FEJTŐ François [né FISCHEL Ferenc, dit]

Par Clara Royer

Né le 31 août 1909 à Nagykanizsa (Hongrie), mort le 2 juin 2008 à Paris ; intellectuel social-démocrate hongrois naturalisé français ; journaliste, historien, auteur de nombreux ouvrages sur l’Europe centrale.

Issu d’une famille juive bourgeoise, François Fejtő était le fils d’un imprimeur et libraire de Nagykanizsa, ville du sud de la Hongrie. Après la mort de sa mère, juive convertie au catholicisme, son père se remaria avec une femme catholique pratiquante dont il eut un fils, Kornél, qui fut élevé dans la religion catholique. C’est dans cette atmosphère familiale mixte, où l’on parlait hongrois, allemand et croate, que le jeune homme grandit. Après avoir été élève de l’école primaire israélite de Nagykanizsa, il effectua sa scolarité au lycée des Pères piaristes de la ville à partir de 1919. Touché par la foi catholique à quinze ans, il se convertit après être entré à l’université de Pécs en 1927. Une date qui atteste de la sincérité de sa foi, certes également motivée par son désir d’assimilation dans la société hongroise. C’est en tant que Juif que François Fejtő s’inscrivit alors que l’université était soumise à la loi antijuive du numerus clausus votée en 1920, restreignant à 6 % le quota d’étudiants juifs. Il s’était d’ailleurs vu refuser l’entrée au Collegium József Eötvös à Budapest, qui avait été fondé sur le modèle de l’École normale supérieure parisienne. Comme François Fejtő l’exprima dans de nombreux témoignages, il porta une identité « duelle » : « J’ai aussi été un fervent croyant, j’ai même été réprouvé par le rabbin. Mais je n’ai jamais renié mes origines juives, ni prétendu que mes ancêtres n’étaient pas des rabbins. »

François Fejtő poursuivit ses études de hongrois, d’histoire et d’allemand à l’Université Péter Pázmány de Budapest, avant d’enseigner un temps au Collegium Berzsenyi. Son engagement fut d’abord communiste. Un premier grand amour pour une jeune ouvrière lui avait fait découvrir le monde prolétaire pendant ses études à Pécs. Fejtő fonda un petit groupe d’études marxistes avec son ami László Rajk. À Budapest, il entra dans la Société Miklós Bartha, société intellectuelle alors dominée par les idées de gauche, qui servait de forum de débats sur les tendances de l’époque. C’est là qu’il rencontra le poète Attila József dont il devint un proche. Il était aussi l’ami du poète Gyula Illyés et de l’intellectuel Pál (Paul) Ignotus. Il participa à l’écriture d’un bimensuel intitulé Szabadon [En liberté] en 1931 puis, avec A. József, qui s’était lui aussi affilié au parti communiste illégal dans la Hongrie du régent Horthy, lança la revue communiste au numéro unique intitulée Valóság [Réalité] en 1932. La revue fut aussitôt confisquée par la police et Fejtő fut arrêté et renvoyé de l’université. Outre un poème engagé d’A. József, la revue accueillait un article du philosophe marxiste proscrit György Lukács, qui s’était compromis sous la république des Soviets de 1919 en devenant ministre de la Culture. François Fejtő fut condamné à un an de prison et emprisonné six mois. Mais la soumission du parti hongrois aux directives du Komintern fit surgir des doutes. Fejtő manifesta encore sa solidarité au cours de son emprisonnement même, en faisant une grève de la faim en signe de protestation contre l’exécution, le 29 juillet 1932, de deux militants agitateurs, Imre Sallai et Sándor Fürst, dans un contexte d’anticommunisme très vigoureux en Hongrie.

François Fejtő, tout comme József, rompit avec le parti communiste clandestin en 1933, année de son mariage avec sa femme Rózsa (dite Rose), et devint rédacteur au journal d’orientation social-démocrate Népszava [La Voix du peuple] et à Szocializmus [Socialisme], l’organe du parti social-démocrate. Il se consacra également à la critique littéraire en contribuant sous le pseudonyme d’Ernő Fülöp à la revue transylvaine Korunk [Notre époque], qui était interdite en Hongrie. Cet engagement politique correspondait également à l’orientation culturelle de Fejtő entre deux grands courants qui allaient bientôt diviser sa génération littéraire : les urbains et les populistes. Les écrivains dits urbains partageaient une éthique fondée sur le combat pour la démocratie, l’idéologie libérale, l’occidentalisme et le cosmopolitisme ; nombre d’écrivains et intellectuels juifs et d’origine juive se reconnaissaient dans cette mouvance. La jeune génération urbaine à laquelle appartenait Fejtő vint progressivement sur le devant de la scène culturelle à mesure que se formait le groupe dit des populistes : ces écrivains réunis autour de l’écrivain László Németh et de Gyula Illyés mettaient en avant la nécessité d’une réforme agraire quel que fût le système politique qui l’appliquât. Ils se voulaient les porte-paroles d’un peuple hongrois « authentique » entendu comme les paysans et engagèrent leur action socio-culturelle en ce sens. Malgré la présence d’écrivains juifs en leur sein, les débats qui les opposèrent en tant qu’écrivains du village contre les écrivains de la ville les entraînèrent dans certaines formes d’antisémitisme. Par ailleurs, leur compromission en 1935 avec le Premier ministre à l’idéologie fascisante Gyula Gömbös cristallisa davantage les lignes de front. Au moment où la « question juive » et les obsessions hongroises relatives au caractère national se fondaient sur une pensée raciale et essentialiste, Fejtő prit la plume pour défendre l’idéal démocratique et les Juifs de Hongrie avec fermeté. Aussi cofonda-t-il avec A. József et Ignotus en 1936 Szép Szó [Argument], revue mensuelle urbaine proche de la social-démocratie. Comme il l’écrivit au cours d’une polémique l’opposant à l’intellectuel socialiste paysan Péter Veres sur le concept de « race » en 1937 dans le journal Szocializmus, « les États ne sont pas construits sur des races mais sur des nations ».

L’union des écrivains antifascistes tant appelée de ses vœux manqua de voir le jour tout au long de l’année 1937, dernière année avant que les lois antijuives, dont la première fut votée en 1938, ne muselassent la presse hongroise progressiste largement écrite et financée par des Juifs hongrois. Condamné à six mois de prison pour un article évoquant les mécontentements des paysans hongrois, Fejtő émigra avec sa femme en 1938 à Paris. Ce choix lui valut d’être traité de « lâche déserteur » au pays, notamment par l’écrivain populiste Géza Féja, à qui il avait pourtant manifesté sa solidarité lorsqu’il avait été poursuivi en justice. Fejtő, officiellement correspondant parisien de Népszava, n’en continua pas moins d’envoyer des articles à Szocializmus, Korunk et Szép Szó, déjà privée d’A. József qui s’était donné la mort en décembre 1937, jusqu’à leur suspension de publication en 1939.

C’est en France que François Fejtő passa la guerre. Il s’était lié avec quelques personnalités intellectuelles, telle Clara Malraux, tout en fréquentant ses amis intellectuels hongrois émigrés qui avaient fui les lois antijuives – comme Andor Németh ou Arthur Koestler. En février 1940, il fut enrôlé dans le XXIIe régiment de marche des Volontaires étrangers mais fut déclaré inapte au service. Il passa la guerre d’abord en Bretagne puis dans le sud-ouest de la France où il vivait de ses cours d’allemand. La paix revenue, Fejtő revint en Hongrie en 1946 mais, méfiant, retourna à Paris, où il devint le directeur du Bureau de Presse hongrois. Le procès Rajk de 1949 le convainquit du bien-fondé de son exil. Grâce au soutien d’Emmanuel Mounier, alors que l’URSS jouissait d’une grande popularité parmi les intellectuels français, il dénonça le procès dans la revue Esprit comme la preuve que le socialisme était imposé de l’URSS.

À partir de 1944, et jusqu’en 1974, François Fejtő travailla au sein de la section Europe de l’Est de l’Agence France Presse dont il devint le rédacteur en chef. Il avait publié quelques essais en Hongrie (sur Erasme, Jaurès) et un roman en 1938, Voyage sentimental. Mais c’est en tant qu’historien et médiateur de l’Europe centrale qu’il devait gagner la reconnaissance de ses pairs. Il publia en 1952 le premier volume de son Histoire des démocraties populaires, achevée en 1991 avec La Fin des démocraties populaires. Il bâtit une œuvre historique orientée par les événements se produisant de l’autre côté du rideau de fer, comme Le Coup de Prague, 1948 avec un autre médiateur de l’Europe centrale en France, Vladimir-Claude Fišera. Il avait une connaissance intime des enjeux yougoslaves : ayant appris le croate dès l’enfance, connaisseur de la Croatie dont sa mère était originaire, il se rendit souvent en Yougoslavie et rencontra à plusieurs reprises Tito. Amoureux de la France, il l’était également de l’Italie et publia dans la presse italienne. Il défendit un temps la possibilité d’un socialisme hongrois inspiré d’Imre Nagy, qui se distinguerait de celui imposé par l’URSS.

François Fejtő ne retourna d’ailleurs en Hongrie qu’après la chute du communiste, au moment des obsèques solennelles de Nagy, chef du gouvernement lors de l’insurrection de 1956. Car il s’était engagé avec courage en 1956, bravant les sympathies soviétiques de nombre d’intellectuels français. Jean-Paul Sartre qui, comme le raconte Fejtő, se méfiait d’un émigré hongrois publiant dans Le Figaro, lui confia la direction d’un numéro spécial des Temps modernes sur la révolution hongroise. Sartre préfaça d’ailleurs sa Tragédie hongroise de 1956, de même qu’Albert Camus* son ouvrage documentaire intitulé La Vérité sur l’affaire Nagy (1958). Outre Esprit et Les Temps modernes, il devint rédacteur à la revue Arguments d’Edgar Morin, à Études, Commentaire, Nouvel Observateur, La Revue socialiste, et aux Cahiers de la République de Pierre Mendès France tout comme aux journaux hongrois d’émigration, Látóhatár [Horizon] et Új Látóhatár [Nouvel Horizon]. Membre du Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés, où il retrouva Raymond Aron qu’il admirait grandement, François Bondy* ou encore David Rousset*, il militait pour l’engagement intellectuel et fréquentait d’autres exilés à l’instar d’Eugène Ionesco, Emile M. Cioran et Mircea Eliade.

En 1973, il reçut un doctorat pour l’ensemble de ses travaux. Cette reconnaissance intervint un an après que Fejtő eut dirigé un séminaire sur l’Europe centrale à l’Institut de sciences politiques, tâche qu’il assuma jusqu’en 1982. Il reçut la Légion d’honneur en 1988. Ancien président de l’atelier Continent Europe au Commissariat général au Plan, membre correspondant de l’Académie des sciences de Hongrie, il reçut le prix de l’Assemblée nationale (1993) et le prix des Ambassadeurs (2000) pour l’ensemble de son œuvre.

Sa réhabilitation en Hongrie, commencée au début des années 1980, lui permit de renouer avec les élites hongroises de gauche de l’après 1989 ses liens avec la Hongrie. Il tint une chronique dans deux quotidiens de gauche, Népszabadság [Liberté du peuple] et Hírlap [Journal]. Partisan de l’Union européenne, il portait un regard très critique sur le parti de droite hongrois, le FIDESZ, et faisait de fréquents allers-retours, notamment encore en 2005 à l’occasion du centenaire de la naissance de son ami A. József.

Ce grand témoin du XXe siècle européen, « Français de Hongrie » comme il aimait à se qualifier, judéo-catholique, comme le montraient encore ses obsèques à l’église saint Sulpice, où officiaient un rabbin et un prêtre catholique, de même d’ailleurs qu’un clerc boudhiste, une faveur qu’il avait obtenue par le passé du grand rabbin Sitruk et du cardinal Lustiger, laisse derrière lui une œuvre abondante. Il avait une vision idéale de l’empire austro-hongrois, conditionnée par son rejet du nationalisme, qu’il exprima dans son Requiem pour un empire défunt en 1988.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article50535, notice FEJTŐ François [né FISCHEL Ferenc, dit] par Clara Royer, version mise en ligne le 7 juin 2009, dernière modification le 1er juillet 2009.

Par Clara Royer

ŒUVRE : La Tragédie hongroise, lettre-préf. de Jean-Paul Sartre, P. Horay, 1956. — Dieu et son juif, B. Grasset, 1960. — Le Coup de Prague, 1948 ; avec le concours de Vladimir-Claude Fišera, Seuil, 1976. — Histoire des démocraties populaires, 2 vol., Seuil, 1979. — La Social-démocratie quand même : un demi-siècle d’expériences réformistes, R. Laffont, 1980. — Henri Heine, O. Orban, 1981. — La fin des démocraties populaires : les chemins du post-communisme, avec la collab. d’Ewa Kulesza-Mietkowski, Seuil, 1992. — Requiem pour un empire défunt : histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, Seuil, 1993. — Joseph II : un Habsbourg révolutionnaire : essai biographique, Quai Voltaire, 1994. — La tragédie hongroise : 1956, lettre-préf. de Jean-Paul Sartre ; présentation de Jean Duvignaud ; épilogue de Pierre Kende, Horay, 1996. — Hongrois et Juifs : histoire millénaire d’un couple singulier, 1000-1997 : contribution à l’étude de l’intégration et du rejet, en collab. avec Gyula Zeke, Balland, 1997. — Le Voyage sentimental, Éd. des Syrtes, 2001. — Dieu, l’homme et son diable : méditation sur le mal et le cours de l’histoire : essai, Buchet-Chastel, 2005. — 1956, Budapest, l’insurrection. La première révolution anti-totalitaire, éd. revue et augmentée, Complexe, 2006.

SOURCES : François Fejtő, Mémoires : de Budapest à Paris, Calmann-Lévy, 1986. — Ferenc Fejtő, Budapesttől Párizsig. Emlékeim [De Budapest à Paris. Mes souvenirs], Budapest, Magvetö, 1990 (édition augmentée). — Où va le temps qui passe ? Entretiens avec Jacqueline Cherruault-Serper, Balland, 1991. — Le Passager du siècle. (François Fejtő s’entretient avec Maurizio Serra) , Hachette Litt., 1999. — Agárdi Péter, Értékrend és kritika : Fejtő Ferenc irodalomszemlélete a 30-as években [Ordre de valeurs et critique : la conception littéraire de Ferenc Fejtő dans les années 1930], Budapest, Gondolat, 1983. — Viktor Karády, « Mikrohistória és társadalomtörténet : Fejtő Ferenc pályakezdése » [Micro-histoire et histoire sociale : les débuts de Ferenc Fejtő], in Zsidóság és társadalmi egyenlőtlenségek 1867-1945 [Les Juifs et les inégalités sociales 1867-1945], Budapest, Replika kör, 2000, p. 93-117. — Victor Karady, « In memoriam François Fejtő. La formation en Hongrie d’un grand Européen judéo-chrétien », Cahier du judaïsme, 2008, n° 3. — Clara Royer, « Beszélgetések Fejtő Ferenccel » [Conversations with Ferenc Fejtő], Múlt és Jövő [Passé et Futur], Budapest, 2008, n° 2-3, p. 157-168.

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