HASFELD Marcel dit LECRAM

Par Jean Prugnot, complété par Guillaume Davranche

Né le 10 mai 1889 à Paris (IVe arr.), mort le 19 janvier 1984 à la maison de retraite de Sarcelles (Val-d’Oise) ; comptable ; syndicaliste révolutionnaire et coopérateur ; fondateur et directeur de la Librairie du Travail, 1917-1939.

Le père de Marcel Hasfeld, né à Varsovie (Pologne russe) en 1846, s’était expatrié pour ne pas être soldat du tsar. Sa mère était née en Grande-Bretagne, à Manchester, d’un père autrichien (Vienne) et d’une mère hongroise (Budapest). Mariés à Paris en 1873, ils y exercèrent, dans le quartier du Marais, le métier d’artisans en bérets d’enfants et casquettes. Neuvième et dernier garçon du couple, Marcel Hasfeld, enfant, était de santé délicate. « À ma naissance, a-t-il dit, cinq de mes aînés étaient déjà décédés. » L’énergie de sa mère le sauva, mais son état de santé demeura très longtemps fragile.
Il a raconté comment, un peu plus tard, l’esprit de révolte et le besoin de justice s’étaient emparés de lui car, élève de l’École communale de la rue des Hospitalières-Saint-Gervais (IVe arr.) à l’époque de l’affaire Dreyfus, il eut à se mesurer avec de jeunes fanatiques de l’École des Frères de la rue des Rosiers qui prenaient à partie les enfants juifs — dont il était. Il eut une jambe cassée au cours de ces bagarres. Puis il dut subir des punitions pour avoir protesté (il avait onze ans) contre le sort infligé aux Boxers et la manière dont les manuels scolaires appréciaient les massacres du Palatinat sous le règne de Louis XIV.
À treize ans, après le Certificat d’études, il quitta l’École primaire. Il aurait désiré devenir électricien, ce qui eût nécessité un long apprentissage non rémunéré, et il dut se contenter d’un emploi de courtier à dix francs par mois chez un maroquinier en gros de la rue Beaubourg. De là, il passa bientôt chez un confectionneur pour dames de la rue Poissonnière où il demeura deux ans. À partir de 1905, il commença à apprendre l’allemand aux cours du soir d’une Association d’employés et, en décembre, il fut embauché comme facturier aux « Forges de Vulcain », rue Saint-Denis. Le 1er mai 1906, seul de tout le personnel, il chôma, « non pour avoir prémédité ce geste, précise-t-il, mais parce que j’avais été révolté par l’attitude de la Garde Républicaine à cheval qui, de la croupe des chevaux, bousculait les grévistes ».
En 1907, Hasfeld quitta son emploi et partit en Prusse orientale, sur la frontière russe, à Eydtkuhnen (aujourd’hui Tchernychevskoïe, province de Kaliningrad, Russie), travailler en qualité de correspondancier dans une succursale de l’« Agence de douane Léon Hertz, Putter et Cie ». Son séjour de quinze mois dans cette localité de trois mille habitants composés en majorité de cheminots, devait être pour lui, comme il l’a noté, une expérience très profitable pour sa formation et, à tous points de vue, convaincu qu’il fut que la vie des Allemands et leur comportement n’avaient rien à nous envier tant sur le plan matériel que sur le plan intellectuel...
À la fin de son séjour à Eydtkuhnen, Marcel Hasfeld partit à Moscou où sa société possédait une succursale, mais son employeur rompit le contrat d’embauche quand il apprit qu’un de ses frères était un concurrent local. Le frère, qui était son aîné d’une quinzaine d’années, dirigeait une petite entreprise de vingt-cinq employés. Il hébergea Marcel Hasfeld pendant trois mois et lui fit part du projet qu’il avait conçu de le prendre plus tard comme associé, quand il aurait accompli son service militaire. Les discussions, cependant, n’aboutirent à aucun résultat. (En 1914, Marcel Hasfeld avait encore trois frères vivants. Deux, dont celui de Moscou, périrent à la guerre. Le troisième était son frère Fernand, décédé en 1964, parti très jeune en Amérique du Sud...)
Fin décembre 1908, Marcel Hasfeld se retrouva à Paris et retourna durant trois ans aux cours du soir où il poursuivit l’étude de l’allemand et de la comptabilité. Son association d’employés lui trouva une nouvelle place de facturier dans une fabrique de corsets, rue des Petits-Hôtels, où il fit la connaissance de sa future femme, Valentine Janot, ouvrière corsetière, fille d’un ouvrier carrossier. Cette femme exceptionnelle fut, par la suite, pour Marcel Hasfeld, une compagne qui, pendant vingt-deux ans, lui apporta l’aide et le soutien dont il eut besoin au milieu des épreuves qu’il dut traverser.

D’abord ajourné au conseil de révision, puis reconnu apte au service auxiliaire en 1911, Hasfeld fut affecté à la 22e section d’État-Major à Limoges. Mais il fut libéré dix jours plus tard, après visite médicale. Pendant la guerre, et jusqu’en 1917, il devra passer plusieurs autres visites avant d’être réformé définitivement.
À son retour de Limoges, il obtint, par son association, un emploi de comptable dans une maison de colifichets féminins pour l’exportation, 14, rue Martel, Xe arr. Il s’était marié le 10 juillet 1913 et le couple s’installa au sixième étage d’une maison bourgeoise de la rue de Paradis, Xe arr., dans un petit logement d’une pièce-cuisine où il demeura dix-neuf ans. Marcel Hasfeld gagnait alors 250 F par mois.
Son frère Fernand avait conseillé la lecture des Temps Nouveaux de l’anarchiste Jean Grave à Marcel et, très rapidement, celui-ci avait fait partie du groupe animé par Jacques Guérin*.
Ayant participé au congrès national anarchiste tenu du 15 au 17 août 1913, il fut, sous le pseudonyme de Lecram (anagramme de son prénom), nommé secrétaire de la nouvelle organisation, nommée Fédération communiste anarchiste révolutionnaire (FCAR). Victor Delagarde* en était le secrétaire adjoint, Albert Togny le trésorier, et Alphonse Bussy* l’archiviste. Marcel Hasfeld habitait alors au 121, rue de la Roquette, à Paris 11e.
Il était, d’autre part, adhérent de la CGT et c’est peu avant la guerre qu’il fit la connaissance de César Hattenberger, comptable comme lui, membre du Parti socialiste SFIO et syndicaliste, futur administrateur de La Vie Ouvrière et futur membre du Parti communiste SFIC. Hattenberger devait devenir, par la suite, son meilleur collaborateur à la Librairie du Travail. En 1914, pendant les premiers mois de guerre, un grand découragement s’était emparé des militants non mobilisés et demeurés hostiles à l’Union sacrée. C’est à partir de la fin de l’année 1914 et surtout en 1915 qu’Hasfeld entrevit la possibilité de concrétiser l’idée qui le poursuivait : l’organisation méthodique de la propagande par l’écrit. En effet, en décembre 1914, Pierre Monatte, qu’il rencontra fortuitement, lui apprit que des militants décidés à lutter contre le courant belliciste, se réunissaient périodiquement au local de La Vie Ouvrière, 96, quai de Jemmapes. Il s’y rendit dès janvier 1915, et ses relations suivies avec les membres de ce foyer de résistance allaient lui permettre d’avoir de fréquents contacts avec Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédération des Métaux.
Après la conférence de Zimmerwald en septembre 1915, Hasfeld se trouva au cœur de l’action pacifiste. Le 7 novembre, il cosigna l’appel des syndicalistes opposants à la guerre (voir Paul Véber). Cet appel eut quelque écho et, le 21 novembre 1915, une centaine de syndicalistes se réunirent à la Maison des syndicats et décidèrent la constitution du Comité d’action internationale (CAI), dont Hasfeld fut le trésorier. Il le resta quand, en janvier 1916, le CAI se transforma en Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI)

Au printemps 1916, il cosigna le manifeste pacifiste « La paix par les peuples » (voir Charles Benoît) qui s’opposait au Manifeste des Seize (voir Jean Grave).
Alphonse Merrheim écrivit à Pierre Monatte pour que le local de La Vie Ouvrière fût prêté à Hasfeld qui, à partir du 11 novembre 1917, procéda à l’inventaire du fonds — livres et brochures — et y transféra sept cents volumes de sa propre bibliothèque. Une bibliothèque de prêt était ainsi fondée, début d’une longue aventure qui devait durer un peu plus de vingt ans, avec ses espoirs, mais aussi ses déceptions de toutes sortes. Le détail en est donné dans la monographie de Marie-Christine Bardouillet, la Librairie du Travail (Édition F. Maspero, 1977). Le service de prêt fonctionna à partir de fin janvier 1918 et, dès le mois de mai, Marcel Hasfeld prit l’initiative d’éditer des brochures sur la Révolution russe qui parvenaient en France puis, à partir d’août, de lancer la série des Bonnes Feuilles (le premier texte, Aux peuples assassinés, de Romain Rolland, sera suivi d’autres).
En 1922, La Librairie du Travail diffusa une brochure, Pour la Culture prolétarienne par l’écrit, « projet d’organisation », dans laquelle les auteurs, Hasfeld, Hattenberger et Clavel-Orlianges indiquaient les raisons de leurs projets et le plan de travail qu’ils avaient élaboré, insistant sur l’importance de la diffusion. La conviction d’Hasfeld était que La Librairie du Travail devait avoir pour vocation essentielle de faire connaître les différents points de vue idéologiques qui s’exprimaient dans l’ensemble du mouvement ouvrier, et que, comme il l’écrivit à Jean Fréville, « c’est en imposant un point de vue rigoureusement déterminé, en étouffant ou en défigurant les idées des adversaires qu’on supprime dans les masses toute initiative et tout esprit critique ». Cette volonté de tolérance fut battue en brèche. Marcel Hasfeld, qui avait adhéré au PC en 1923 après le départ de L.-O. Frossard, était intervenu contre l’exclusion du PC des syndicalistes révolutionnaires et, afin de garder une complète indépendance, avait décliné l’offre qui lui était faite de prendre la direction de la Librairie de l’Humanité. Il fut attaqué pour la publication de La Ville en danger et de Lénine 1917 de Victor Serge, accusé, avec Fernand Loriot, Dunois, Paz, etc. « d’agir comme une fraction constituée » et il lui fut enjoint de « rompre toutes relations avec l’organe contre-révolutionnaire qu’était La Révolution Prolétarienne ».
En septembre 1927, l’accès au congrès de la CGTU, à Bordeaux, fut interdit à la Librairie du Travail et, en décembre, Marcel Hasfeld fut exclu du PC. En 1928, la Librairie du Travail était constituée officiellement en coopérative ouvrière d’édition, avec Pierre Monatte comme président du conseil d’administration. À cette époque, après dix ans d’activité, elle avait publié quatre-vingt titres différents de livres et de brochures répartis en diverses rubriques. Pour tenir financièrement, Marcel Hasfeld liquida, en 1928, la Bibliothèque du Travail, — 3300 volumes, résultat d’un effort constant d’apports personnels de livres et de revues. La partie littéraire fut vendue à Fiancette, maire du XIXe arr., la partie sociale à un démarcheur des Universités allemandes. C’est au cours de cette même année que la Librairie du Travail, menacée d’expulsion depuis 1920, quitta le quai de Jemmapes pour s’installer 17, rue de Sambre-et-Meuse, dans un local qui avait jusqu’alors servi de réserve. Inébranlable dans ses convictions, Hasfeld poursuivait son action malgré le boycottage qui ne fit que s’accentuer au cours des années puisque, en 1929, la Librairie du Travail se vit interdire l’accès au congrès de la CGT comme à celui de la CGTU.

Mais, au-delà des barrières dressées devant lui et des soucis matériels qui en découlaient nécessairement, Hasfeld eut, de plus, à lutter contre l’incompréhension de la plupart des camarades qui l’entouraient. Toutes ces entraves eurent finalement raison de ses efforts tenaces. Une grave crise interne aboutit, en 1939, à la liquidation de la Librairie dont les stocks (correspondant à plus de cent trente titres d’œuvres publiées) furent vendus pour une bouchée de pain aux enchères publiques, à la Bourse de Commerce de Paris.

Les derniers appointements de Marcel Hasfeld à la Librairie du Travail dataient de 1936. À partir de 1937, il dut chercher un salaire d’appoint à l’extérieur. Il en trouva un jusqu’en avril 1939, à Paris-Soir. Après un emploi provisoire à la « La Représentation sucrière » de Pantin, il fut requis, en novembre, comme comptable, par la mairie de Maisons-Alfort puis, ayant réussi à se libérer en avril 1940, il travailla comme réviseur-comptable à la « Société de contrôle des Coopérateurs de France », rue de Provence, à Paris. Après l’exode de juin 1940, qui l’avait conduit dans le Puy-de-Dôme, les Coopérateurs lui proposèrent, en juin 1941, une place de comptable à « L’Action Ouvrière », coopérative de production de Villeparisis (Seine-et-Marne). Il occupa cet emploi jusqu’en mai 1944, en même temps qu’il faisait le porteur cycliste pour la Revue touristique d’un laboratoire pharmaceutique et des services de presse de quelques éditeurs puis il assura, à l’« Office des Comités sociaux », rue d’Anjou, une fonction de bibliothécaire jusqu’en novembre.

Après la Libération, de novembre 1944 à décembre 1945, il exerça le métier de correcteur aux Journaux Officiels, quai Voltaire, puis à France-Soir jusqu’à septembre 1954, avant de prendre sa retraite au mois de décembre.

Pour raison de santé, Marcel Hasfeld et sa femme (qui n’eurent pas d’enfants) entrèrent, en août 1973, à la Maison de Retraite de Sarcelles (Val-d’Oise). En décembre de la même année, Mme Hasfeld décédait. Dix ans plus tard, Marcel Hasfeld s’éteignait à son tour.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article73791, notice HASFELD Marcel dit LECRAM par Jean Prugnot, complété par Guillaume Davranche, version mise en ligne le 4 septembre 2009, dernière modification le 13 janvier 2019.

Par Jean Prugnot, complété par Guillaume Davranche

SOURCES : Arch. Nat. F7/13015, rapport du 30 mars 1918 ; F7/13056, rapport du 29 janvier 1914. — Correspondance de Marcel Hasfeld. — La Librairie du Travail, par Marie-Christine Bardouillet, introduction de J. Prugnot et Réflexions de Marcel Hasfeld, éditions François Maspero, Paris, 1977. — François Ferrette, « Le Comité de la IIIe Internationale et les débuts du PC français », mémoire de maîtrise, université Paris-I, 2004 — Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque/Libertalia, 2014.

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