jean-Claude Filloux, Analyse d’un récit de vie, PUF, 2005.
SOURCES : Arch. familiales et entretiens avec Gilles Ferry (1994) et des membres de sa famille (2009). — Bernard Comte, Une utopie combattante : l’école des cadres d’Uriage (1940-1942), Éditions Fayard, 1991. — Fabienne Coquet, Le colonel de Virieu, un chrétien dans la guerre, mémoire de maîtrise, Université Grenoble II, 1984. — Jean-Claude Filloux, « Gilles Ferry, psychosociologue de l’éducation », Nouvelle revue de psychosociologie, 6, 2008, p. 307-312. — Jean Hassenforder, Jean-Pierre Astolfi, Chercheurs en éducation, Éditions Éducation, 1992. — Thierry Keck, Aux sources de la crise progressiste, Jeunesse de l’Église, 1936-1955, Karthala, 2004. — Georges Vigarello, « Gilles Ferry », Esprit, décembre 2007.