TRIOLET Elsa née KAGAN Ella

Par Marianne Delranc

Née le 12 septembre 1896 à Moscou, morte le 16 juin 1970 ; architecte, écrivain, journaliste de langue russe et de langue française, collaboratrice de Ce soir, (1937-1939 ; 1947-1953), des Lettres françaises (1953-1970) ; Prix Goncourt (attribué en 1945 pour l’année 1944) ; participa à la Résistance, notamment dans la Drôme ; membre du Comité national des écrivains (CNE), de son comité directeur (jusqu’en 1957), puis présidente d’honneur du CNE ; a développé les liens culturels entre l’URSS et la France ; sans jamais être membre d’un parti communiste russe ou français, elle fut, surtout à partir de la Résistance, « compagnon de route » du mouvement communiste.

Elsa Triolet en 195.

Elsa Triolet, née Ella Kagan, était la seconde fille d’un couple d’intellectuels juifs de Moscou, originaires des pays baltes (la première, Lili, se maria en 1912 avec Ossip Brik). Son père, Youri Alexandrovitch Kagan (mort en 1915), juriste, s’occupait des « questions juives », notamment des problèmes liés au droit de résidence à Moscou. En tant que juif, il subissait une discrimination l’empêchant d’être assermenté ; cependant, en 1913, il était jurisconsulte à l’Ambassade d’Autriche. Sa mère, Élena Youlevna Berman, ne travaillait pas, mais était une pianiste professionnelle. Originaire de Riga, elle parlait couramment allemand et apprit cette langue à ses filles. La famille Kagan était amie avec celle du linguiste Roman Jakobson (né en 1896) qui fut l’ami d’enfance d’Ella Kagan.

Ella Kagan apprit le français dès l’âge de six ans, le piano à l’École de musique Gnessine, voyagea beaucoup à l’étranger avec sa mère et sa sœur. En 1909, elle commença à tenir sporadiquement un journal intime qu’elle poursuivit jusqu’en 1940. Elle termina brillamment ses études au lycée en 1913, puis entreprit des études d’architecture et obtint le certificat de fin d’études de la section féminine des cours d’architecture de Moscou le 27 juin 1918.

A l’automne 1913 (ou en 1911 selon Aragon et selon certains de ses témoignages), elle rencontra le poète Vladimir Maïakovski, assista à des lectures publiques de ses poèmes. Maïakovski, à partir de 1912, devint le phare de la poésie futuriste russe. Il fut aussi le premier grand amour d’Elsa Triolet qui l’évoqua de façon très vivante dans Maïakovski, Vers et proses. En 1915, elle le présenta à sa sœur et, à partir de cette date, Maïakovski devint le compagnon de Lili Brik. L’appartement des Brik fut un centre de rencontre des écrivains futuristes et formalistes.

Ella Kagan, étudiante, fréquentait ce cercle d’écrivains qui, pour beaucoup, se situaient dans la mouvance révolutionnaire et furent partie prenante dans la révolution d’Octobre, par exemple, Isaac Babel, Victor Chklovski, O. Brik lui-même. Cependant, elle ne s’engagea dans aucun groupe et n’avait pas encore à ce moment d’activité littéraire.
Elle rencontra en 1917, à Moscou, André Triolet, officier français (dont la famille possédait une porcelainerie à Limoges) et attendit d’avoir terminé ses études pour le rejoindre en France. Elle partit de Pétrograd en bateau, le 4 juillet 1918, avec sa mère, et après de nombreuses difficultés, arriva en 1919 à Paris, où eut lieu le mariage. La même année, le couple décida de partir à Tahiti. Mais la personnalité d’André Triolet, mari volage, était par trop différente de celle d’Elsa ; en 1920, Elsa Triolet décida de revenir à Paris et se sépara de son mari en 1921. Elle partit alors à Londres où sa mère travaillait dans un organisme commercial soviétique, l’Arkos. Elle travailla chez un architecte londonien, puis en août 1922, partit à Berlin où vivait alors une forte communauté intellectuelle russe. Elle retrouva là-bas, entre autres, Lili Brik et Maïakovski, R. Jakobson, V. Chklovski. Au printemps de 1923, l’écrivain V. Chklovski l’emmena chez M. Gorki à Saarow (près de Berlin) et celui-ci, au vu de certaines de ses lettres (publiées par V. Chklovski dans Zoo) l’encouragea à écrire un livre sur Tahiti. Elsa Triolet se décida alors à mettre en forme et à publier ce qu’elle écrivait déjà.

Elle retourna à Paris en 1924, s’installant à l’hôtel Istria, 29 rue Campagne-Première (XIVe arr.), où habitèrent également des artistes comme Marcel Duchamp et Fernand Léger ; c’est là qu’elle termina A Tahiti (paru à Léningrad en 1925) et écrivit (en russe) Fraise-des-Bois (Moscou, 1926) et Camouflage (Moscou, 1928).

Aidée par Maïakovski auprès du consulat soviétique pour l’obtention d’un visa, Elsa Triolet revint à Moscou l’été de 1925 et y resta jusqu’au printemps de 1926. Son roman Fraise-des-Bois y fut accueilli de façon mitigée par la critique. De retour à Paris, Elsa Triolet vécut une période de difficultés morales et financières. Son roman Camouflage fut fortement critiqué en Union soviétique par les partisans d’un « art prolétarien », qui la considéraient comme un écrivain trop « bourgeois » et distordant la langue russe.
En 1928, ayant lu Le Paysan de Paris, Elsa Triolet désira faire la connaissance d’Aragon. Le 6 novembre, par l’intermédiaire d’un ami, et accompagnée de Vl. Pozner, elle le rencontra à La Coupole, café de Montparnasse (Maïakovski avait fait sa connaissance la veille). Ce rendez-vous fut le point de départ de leur vie commune, mouvementée, et d’un amour qui ne fut pas seulement l’image idéale souvent évoquée. Louis Aragon* et Elsa Triolet habitèrent d’abord rue du Château, avec M. Duhamel, Jacques Prévert*, Y. Tanguy, puis s’installèrent 5 rue Campagne-Première, en 1929.

En mars 1930 s’ouvrit en URSS l’exposition de Maïakovski (alors très contesté par les « écrivains prolétariens »), « Vingt ans de travail ». Elsa Triolet et Aragon partirent alors à Berlin pour voir Lili Brik et apprirent en avril la mort tragique de Maïakovski , à Moscou. A la mi-août, Elsa Triolet se rendit à Moscou avec Aragon, pour voir sa sœur et ils participèrent en octobre au congrès international des écrivains révolutionnaires à Kharkov, en compagnie de Georges Sadoul*. A la suite de ce congrès, Aragon fut mis en marge du Parti communiste français de janvier à octobre 1931, mais aussi mis à l’écart du groupe surréaliste. Pour vivre, Elsa Triolet fabriqua des colliers pour la haute-couture. Elle écrivit parallèlement un livre (en russe), Colliers, dont les fragments parurent dans Krasnaïa Nov (revue proche de Gorki). Mais le livre ne fut jamais publié en entier en URSS. En septembre 1932, elle partit en voyage avec Aragon dans l’Oural, puis séjourna avec lui à Moscou jusqu’en mars 1933, Aragon s’occupant de l’édition française de la revue Littérature internationale.

A partir de 1933, Elsa Triolet effectua des traductions d’auteurs russes en français (de Maïakovski notamment) ainsi que d’auteurs français en russe (Céline, Gide). Elle eut aussi une activité journalistique : reportages sur le 9 février 1934, sur le Front populaire, sur l’Espagne de 1936, parus dans différentes revues russes.

Dans les années trente, son itinéraire recoupe en partie celui d’Aragon. Elle l’accompagna dans ses voyages et ses activités, traduisit les interventions des écrivains russes au Congrès des Écrivains pour la défense de la culture (Paris, juin 1935), partit avec lui à Moscou au moment de la mort de Gorki (juin 1936), puis en Espagne (octobre-novembre 1936). Cependant, Elsa Triolet garda toujours, sur tous les événements, un point de vue personnel, fait d’observation critique. Son regard féminin observait tous les détails, remarquait les failles de toutes les réalités, aussi exaltantes ou épouvantables fussent-elles. Le procès des généraux en URSS (1937) qui entraîna l’exécution du général Primakov, le nouveau compagnon de Lili Brik, la frappa particulièrement.

Dans l’impossibilité de publier des livres en URSS et vivant en France, Elsa Triolet se mit progressivement à écrire en français. En 1938 parut son premier livre en cette langue : Bonsoir, Thérèse. Cette année-là, elle collabora régulièrement au journal Ce soir, dirigé par Aragon. De 1938 à 1940, elle tint un journal intime comportant des réflexions très critiques sur les événements d’actualité, sur l’atmosphère de l’immédiat avant-guerre, sur la répression en URSS (mais sans lucidité à l’égard de Staline), sur le climat de la « drôle de guerre ». Avant que la guerre n’éclate, Elsa Triolet et Aragon se marièrent le 28 février 1939.

En juin 1940, ayant rejoint Aragon en Dordogne, elle partit avec lui à Villeneuve-lès-Avignon, puis à Nice (décembre 1940). Ayant établi un contact avec Georges Dudach* au début de 1941, arrêtés puis relâchés à Tours en juin-juillet 1941, Elsa Triolet et Aragon entrèrent dans la Résistance et quittèrent « Nice et la vie légale le 11 novembre 1942 » (O.R.C., t. 3, p. 32). Ils participèrent à la création du Comité national des écrivains (CNE) et à son fonctionnement en zone sud.

Elsa Triolet continua à écrire pendant la guerre : Le Cheval blanc, plusieurs nouvelles dont certaines furent publiées par l’édition clandestine « La Bibliothèque française » et par les éditions de Minuit. Réunies sous le titre Le Premier accroc coûte deux cents francs, elles reçurent le Prix Goncourt en 1945, au titre de 1944. De l’une d’elles, Les amants d’Avignon, provient la formule « Le Parti des fusillés », qui désigna le PCF au lendemain de la guerre.
Pendant l’hiver de 1942, réfugiée avec Aragon dans la Drôme, à Dieulefit, Elsa Triolet (qui courait d’autant plus de dangers qu’elle était d’origine juive) partit à Lyon pour chercher de faux-papiers, nécessaires à leur vie clandestine. Ils furent ensuite hébergés à Lyon par René Tavernier, puis repartirent dans la Drôme, à Saint-Donat où ils restèrent jusqu’à la Libération, faisant de fréquents voyages à Valence, Lyon, Paris. Elsa Triolet fut mise en contact par Georges Sadoul avec Jean Marcenac*, avec lequel elle mena des actions en zone sud ; elle effectua un reportage sur les maquis du Lot pour les Lettres françaises, s’occupa avec Aragon de la parution et de la diffusion des Étoiles et de La Drôme en armes jusqu’à la Libération.

L’été de 1945, sur l’invitation du général de Lattre de Tassigny, Elsa Triolet et Aragon visitèrent l’Allemagne détruite par la guerre. En 1946, Elsa Triolet assista au procès de Nuremberg et en fit un reportage dans Les Lettres françaises « La Valse des juges », (juin 1946). Après la guerre, elle s’attacha à développer les liens culturels entre l’URSS et la France, à mieux faire connaître la culture russe par des traductions, des articles, sa contribution au film Normandie-Niémen (1949-1960).

Appartenant au Comité directeur du CNE (jusqu’en 1957) elle organisa des ventes de livres et la « Bataille du Livre » en 1950. La période de la guerre inspira à Elsa Triolet son roman L’Inspecteur des ruines (1948), puis, la menace atomique au temps de la guerre froide la mena à écrire Le Cheval roux.
Après la guerre, Elsa Triolet et Aragon voyagèrent beaucoup dans les pays socialistes, furent partout fêtés. Mais Elsa Triolet écrit : « Je restais pourtant étrangère à cette fête difficile, je continuais mon itinéraire intérieur à moi, regardant autre chose que ce qu’on me montrait » (O.R.C., t. 13, p. 12). Cependant, elle ne fit pas alors de déclaration publique exprimant des réserves sur le stalinisme. Au retour d’un voyage à Moscou (1952) où une campagne antisémite (celle du « complot des blouses blanches ») atteignit aussi Lili Brik, Elsa Triolet manifesta son effarement et son indignation à Pierre Daix. Après l’affaire du « Portrait de Staline » paru dans les Lettres françaises (1953), la réhabilitation du général Primakov (1954) et au moment des événements de Hongrie (novembre 1956), Elsa Triolet écrivit Le Rendez-vous des étrangers (1956) et Le Monument (paru en 1957). Elle démissionna en 1957 du Comité directeur du CNE, puis écrivit les trois romans du cycle « L’Îge de nylon » (1957-1963). Elle intervint activement en 1963 pour faciliter la traduction et la publication en France du roman de Soljénitsyne Une Journée d’Ivan Denissovitch. La façon dont la biographie de Maïakovski était falsifiée en URSS fut une des raisons qui l’entraîna à écrire Le Grand Jamais (1965), dont Écoutez-voir (1968) est la suite. En février 1969, elle prit la défense d’A. Sakharov dans un grand article des Lettres françaises (« Le cas d’Andreï Sakharov »).
Après avoir écrit La Mise en mots (1969) et Le Rossignol se tait à l’aube (1970), Elsa Triolet s’éteignit le 16 juin 1970.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article50503, notice TRIOLET Elsa née KAGAN Ella par Marianne Delranc, version mise en ligne le 4 juin 2009, dernière modification le 13 septembre 2021.

Par Marianne Delranc

Elsa Triolet en 195.
Avec Aragon en 1960.

ŒUVRE : œuvres romanesques croisées de L. Aragon et E. Triolet, R. Laffont, 1964-1974, 42 vol. (O.R.C.) — œuvres en russe : Lettres de Zoo, de V. Chklovski, éd. Helikon, Berlin, 1923. — A Tahiti, éd. Athéneï, Léningrad, 1925. — Fraise-des-Bois, éd. Kroug, Moscou, 1926. — Camouflage, éd. Kroug, Moscou, 1928 (ces trois romans sont repris dans les O.R.C). — Articles en russe : « Paris, 9 février », Tridtsat’dneï/Trente jours, n°4, 1934. — « Le Front populaire, lettre de Paris », Tridtsat’dneï/Trente jours, n° 8, 1935. — « Dix jours en Espagne », Znamia/Le Drapeau, n° 1, 1937. — L’Histoire d’Anton Tchékhov, sa vie, son œuvre, E.F.R., 1954, 212 p. — Avec R. Doisneau, Pour que Paris soit, Cercle d’Art, 1956, 162 p. — Maïakovski, Vers et Proses. Souvenirs, E.F.R., 1957, 508 p. — La Poésie russe (anthologie bilingue), Seghers, 1965, 576 p. — Nombreux articles dans Les Lettres françaises. — Scénario du film Normandie-Niémen (1949-1960) en collaboration avec J. Dréville et Ch. Spaak

SOURCES : Elsa Triolet choisie par Aragon, Gallimard, 1960. — J. Madaule, Ce que dit Elsa, Denoël, 1961. — R. Garaudy, L’Itinéraire d’Aragon, Gallimard, 1961. — I. Ehrenbourg, Les années et les hommes, Gallimard, 1962. — Préfaces des œuvres romanesques croisées (1964-1974). — Europe, « Elsa Triolet », n° 506, juin 1971. — Vl. Pozner, Vladimir Pozner se souvient, Julliard, 1972, p. 231-250. — Aragon, préfaces de l’œuvre poétique, L.C.D., 1974-1981. — Cl. Malraux, « Née en 1900 », in Elles, Héroïnes de romans, Miroir de leur temps, E.F.R., 1975, p. 171-188. — P. Daix, Aragon, une vie à changer, Seuil, 1975. — L. Brik, Avec Maïakovski, éd. du Sorbier, 1980. — D. Desanti, Les Clés d’Elsa, Ramsay, 1983. — Revues : Recherches croisées Aragon/E. Triolet, GRELIS/Besançon/CNRS, Paris, depuis 1988 ; Faites entrer l’infini, Société des Amis d’E. Triolet et Aragon, depuis 1986. — Arch. du Fonds Elsa Triolet/Aragon du C.N.R.S. — Témoignages de L. Robel, V. Pozner, P. Daix.
BIBLIOGRAPHIE : in Europe, « Elsa Triolet », n° 506, juin 1971, établie par L. Scheler. — Catalogue Elsa Triolet de l’exposition de la Bibliothèque Nationale, 1972. — Bibliographie de l’article « Aragon, Louis » du Dictionnaire, t. 17.

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