Par Notice revue et complétée par Michel Cordillot.
Né en 1831, mort à Chicago (USA) en 1881 ; ouvrier luthier ; secrétaire-correspondant pour la France, dès 1865, auprès du conseil général de l’AIT siégeant à Londres.
On a parfois confondu Aminthe Dupont, Clovis Dupont et Eugène Dupont. Nous pensons avoir restitué à chacun son dû.
Eugène Dupont avait seize ans en 1848 ; en juin il se battit sur les barricades. Durant les premières années de l’Empire, il fut l’un des meilleurs ouvriers de la maison Sax.
Eugène Dupont apparaît dès les origines de l’Internationale. Il fit partie, en effet, avec Tolain, de la délégation envoyée en Angleterre par les sociétés ouvrières à l’occasion de l’exposition universelle de 1862. Il trouva à cette occasion du travail chez Distin, un fabricant d’instruments de musique, dont il réorganisa l’atelier pour en faire un des tout premiers d’Angleterre ; il fut d’ailleurs l’auteur de plusieurs inventions brevetées.
Il participa aux réunions préparatoires à la fondation de l’Internationale et devint, sur proposition de Karl Marx, secrétaire-correspondant pour la France en remplacement de Le Lubez (11 avril 1865). En septembre, il assista à la conférence de Londres et, un an plus tard, il était à Genève au 1er congrès de l’Internationale qui se tint du 3 au 8 septembre. Il y représentait la section française de Londres et fut qualifié de délégué anglais. Il intervint très souvent au nom du Conseil central en traduisant en français le rapport élaboré par cet organisme. Le 4 septembre, il fut choisi pour faire partie de la commission de 14 membres chargée d’élaborer les statuts définitifs de l’Internationale.
Au cours de l’année suivante, Eugène Dupont protesta, à deux reprises au moins — 17 avril et 20 août 1867 — auprès du bureau de Paris qui avait reçu « des milliers de cartes » et n’avait pas, « depuis le congrès de Genève, envoyé un seul centime » au conseil général. (cf. O. Testut, Le Livre bleu de l’Internationale, pp. 18-20). Dupont figura parmi les collaborateurs du Courrier français (1866-1868) qui servit d’organe à l’AIT en France.
Au deuxième congrès de l’Internationale tenu à Lausanne du 2 au 8 septembre 1867, Eugène Dupont, toujours membre du Conseil général (secrétaire-correspondant pour la France), fut délégué de la branche française, Lichtfield Street, Soho Square, Londres, et élu président du congrès par 29 voix sur 44 votants après vote au scrutin secret. J. Guillaume l’a présenté ainsi : « C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, qui ressemble à tous les jeunes gens portant moustache, et qui est délégué de la branche française de Londres. En ce moment, je ne remarque en lui qu’un innocent penchant aux calembours. » (Cf. L’Internationale, op. cit., t. I, p. 31.)
Il fit partie de la commission chargée d’étudier l’adresse à présenter au Congrès de la paix qui allait se réunir à Genève le 9 septembre, et il intervint en personne, le 10, à ce congrès. « Pour établir la paix perpétuelle », déclara-t-il, il faut, « en un mot accepter la révolution sociale avec toutes ses conséquences. » (J. Guillaume, L’Internationale, t. 1, p. 51.) Le 6 septembre, Dupont avait été réélu membre du Conseil général.
En 1868, Eugène Dupont donna sa démission de la branche française de Londres qui était aux mains de Victor Le Lubez, Pierre Vésinier, Félix Pyat, etc., et en opposition avec le Conseil général. (Cf. lettre à Albert Richard, Londres, 13 août 1868, Arch. Mun. Lyon, I 2/56 (207).
Au troisième congrès de l’Internationale qui se tint à Bruxelles en septembre 1868, Eugène Dupont fut encore présent, délégué du Conseil général et des sociétés ouvrières de Naples (Italie). Le 7 septembre, il fut élu vice-président du congrès. Peu après, il exerça les fonctions de président en remplacement de Jung qui était parti. Il donna lecture du rapport du Conseil général et fut réélu membre de ce Conseil à l’issue des travaux du congrès. C’est lui qui prononça le discours de clôture.
Pour une raison que nous ignorons, il n’assista pas au quatrième congrès de l’Internationale tenu à Bâle en septembre 1869, mais il continua à être mêlé activement à l’activité de Conseil général de l’Internationale. Il fut notamment signataire, par ordre de l’AIT, et en tant que secrétaire-correspondant pour la France, de la Communication privée adressée le 1er janvier 1870 au Conseil fédéral de la Suisse romande, important document qui souligne l’aggravation de l’opposition des milieux influencés par Marx d’une part, par Bakounine d’autre part, opposition qui provoquera la scission de La Haye, deux années et demie plus tard.
Lorsque Distin vendit son entreprise en 1870, Eugène Dupont perdit son travail et se trouva confronté à une difficile situation familiale : sa femme, atteinte de phtisie, agonisait à l’hôpital, et il fut réduit, pendant plusieurs semaines, à manger du pain sec avec ses trois petites filles, ne survivant que grâce à l’aide financière de quelques amis (dont Engels). Il quitta Londres pour Manchester, où il avait enfin trouvé un emploi chez Hyam. Il y organisa une section française de l’Internationale. Mais Hyam ayant refusé de laisser fabriquer l’instrument inventé par Dupont, celui-ci repartit s’installer à Londres, s’endetta pour se mettre à son compte et finit par réaliser son instrument ; mais il fut saisi faute d’avoir suffisamment produit pour vendre.
La chute de l’Empire et l’avènement de la République suscitèrent chez Eugène Dupont des réactions très « marxistes », comme en témoigne cette lettre du 7 septembre qu’il écrivait, de Londres, au Lyonnais Albert Richard : « La piteuse fin du Soulouque impérial nous amène au pouvoir les Favre et les Gambetta. Rien n’est changé, la puissance est toujours à la bourgeoisie. Dans ces circonstances, le rôle des ouvriers ou plutôt leur devoir est de laisser cette vermine bourgeoise faire la paix avec les Prussiens (car la honte de cet acte ne se détachera jamais d’eux), ne pas les affermir par des émeutes, mais profiter des libertés que les circonstances vont apporter pour organiser toutes les forces de la classe ouvrière. La bourgeoisie, qui est dans ce moment affolée de son triomphe, ne s’apercevra pas tout d’abord des progrès de l’organisation, et pour le jour de la véritable guerre, les travailleurs seront prêts. » (O. Testut, L’Internationale, op. cit., p. XII.)
Il fut au nombre des 43 socialistes révolutionnaires présentés aux élections du 8 février 1871 par l’Internationale, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières et la Délégation des vingt arrondissements de Paris. Il ne fut pas élu et sa candidature n’avait sans doute été que de principe.
Durant la Commune, Dupont suivit de près les événements, en tant que membre du Conseil général et responsable des questions françaises, mais sans intervenir en personne à Paris même.
Quelques mois après la défaite des ouvriers parisiens, Dupont assista à la Conférence de Londres, en septembre 1871, toujours en tant que membre du Conseil général, avec la mention « en délégation » (dont nous ignorons le sens). Un an plus tard, il était au congrès de La Haye — Voir Auguste Serraillier — où il fut élu vice-président, fonction qu’il refusa.
Avec Marx et ses amis, il vota pour le transfert à New York du Conseil général auquel il cessa d’appartenir.
Il fit partie de la commission de cinq membres composée de Marx, Friedrich Engels, Serraillier, Léo Frankel et de lui-même qui, à Londres, fut chargée de l’examen et de la traduction des procès-verbaux du congrès de La Haye et du transfert des papiers et des documents au nouveau conseil. Il vota pour l’expulsion de Bakounine et de Guillaume du Conseil général, mais contre celle de Schwitzguébel.
Le 21 juillet 1873, il signait avec Engels, Frankel, Benjamin Le Moussu, Marx et Serraillier la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste et l’AIT, rapport et documents publiés par ordre du Congrès international de La Haye et qui parut à Londres. Le véritable auteur en aurait été Engels, assisté de Marx, de Paul Lafargue et, pour l’affaire Netchaïev, du Russe Outine.
Après le Congrès de La Haye, Dupont fit partie du Conseil fédéral anglais et en demeura membre l’année suivante.
Durant toute la grande période de l’Internationale, celle de Londres, il avait eu la confiance de Marx et d’Engels sans pourtant demeurer exempt de critique à leurs yeux.
Le 16 novembre 1872, Engels demandait à Sorge d’envoyer un plein pouvoir à Serraillier pour la France, Dupont étant « trop négligent dès qu’on ne le pousse pas jour par jour. » Semblable appréciation dans une lettre du 7 décembre adressée au même correspondant (cf. Correspondance F. Engels, K. Marx et divers, publiée par F. A. Sorge). Eugène Dupont demeure, malgré cette réserve formulée d’ailleurs au temps de la dégénérescence de l’association, une figure de premier plan de l’Internationale.
En 1874, Eugène Dupont partit pour les États-Unis. Du fait de la grave crise économique qui sévissait alors, il y connut la misère et, au dire de P. Lafargue, mena pendant de longues semaines la vie errante d’un sans-gîte.
Il prit contact avec le mouvement socialiste anglophone en 1876, ainsi qu’en attestent plusieurs lettres qui furent publiées dans les colonnes du Labor Standard (19 août, 2 septembre 1876, 13 janvier 1877). Il était aussi à l’évidence l’auteur de la longue lettre publiée par L’Égalité de Guesde le 13 janvier 1878, et dans laquelle on trouve d’importants développements sur l’état du mouvement ouvrier aux États-Unis et en Amérique latine. La lettre était datée de New York, le 29 décembre 1877, et l’auteur y déclarait « Je ne suis pas partisan de la coopération ». Début 1878, Eugène Dupont représentait l’Inde au sein du comité exécutif de l’International Labor Union à laquelle appartenaient Sorge et ses amis de l’ancienne fraction « centraliste » de l’AIT (Labor Standard, 24 mars 1878).
Peu après, il fit la connaissance d’un investisseur américain qui crut en lui. Ils s’associèrent pour ouvrir une fabrique d’instruments de musique dans l’Indiana, à Elkhart. Le 20 mars 1878, Eugène Dupont diligenta une pétition d’adhésion à la ligne politique de L’Égalité, prônant la constitution de la classe ouvrière en parti politique et dénonçant la coopération et le mutuellisme (L’Égalité, 21 avril, 1878). Plusieurs ouvriers français installés dans la même ville s’associèrent à cette démarche : A. Mangin, A. Dubourg, A. Gouppy, A. Calvez, D. Cœuille.
En 1880, Eugène Dupont était avec le marxiste allemand Adolphe Douai le correspondant officiel de L’Égalité aux États-Unis. Du fait du succès de son entreprise, Dupont partit en Europe cette même année pour y embaucher des ouvriers.
Quand il rentra aux États-Unis, ce fut pour se retrouver à la porte, trahi par son associé. Brisé par la maladie et la fatigue, il dut recommencer sa vie errante et misérable. Il mourut en 1881 à l’hôpital de Chicago.
Une nécrologie rédigée par Paul Lafargue fut publiée par L’Égalité le 29 janvier 1882.
Par Notice revue et complétée par Michel Cordillot.
SOURCES : La Première Internationale Recueil de documents publiés sous la direction de Jacques Freymond. Textes établis par H. Burgelin, K. Langfeldt et M. Molnar. Introduction par J. Freymond, 2 vol., Genève, 1962, E. Droz, éditeur. — M. Molnar, Le Déclin de la 1re Internationale. La Conférence de Londres de 1871, Genève, 1963. op. cit. — « La Première Internationale Ouvrière », Cahier de l’ISEA, n° 152, août 1964, publié sous la direction de M. Rubel. — J. Guillaume, L’Internationale. Documents et souvenirs (1864-1878), Paris, Stock, 1905-1910, 4 vol. Reprint New York, Franklin, 1969, 2 vol. — Le Conseil général de la 1re Internationale. Minutes, Édition soviétique en langue russe, 4e vol., 1870-1871, Moscou, 1965. — O. Testut, L’Internationale, 7e édition, Paris, Versailles, 1871.