LE CORBUSIER [JEANNERET Charles, Édouard dit]

Par Anatole Kopp

Né le 6 octobre 1887 à La Chaux-de-Fonds, canton de Neuchâtel en Suisse, mort le 27 août 1965 à Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), adopte la nationalité française en 1930 ; architecte, urbaniste, peintre, écrivain ; membre fondateur des CIAM en 1928 (Congrès internationaux d’architecture moderne).

Le nom de Le Corbusier figura en 1936 parmi ceux des intellectuels, partisans du Front populaire. Il participa aux activités de la « Maison de la culture » patronnée par Louis Aragon, notamment au débat des artistes sur la « querelle du réalisme » (Commune, juin-septembre 1936). Cela lui valut d’être cité par Paul Vaillant-Couturier comme l’un des grands intellectuels marchant aux côtés du Parti communiste. Mais jamais Le Corbusier n’appartint à une organisation politique ou syndicale. Ses préoccupations rejoignirent souvent, en pleine connaissance de cause et dans certains cas, celles du mouvement ouvrier. Il est vrai que ses idées en matière d’architecture et d’urbanisme étaient socialement progressistes et pouvaient passer pour révolutionnaires.

Fils d’un émailleur de cadrans de montre, Le Corbusier suivit un enseignement artistique à l’école d’art appliqué de sa ville natale. Dès la fin de ses études, l’architecture l’attira. En 1910 et 1911, il voyagea à travers l’Europe et l’Orient. À son retour, en 1912, il construisit deux maisons particulières à La Chaux-de-Fonds. Après la Première Guerre, il fut de ceux qui, se réclamant de « l’Architecture moderne », considérèrent l’architecture comme l’un des instruments du progrès social et fondèrent les CIAM. La tâche des architectes ne devait plus être ce qu’elle avait été jusqu’alors : concevoir des ouvrages d’exception pour une mince couche de privilégiés ou pour glorifier le pouvoir, mais créer pour tous, et particulièrement pour les plus défavorisés, un environnement bâti correspondant aux besoins du plus grand nombre.

S’intéressant aux problèmes que soulevait la reconstruction des régions dévastées par la guerre, Le Corbusier élabora son projet de maison industrialisée « Dom-Ino » dont aucun exemplaire ne vit le jour. Cependant, ce projet inaugura toute une série d’études sur le thème de « la maison standard » ou de « la maison en série » qu’il fut possible de réaliser pour un coût bas grâce aux progrès de l’industrie. En fait, pour Le Corbusier, le développement de l’industrie et des sciences permettait de transformer radicalement les conditions de vie. Mais, ces idées qui ne cessèrent d’être les siennes ne se concrétisèrent qu’après la Seconde Guerre mondiale. Ce furent les fameuses unités d’habitation, grands ensembles de logements collectifs : à Marseille, (1946-1952), à Rezé-les-Nantes (1953), à Briey-la-Forêt (1958) et à Berlin (1958).

Entre-temps Le Corbusier réalisait son œuvre d’architecte résolument moderniste. Il fit des villas, des hôtels particuliers et des bâtiments publics, notamment le siège central de l’Union des coopératives soviétiques (Moscou 1929-1936), la Cité-refuge de l’Armée du Salut (1930). En 1937, pour l’Exposition universelle, Le Corbusier proposa la rénovation d’un ilôt insalubre qui lui fut refusée et présenta alors les thèses des CIAM dans un édifice d’une simplicité architecturale absolue intitulé : « Pavillon des Temps nouveaux, essai de musée d’éducation populaire (urbanisme) » avec pour sous-titre : « Des canons, des munitions ? Merci ! Des logis SVP. »

On l’accusa de « communisme » car sa conception du logement reposait sur une collectivisation de certaines fonctions domestiques qui devait faciliter la vie quotidienne et sur la remise en cause de la propriété du sol, véritable obstacle, à ses yeux, d’un aménagement rationnel du territoire et d’un urbanisme véritable. On le traîta d’« apatride », tout comme ses confrères du « mouvement moderne », pour avoir refusé « la tradition nationale » au profit d’une architecture « internationaliste et cosmopolite » alors qu’il blâmait tout pastiche et prenait en compte des spécificités telles que le climat, la géographie ou le mode de vie. En fait c’est l’Union soviétique qui s’intéressa à cet « architecte révolutionnaire », terme dont on le qualifiait couramment là-bas. Il fut plusieurs fois invité entre 1928 et 1930 et consulté sur les grands problèmes d’aménagement du territoire et de construction des villes nouvelles qui se posaient avec acuité au moment du premier plan quinquennal. Ce sont les autorités soviétiques qui lui commandèrent le « Centrosoyouz », destiné à être le siège de l’Union des coopératives soviétiques puis du Commissariat du peuple à l’industrie légère qui fut pendant longtemps son œuvre la plus importante. Il concourut également pour le Palais des Soviets en 1931 mais son projet fut refusé au nom du « réalisme socialiste » qui rejetait toute expérience de renouveau culturel.

Le Corbusier, qui avait écrit en 1923 dans un livre que l’on peut considérer comme son grand manifeste Vers une architecture : « Architecture ou révolution. Il faut choisir. On peut éviter la révolution » et dans Urbanisme en 1925 : « On ne révolutionne pas en révolutionnant. On révolutionne en solutionnant », fut aussi accusé de vouloir « empêcher » la révolution. Il est vrai que s’il fut nommé à des fonctions — ne fussent-elles que mineures — dans les services du gouvernement de Vichy chargés de préparer la reconstruction, ce n’est pas sur les idées réactionnaires et rétrogrades de Vichy qu’il s’engagea. Lorsqu’il s’aperçut que ses idées n’avaient aucune chance d’être acceptées et que le ministre lui dit qu’il n’envisageait aucune espèce de collaboration, il rompit toute relation avec ce gouvernement et consacra le reste des années de guerre à la recherche et à la réflexion. Ses mots d’adieu à Vichy : « Adieu merdeux Vichy » illustrent ce qui marqua toute sa carrière : sa naïveté politique.

Lorsque s’ouvrit la période de reconstruction de l’immédiat après-guerre, les opposants de Le Corbusier ne désarmèrent pas : aucun effort ne fut épargné pour l’écarter des commandes. Chargé finalement des études d’urbanisme de Saint-Dié et de l’ensemble La Rochelle-La Palice, il fut rapidement éliminé sous la pression conjuguée des milieux professionnels et politiques et d’une opinion publique que rien n’avait préparée à une nouvelle manière de vivre. À Saint-Dié, la CGT, représentée par Marie et Sebillotte, qui voulut défendre ses idées, se heurta à la conception même qu’il avait du rôle du syndicat : celui d’enseigner, « d’apprendre à habiter », de « préparer cette accession des travailleurs aux conditions modernes du logis, par la formation des moniteurs nécessaires, par la désignation des familles capables d’habiter les deux (premiers) grands immeubles ». Mais il est bien évident que la CGT ne concevait pas ainsi son rôle et le projet de Saint-Dié fut enterré. La CGT, revenue de son audace, afficha son mot d’ordre sur son stand à l’exposition d’urbanisme qui eut lieu en 1947 au Grand Palais : « On ne fera rien de grand sans le peuple et encore moins contre lui. »

La réflexion de Le Corbusier sur le logement trouva enfin sa concrétisation à Marseille dans un immeuble d’habitation commandé par Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction. Mise en chantier en 1947 et inaugurée par Eugène Claudius-Petit, alors ministre de la Reconstruction qui permit son achèvement, cette unité d’habitation (1 200 habitants, 337 appartements, 23 types de logements différents) fut l’enjeu d’une véritable bataille contre les services techniques et locaux des ministères malgré l’appui des ministres François Billoux et Charles Tillon et contre l’ordre des architectes qui affirmait qu’un tel projet conduisait à « faire entrer l’homme géométrique dans la machine à habiter ». « La Cité radieuse » aurait pu être à l’origine d’une réflexion nouvelle sur la manière d’habiter du plus grand nombre qui aurait conduit à une remise en cause des règles de constructions et des normes existantes. Il n’en fut rien et l’unité d’habitation de « grandeur conforme », selon l’expression de Le Corbusier, constitua une exception.

Architecte, Le Corbusier joua un rôle décisif dans l’histoire de l’architecture. La naïveté était l’un des traits de son caractère. Il fut toujours prêt à croire, tout comme les utopistes du XIXe siècle, qu’il suffisait d’avoir raison et d’exposer ses idées à ceux qui détenaient le pouvoir pour que, frappés par leur justesse, ils acceptent de les mettre en pratique. C’est ainsi que Le Corbusier mit successivement ses espoirs dans le gouvernement soviétique, dans le Front populaire en France, dans la CGT dans les premières années de l’après-guerre. Finalement, découragé de voir ses idées jamais mises en application, il revint à une conception plus traditionnelle de la profession : celle d’un architecte — de génie certes — mais qui se cantonnait de plus en plus, par la force des choses et les lois du marché, à des œuvres d’exception.

Il fut membre du conseil économique de 1947 à 1951 au titre de la « Pensée française ».

Le Corbusier avait épousé Yvonne Gallis en 1930 ; il n’avait pas d’enfants.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article75011, notice LE CORBUSIER [JEANNERET Charles, Édouard dit] par Anatole Kopp, version mise en ligne le 25 octobre 2009, dernière modification le 2 décembre 2018.

Par Anatole Kopp

ŒUVRE ÉCRITE : On se reportera à L’œuvre complet de Le Corbusier, Zurich, Girsberger, puis Éditions d’Architecture Artemis, 1937, 1970, 8 vol. — Citons particulièrement, Vers une architecture, Paris, Crès, 1923. — Une maison, un palais, id., 1928. — Précisions sur un état présent de l’architecture et de l’urbanisme, id., 1930, La Ville radieuse, Éditions de l’Architecture d’aujourd’hui, 1935, La Charte d’Athènes, Plon, 1943.
Parmi les autres textes parus au moment du Front populaire, relevons la contribution de Le Corbusier au débat de l’Association des peintres et sculpteurs de la Maison de la Culture dans La querelle du réalisme, Éditions sociales internationales, 1936, p. 80-91. — Des canons, des munitions ? Merci ! Des logis... svp, monographie du « Pavillon des Temps nouveaux » à l’exposition internationale « Art et technique » de Paris, 1937, Éditions de l’Architecture d’aujourd’hui, 1938, 148 p.

SOURCES : Archives de Le Corbusier, Fondation Le Corbusier, 10 rue du Docteur Blanche, 75016 Paris.
On se reportera aux ouvrages suivants :
Stanislaus Van Moos, Le Corbusier, l’architecte et son mythe, Horizons de France, Paris, 1971. — Danièle Pauly, Ronchamp, lecture d’une architecture, Ophrys, Paris, 1980. — Anatole Kopp, Frédérique Boucher, Danièle Pauly, France. 1945-1955. L’architecture de la reconstruction, Le Moniteur, Paris, 1981. — Anatole Kopp, Ville et révolution, Architecture et urbanisme soviétique des années vingt, Anthropos, 2e éd., 1969, XIII-280 p. — (voir l’annexe 6). — Anatole Kopp, Quand le moderne n’était pas un style mais une cause, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris, 1987. — Catalogue de l’exposition du centenaire, Beaubourg, 1987. — Xavier de Jarcy, Le Corbusier, zones d’ombre, 2018.

ICONOGRAPHIE : L’œuvre complète, op. cit.

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