MANOUKIAN Armenak [DAV’TIAN Arben, Abramovitch, dit TAVITIAN (Holban), dit DAVIDIAN (SGE), dit ANDRE]

Par Rodolphe Prager

Fusillé le 21 février 1944 avec Missak Manouchian et ses compagnons ; Arménien du Caucase, membre du Parti bolchevik (1917) ; oppositionnel trotskyste, exclu, puis emprisonné et déporté ; évadé, collaborateur à Paris de Léon Sedov ; combattant des FTP-MOI, fusillé.

Armenak Manoukian serait né le 7 novembre 1898 à Chouchi au Karabagh (Arménie) suivant les papiers en sa possession. Mais il est douteux que ces indications figurant sur de fausses pièces d’identité qui lui avaient été délivrées en 1937 pour le soustraire, autant que possible, aux recherches du Guépéou, soient exactes. D’après Diran Vosguiritchian (dans son livre, Les Mémoires d’un franc-tireur), ami et confident de Dav’tian, qui rencontra sa famille en Arménie soviétique, il serait né le 5 novembre 1895 à Alégouchen (aujourd’hui Azadachen) au Zanguezour. Son père était maçon et lui-même travailla dès l’âge de quatorze ans à Tiflis (Géorgie) comme mécanicien, puis comme typographe. Selon Vosguiritchian, il aurait fait de pair des études et réussi l’examen d’entrée au séminaire Nercissian. Dav’tian entra au Parti bolchevik de Géorgie en 1917. Il combattit en 1918 dans une brigade de gardes rouges pour la défense de la commune de Bakou et aurait été blessé trois fois. Fait prisonnier par les troupes anglaises qui s’emparèrent de la ville en août, il put s’échapper et se réfugia en Perse, à Téhéran. Revenu combattre tour à tour en Azerbaïdjan et en Arménie, il participa probablement à l’insurrection bolchevique avortée en Arménie, en mai 1920. Il fut promu officier, commissaire politique la même année, après un court stage à l’école militaire rouge Chaoumian à Bakou. Ce fut comme commissaire politique d’une brigade qu’il se rendit avec son unité, à la rencontre de la XIe Armée rouge qui pénétra dans Érévan (Arménie) le 2 avril 1921. Il passa alors dans l’appareil du parti, en tant qu’instructeur-organisateur auprès du Comité central d’Arménie, de Géorgie et d’Azerbaïdjan. En 1923, il fut envoyé à Tiflis à l’université communiste de Transcaucasie, mais en fut exclu au cours de sa troisième année, en 1925, comme oppositionnel de gauche. Renvoyé en Arménie, Dav’tian y occupa des fonctions de responsable de l’agit-prop et de secrétaire d’un comité de district puis de secrétaire de la section de presse du Comité central et, enfin, au plan syndical, de président du comité ouvrier de la construction des chemins de fer. La lutte contre l’opposition battit son plein en juillet-août 1927 à Érévan, et Dav’tian, qui en fut l’un des porte-parole, fut exclu du parti à la fin de l’année.
Arrêté le 24 septembre 1928 avec de nombreux militants arméniens, transporté à Tiflis, il fut déporté fin décembre dans le Kazakhstan, à Akmolinsk. Dans la nuit du 22 janvier 1931, toute la colonie bolchevik-léniniste fut transférée dans la prison de Petropavlosk. Condamné à trois ans de prison, Dav’tian fut transporté six mois après dans l’isolateur de Verkné-Ouralsk, où il s’inséra dans le collectif bolchevik-léniniste et participa en décembre 1933 à la grève de la faim qui dura dix-huit jours. À l’expiration de sa peine, il fut relégué le 22 janvier 1934 en Asie centrale, à Andijan. S’inspirant de l’exemple de Rakovsky, il adressa en mars un télégramme au Comité central du parti, à Moscou, offrant de cesser son activité oppositionnelle en vue de faire front dans la lutte contre la réaction fasciste et d’être réintégré dans le parti à cet effet. Ce message, explicité par une lettre en avril, demeura sans réponse. N’entendant pas abjurer ses convictions et souscrire à une déclaration qualifiant ses opinions de contre-révolutionnaires comme le lui suggérèrent les fonctionnaires du Guépéou ni, à plus forte raison, à pratiquer la délation, il se sentit piégé car ses compagnons d’exil commençaient à le considérer avec suspicion. Il choisit dans ces conditions de s’évader, songeant d’abord à se rendre à Moscou pour s’expliquer, puis devant l’irréalisme d’une telle tentative, il décida de passer à l’étranger. Il s’enfuit d’Andijan le 30 juin 1934 et franchit la frontière perse le 18 juillet. Aussitôt arrêté par les gardes-frontière perses, détenu à Tabriz jusqu’en septembre, il vécut dans cette ville dans un complet dénuement et dans une situation légale précaire. Il avait alors déjà fait sienne l’identité de Manoukian.
Découvrant en 1935 des publications menchéviks éditées à Paris, Dav’tian réussit enfin, en été, à établir par cet intermédiaire le contact avec Léon Sedov. Il adressa à celui-ci l’Appel au prolétariat mondial, daté du 4 août, signé Tarov, son pseudonyme d’alors. Ce document relata son expérience et alerta l’opinion publique sur le sort des prisonniers politiques détenus en URSS. Il fut diffusé par la presse trotskyste internationale accompagné d’un commentaire de Trotsky.
À l’initiative de Trotsky et de Sedov, un « fonds Tarov » fut créé et alimenté par une souscription internationale, pour lui venir en aide et payer son voyage en Europe. Il fallut près de deux ans pour réunir la somme nécessaire et régler la question du visa, puisqu’il n’arriva à Marseille que le 22 mai 1937 et à Paris le 25. Il fut hébergé à Maisons-Alfort chez les militants ouvriers Roland et Yvonne Filiâtre, et il passa une partie de l’été chez Alfred et Marguerite Rosmer dans leur grange de Périgny-sur-Yerres. Le 12 juin 1937, il fut entendu par la commission d’enquête parisienne sur les procès de Moscou et sa déposition, reproduite dans la presse trotskyste, fit une forte impression. Il eut des contacts suivis avec Léon Sedov et participa au groupe russe animé par celui-ci. Les relations n’y furent pas des plus faciles en raison, sans doute, des agissements de l’agent du Guépéou infiltré, Zborowski, proche collaborateur de Sedov. Il y eut un litige au sujet du manuscrit volumineux des mémoires de Dav’tian, intitulées Dans les prisons du Thermidor russe, écrites à Tabriz. Zborowski accumula les objections pour en rendre impossible la publication. La coupure avec le groupe russe devint entière après le décès de Sedov, dans des conditions peu claires, le 16 février 1938. Dav’tian s’en plaignit dans une lettre à Trotsky du 9 juillet, laissant entendre que le malaise était dû à la présence « d’un élément étranger qui s’est introduit dans notre milieu », ce qui semblait viser Zborowski.
Au printemps 1939 parut, enfin, une brochure imprimée en français (traduite du russe), signée Tarov, présentée comme une « contribution à la critique du programme d’action de la IVe Internationale » et intitulée Le Problème est : viser juste. Domiciliée à l’adresse du Parti socialiste ouvrier et paysan de Pivert, rue de Rochechouart, elle fut réalisée avec l’aide de Georges Servois du syndicat des correcteurs. Ce pamphlet « gauchiste » présentait comme entachée de réformisme la lutte pour les revendications immédiates des travailleurs et pour les objectifs de transition, et préconisait le combat direct pour la prise du pouvoir. Il se réclamait de l’orthodoxie trotskyste. Des proches de la Révolution prolétarienne – à laquelle se rattachait aussi Servois – trouvèrent un emploi à Dav’tian à l’Association des ouvriers en instruments de précision, entreprise coopérative du XIIIe arrondissement, où il travailla du 20 décembre 1937 au 30 mars 1940. Dès qu’il eut trouvé ce travail, il s’installa dans un hôtel de l’avenue Daumesnil. Il fit de rapides progrès en français, bien qu’il eût un fort accent.
Ressentant la menace qui, à terme, pesait sur l’URSS au début de la guerre, et vivant dans un isolement accru, Dav’tian prit contact avec des communistes arméniens. Il alla travailler en Allemagne, où il aurait séjourné du 14 janvier 1941 au 26 mars 1942 obéissant alors à une consigne communiste. Ce fut du moins ce qu’il déclara à Servois avant son départ, en lui confiant la garde de ses documents politiques dont, vraisemblablement, le manuscrit de ses mémoires. Malheureusement, Servois les détruisit en découvrant sur les murs « l’affiche rouge » du groupe Manouchian. Ce fut après son retour que Dav’tian se lia à Manouchian et que s’établirent entre eux des liens d’estime et de confiance. Mélinée Manouchian se souvient que « Manouche » lui présenta Dav’tian en 1942, dans un café, en disant : « Il est avec nous. » Elle pense qu’il voulait connaître l’impression que lui produisait cette nouvelle recrue. Elle ajoute que Manouchian savait qu’il était anti-stalinien et qu’il s’était enfui d’URSS. Dav’tian ne pouvait dissimuler son passé à ses compatriotes, tout en édulcorant, peut-être, certains aspects. Manouchian prit sur lui d’intégrer Dav’tian dans le groupe arménien de la MOI et de le faire venir ensuite dans le premier détachement des Francs-tireurs et partisans (FTP) où il fut admis en juillet 1943 avec le matricule 10 050 sous le pseudonyme d’André par le responsable politique des effectifs Abraham Lissner. En corrélation, peut-être, avec ce cas très particulier, la direction du PCF aurait été avisée en août 1943 par une note écrite de la section des cadres que Manouchian était de tendance trotskyste, selon Auguste Lecœur (Est-Ouest, juillet-août 1985). Il pourrait s’agir simplement d’une confusion de noms entre Manouchian et Manoukian.
Dav’tian fut engagé dans la nuit du 12 au 13 août 1943 dans une opération de déraillement sur la ligne Paris-Verdun, à proximité de Chalons-sur-Marne, conduite par Bosczov. Il jeta une grenade sur un camion rempli de soldats allemands, le 28 août, à la sortie des usines Renault à Boulogne-Billancourt, couvert par ses camarades FTP arméniens. Il fut blessé dans l’opération suivante qui échoua, visant à abattre le 5 octobre Gaston Bruneton, directeur de la main-d’œuvre française en Allemagne, devant l’École des mines, boulevard Saint-Michel. L’opération fut dirigée par le Roumain Alexandre Jar avec quatre autres partisans qui ne semblaient pas bien se connaître. Au cours du repli, l’un des FTP tira par mégarde et atteignit Dav’tian au bras gauche et à la hanche, alors qu’il s’apprêtait à rendre son arme à Olga Bancic, avenue de l’Observatoire. Son camarade Vosguiritchian lui sauva la vie ce jour-là réussissant à le soutenir et à le mener chez un médecin arménien, puis à la clinique Alésia où eut lieu l’opération. Le lendemain, Arménouhi Assadourian, la sœur de Mélinée, recueillit Dav’tian chez elle. Puis on l’installa à proximité dans une chambre d’hôtel de la rue des Gravilliers, cédée par Henri Karayan, jeune FTP arménien. Pendant près de six semaines, Mélinée lui apporta chaque jour nourriture, médicaments et renouvela les pansements ; ils purent converser longuement en toute confiance. Dav’tian parla ouvertement de son passé trotskyste et voua une immense reconnaissance à Mélinée.
La Brigade spéciale no 2 des Renseignements généraux l’arrêta le 19 novembre, à son domicile, 200 rue de Belleville. Il aurait pu échapper aux arrestations si, malgré l’insistance de Mélinée, n’étant pas entièrement rétabli, il n’avait quitté prématurément l’hôtel. La police découvrit au cours des premières arrestations la facture de la clinique Alésia où Dav’tian avait décliné son nom et son adresse. Les médecins furent également arrêtés et inquiétés. « Il faut penser également à Manoukian qui meurt avec moi », écrivit Manouchian à la sœur de Mélinée, deux heures avant son exécution, soulignant son attachement à ce compagnon. Sur la tombe de Dav’tian au cimetière d’Ivry, dans le carré réservé aux membres du « groupe Manouchian » fusillés le 21 février 1944, se trouve une plaque de la République socialiste d’Arménie portant la mention : « Tes camarades de combat qui ne t’oublieront jamais ». Dav’tian aurait été réhabilité en Arménie, ainsi que sa femme et sa fille, qui avaient été déchues de leurs droits civils.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article73527, notice MANOUKIAN Armenak [DAV'TIAN Arben, Abramovitch, dit TAVITIAN (Holban), dit DAVIDIAN (SGE), dit ANDRE] par Rodolphe Prager, version mise en ligne le 25 août 2009, dernière modification le 24 avril 2022.

Par Rodolphe Prager

ŒUVRE : A. Tarov, Le problème est : viser juste, Paris 1939.

SOURCES : Arch. Trotsky, Harvard, Papiers d’exil. – Fonds Nicolaevsky, Hoover Institution Archives. – Bulletin de l’opposition russe, no 45, 46, 52-53 et 56-57. – Léon Trotsky, œuvres, vol. 6, Paris, 1979. – Cahiers Léon Trotsky, no 23, septembre 1985. – Mélinée Manouchian, Manouchian, Paris, 1974. – D. Vosguiritchian, Les Mémoires d’un franc-tireur (en langue arménienne) Beyrouth. – A. Lissner, Un Franc-tireur juif raconte, Paris, 1969. – P. Robrieux, L’Affaire Manouchian, Paris 1986. – A. Tchakarian, Les Francs-tireurs de l’Affiche rouge, Paris 1986. – Témoignages de Roland et Yvonne Filiâtre, Georges Servois, Élie Boisselier, Lilia Dallin, Mélinée Manouchian et Diran Vosguiritchian.

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