Né le 25 avril 1835 à Paris, y demeurant ; briquetier ; officier de la garde nationale pendant la Commune de Paris ; arrêté pendant la semaine sanglante, déporté en Nouvelle-Calédonie.
Briquetier, Aab avait été soldat et avait pris son congé au 2e régiment de zouaves. Durant le Siège, il fut lieutenant au 206e bataillon et conserva son grade sous la Commune ; il fut élu capitaine vers le 10 avril 1871. Fait prisonnier le 22 mai à la poudrerie de la rue Pergolèse (XVIe arr.), il fut condamné par le 3e conseil de guerre le 22 décembre 1871, à la déportation simple, peine commuée en sept ans de détention le 22 juillet 1876. Embarqué à bord de l’Orne (5° convoi) qui arrive à Nouméa le 4 mai 1873, matricule de déportation 1823, sa conduite en Nouvelle-Calédonie fut qualifiée de bonne par l’administration ; il en revint par Le Souffleur et arriva à Belle-Île-en-Mer (Morbihan) le 27 juillet 1877 et sa peine lui fut remise le 24 janvier 1878.
Le romancier argentin Andrés Rivera en a fait un personnage d’un des ses livres.
Il décrit notamment une évasion de Aab du navire qui l’emmenait vers le bagne et une installation en Argentine où il serait devenu leader de grèves dans la briqueterie où il travaillait. On ne sait s’il s’agit d’une fiction où s’il y a une part de vérité. Ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que Aab s’exila en Argentine après son retour. Sinon on voit mal où, Andrès Rivera, dont les allusions à l’histoire sont bien souvent avérées, aurait découvert ce personnage.
Traduction Par Marina Letourneur des extraits de El amigo de Baudelaire d’Andrés Rivera (Référence : édition Alfaguara, Buenos Aires, 1991).
(Le narrateur est juge)
Les expressions signalées par une astérisque étaient en français et en italique dans le texte d’origine.
p. 84-85 :
Les renseignements que j’ai demandés à l’Ambassade de France sont arrivés. Aab est, effectivement, le nom de famille du sujet que la police a arrêté, il y a quelques mois déjà, accusé d’encourager une paralysie des tâches — cela, en parfait espagnol et dans le jargon de la canaille prolétaire, s’appelle une grève — parmi les ouvriers d’une briqueterie. La grève ou la paralysie des tâches a été causée par le refus des patrons d’augmenter les salaires journaliers des ouvriers. Réaction évidente des patrons : ils sont tenaces, pas intelligents.
Pierre-Eugène Aab, qui est né en 1835, capitaine de la Garde Nationale pendant la Commune, a dit de lui-même, devant le tribunal militaire qui l’a jugé le 12 décembre 1871, qu’il est athée, socialiste et révolutionnaire.
Aab a refusé l’avocat commis d’office. La défense, qu’il a assumée, de sa participation dans les rangs de la Commune fut astucieuse et arrogante*. Les actes de l’accusation le présentent comme un ennemi conscient, systématique, de l’ordre social.
On l’a condamné à la déportation, avec 7.460 autres « communards ».
Aab s’est évadé du bateau qui l’emmenait vers une prison africaine, personne ne sait encore comment. Et on a pensé qu’il était mort. Le rapport de l’Ambassade ajoute qu’Aab, avant la Commune, a exercé plusieurs métiers : typographe, tisserand, briquetier, garçon de café. Et qu’il fut l’ami de Blanqui et de Victor Hugo.
Aab est un individu fragile. En aucune circonstance il n’élève la voix. Et les cheveux blancs abondent dans sa chevelure et sa moustache. Seuls ses yeux, qui savent être opaques et distants, laissent entrevoir, quand ils s’illuminent, l’homme d’action.
p. 86 :
Aab dans mon bureau.
Je lui dis que la grève est un acte de force. Aab dit que c’est la rupture temporaire d’un contrat, qui s’assume seulement comme un acte de force quand elle propose le renversement de l’ordre établi. Il dit que ce n’est évidemment pas le cas là puisqu’il a été arrêté.
Je lui dis que ses appels au droit sont corrects. Et que cela m’interpelle chez quelqu’un dont l’idéologie exècre les lois en vigueur.
Aab hausse les épaules : il me demande s’il peut fumer. Je lui dis que oui. Il me dit qu’il veut acheter un cigare. Il me dit que la police a saisi l’argent qu’il avait sur lui. Que lui, avec le tabac, est comme un alcoolique avec l’alcool. La couleur du visage d’Aab est grise, mais ses yeux ne brillent pas. Il murmure : S’il vous plait*.
Je lui donne un de mes cigares. Il l’allume et respire profondément, et il ferme les yeux. Il marmotte, dans un espagnol défectueux : beaucoup de jours sans cigare. Je lui dis que la police créole est assez maladroite et un peu toute-puissante. Aab ne m’écoute pas : il oublie, le cigare dans la bouche, qu’il est là, que je suis là et, peut-être, que cela est un tribunal.
J’ordonne qu’on intercepte la correspondance qu’enverra ou que recevra Aab.
p. 88 :
Sans aucune trace d’Aab.
On trouve, dans sa cellule, une lettre écrite à moitié. Elle est adressée à une certaine Natalochka. Je traduis quelques lignes qui ne démentent pas, bien au contraire, ce que j’ai toujours pensé : Tu vas te rétablir. Tu vas reprendre des forces. Tu vas rajeunir. « Tout le monde est, dans le fond, terriblement seul », me dis-tu. Cette phrase m’a déchiré le cœur. C’est pour moi une source de tourments. Je veux t’arracher à ta solitude, me fondre avec toi jusqu’à la limite, te dissoudre complètement en moi, avec tes pensées et tes sentiments les plus secrets. C’est impossible, je le sais…
Eux, aussi, sont seuls.
SOURCES : Arch. Nat., BB 24/734. — SHD Vincennes, 8J 3e conseil 168. — Arch. Dép. Morbihan, série Y, écrou 2709. — Notes de Bretonnière. — Sur l’œuvre d’Andrès Rivera : notes de Marina Letourneur, Université d’Angers.