STEINLEN Théophile, Alexandre

Par Véronique Fau-Vincenti

Né le 10 février 1859 à Lausanne (Suisse), mort le 14 décembre 1923 à Paris ; artiste peintre « engagé » ; sympathisant anarchiste, collaborateur de la presse anarchiste puis socialiste.

Né dans une famille paternelle où le dessin et la peinture était à l’honneur, le jeune homme ne rencontra pas de difficultés pour s’adonner lui-même au dessin. Bachelier à seize ans, Théophile Steinlein entama des études à la faculté de lettres de Lausanne avant que de se rendre à Mulhouse où, embauché dans une fabrique de tissu, il dessina les motifs des étoffes. Il s’initia alors également à la gravure, à la lithographie, à la peinture. Rêvant de Paris, il quitta l’Alsace en octobre 1881 avec Émilie Mey (avec laquelle il se maria en 1895) et munis des recommandations de son ancien patron, il trouva une place de dessinateur de tissu. Il s’installa alors à Montmartre.

L’hiver 1882, malade, Steinlen fut visité par le Dr Willette qui remarqua les dessins et esquisses accrochés dans son logement et qui lui proposa de faire la connaissance de son jeune frère peintre Adolphe Willette. Une amitié de quarante années commença alors entre Théophile et Adolphe qui lui fit découvrir Montmartre et ses cabarets, sa sociabilité qui allait « de la bohème » à « la jeunesse dorée ». Les soirées au cabaret « le Chat Noir », ouvert depuis peu par Rodolphe Salis, lui permirent de sympathiser aussi bien avec Laurent Tailhade, Jean Richepin que Villiers de l’Isle Adam ou Alphonse Allais. Aussi, quand Salis crée la Gazette du Chat Noir en 1882, Steinlen y livra un premier dessin le 2 septembre 1883, qui sera suivi de 72 autres parutions. En 1885, c’est le chansonnier Aristide Bruant qui ouvrit à son tour son cabaret « le Mirliton » et créa également une gazette à laquelle Steinlen contribua largement tout en illustrant plus de 120 chansons de Bruant. De plus en plus mêlé à la vie de la population montmartroise, aux ouvriers, aux petites mains et aux gens de peu observés dans les rues de Paris, Steinlen rencontra également d’anciens communards rentrés d’exil après la loi de 1880, il sympathisa tant avec les socialistes que les anarchistes et il s’affirma, de par ses dessins, parmi les artistes les plus sensibilisés au mouvement social de la fin du siècle.

En 1890, il rendit ainsi visite à Charles Malato et Ernest Gegout qui purgeaient une peine de quinze mois de prison à Sainte-Pélagie pour délit d’opinion, visite qui donna naissance à un livre, Prison fin de siècle, que Steinlen illustra.

Steinlen fit également connaissance de Lucien Descaves ou encore de Jean Richepin, de Aurélien Scholl et par la presse, il élargit son audience. À partir de 1893, il collabora au Chambard socialiste de Gérault Richard où il livra de très nombreux dessins, parfois sous le pseudonyme de Petit Pierre. Outre son œuvre d’affichiste et de peintre qui lui valut sa première exposition en mai 1894, Steinlen livrait à la presse des dessins engagés, dénonçant tour à tour l’exploitation des ouvriers et des ouvrières mais aussi en attaquant l’armée, la justice, l’église, le « capital » et la banque et défendant l’idée d’une République sociale qu’il représentait dès lors sous les traits d’une jeune femme libératrice et émancipatrice. Suite aux votes des lois scélérates de 1893 et 1894, potentiellement menacé d’être arrêté, Steinlen, comme Mirbeau, Paul Adam ou Bernard Lazare, quitta la France en juillet 1894 et il se rendit à Munich où il publia dans Simplicissimus, hebdomadaire socialiste allemand ; puis il se rendit en Norvège. Pendant ce temps, à Paris, se tenait le « Procès des Trente » qui réunissait sur les bancs des accusés vingt-cinq prévenus dont Paul Reclus, Jean Grave, Sébastien Faure, Félix Fénéon accusés sous le chef d’association de malfaiteurs. Après la relaxe des figures du mouvement anarchiste, Steinlen rentra en France aux alentours d’octobre 1894.

L’année qui suivit, il fit une demande de naturalisation et régularisa sa situation matrimoniale en se mariant à la mairie du 18e arr. et il poursuivit ses livraisons à différents titres, au Gil Blas, au Mirliton, mais aussi à La Petite République, à l’Almanach socialiste, à l’Almanach de la question sociale. Il fut également sollicité pour illustrer des annonces de conférences, la tenue de fêtes ou de nombreuses chansons comme l’Internationale de Eugène Pottier en 1895. Cette même année, il réalisa la couverture des Soliloques du pauvre de Jehan Rictus. À compter de 1897, il fut le principal illustrateur de La feuille de Zo d’Axa (17 numéros sur 25) et durant l’Affaire Dreyfus, Steinlen dénonça les machinations militaires et les mensonges de l’état-major, renvoyant dos à dos Justice et Armée (La feuille du 18 janvier 1898).

En 1897, il se lia d’amitié avec Jean Grave et, quand ce dernier lança Les Temps nouveaux en 1902, Steinlen sera parmi les illustrateurs comme Luce, Grandjouan, Vallotton, Signac et Pissarro. Il fournit également en soutien des estampes pour des tombolas ou pour des ventes au profit des Temps nouveaux auxquels il participa jusqu’à la guerre, et à la reprise jusqu’en 1920. Il fit des portraits de Jean Grave (gouache et estampe), illustra de nombreux livres et brochures liés au mouvement anarchiste ainsi que Guerre et militarisme de Jean Grave (1909), L’État, son rôle historique de Pierre Kropotkine, La Question sociale de Sébastien Faure ou encore Évolution et Révolution d’Élisée Reclus. Entre 1901 et 1912, son crayon s’exprima également dans l’Assiette au beurre où il dénonçait les iniquités sociales et affirmait une fois de plus ses aspirations et sa démarche libertaires. 

Par ailleurs, en 1902, il milita pour la constitution d’un syndicat des artistes peintres et dessinateurs dont il prononça le discours d’adhésion à la Confédération générale du travail en juillet 1905. En 1904, il adhéra également à la société des dessinateurs et humoristes dont en 1911 il fut un des présidents d’honneur. En 1905, il adhéra ainsi que Zola, Charles Andler, Séverine ou encore Octave Mirbeau, à la Société des Amis du Peuple Russe et des Peuples annexés dont le président était Anatole France. En 1907, il figurait parmi un comité constitué pour ériger une statue à Louise Michel. Il fut également signataire de diverses pétitions, contre la condamnation mort du cordonnier J.-J. Liabeuf en 1910 (pour coups à agent de la force publique dans l’exercice de ses fonctions, les dits coups ayant été portés avec intention de donner la mort et l’ayant entraîné) ou celles de révolutionnaires japonais en 1911.

Durant la guerre de 14-18, Steinlen se rendit en différents lieux de combat, et il s’attacha à restituer en pacifiste humaniste tant la vie à l’arrière que les populations déplacées, les corps harassés au combat des poilus et les blessés au front comme des ouvriers exploités de la guerre. Il participa également à diverses campagnes de bienfaisance, exposa à plusieurs reprises, avançant l’idée d’une Marianne à la fois républicaine et révolutionnaire, patriotique et victorieuse. Après-guerre, outre des expositions personnelles comme celle de 1920, il collabora à l’Humanité, à Clarté comme aux Temps nouveaux. Il réalisait toujours de nombreuses toiles tout comme il illustrait des ouvrages et brochures et portraitiste de nombreux contemporains qui ont son amitié, d’Anatole France à Zo d’Axa en passant par Maxime Gorki.

Il mourut en 1923, ses cendres furent inhumées au cimetière Saint Vincent et ses funérailles furent l’occasion d’un regroupement de nombreux inconnus sensibilisés à son œuvre.

De fait, ses dessins aux titres évocateurs, « Les petits martyrs » (1892), « La blanchisseuse » (1894), « Les prolétaires », « Les mineurs », « le cri des opprimés ou la libération » (1904) « la Libératrice » (1903), « les gueules noires » (1907) « les veuves de Courrière » (1909), « le locataire » (1913), ses toiles comme « Louise Michel sur une barricade » (1885) embrassent tout particulièrement le mouvement social tout comme sa griffe - courbe et réaliste et parfois adjacente au mouvement de l’art nouveau - qui contribua à diffuser les desseins libertaires, reste intimement associée aux milieux anarchistes de la période.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article75139, notice STEINLEN Théophile, Alexandre par Véronique Fau-Vincenti, version mise en ligne le 4 novembre 2009, dernière modification le 11 août 2020.

Par Véronique Fau-Vincenti

ŒUVRE : Illustrations de livres liés au mouvement anarchiste : Prison fin de siècle, de Gégout et Malato, 1891. — De Mazas à Jérusalem, de Zo d’Axa, 1895. — L’Affaire Crainquebille, d’Anatole France, 1901. — Les Soliloques du Pauvre, de Jehan Rictus, 1903. — Almanach de la Révolution, 1903-1905. — Les Gueules Noires, d’Émile Morel, 1907. – Guerre et Militarisme de Jean Grave, 1909. — L’État, son rôle historique de Pierre Kropotkine. — La Question sociale de Sébastien Faure. — Évolution et Révolution d’Élisée Reclus. — La Chanson des Gueux, de Richepin, 1910.
Collaborations aux journaux : Le Chambard socialiste, L’En Dehors, La Feuille , Les Temps Nouveaux, Les Hommes du JourL’Assiette au Beurre.

SOURCES : Thieme und Becker, Dictionnaire général des artistes, de l’antiquité à nos jours, Leipzig. — Les Hommes du Jour, n° 211, 3 février 1912. — A. Dardel, L’Étude des dessins dans les journaux anarchistes, de 1895 à 1914, mémoire de maîtrise, Sorbonne, 1970. — Manon Tertrain, La conception anarchiste de l’art social dans l’œuvre politique de Théophile-Alexandre Steinlen, Université Paris Sorbonne, Mémoire de Master 1, 2008-2009. — Maurice Pianzola, Théophile-Alexandre Steinlen, éd. Rencontre Lausanne, 1971 — Jacques Christophe, Théophile-Alexandre Steinlen, l’œuvre de guerre, éd. Aléas, Lyon, 1999 — Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, éd. Flammarion, 1973 — Robert Brécy, Autour de la muse rouge, éd. Ch.Pirot, 1991 — Catalogue de l’exposition Th-A Steinlen, Musée d’art et d’histoire de Saint Denis, 1973 — Catalogue de l’exposition Le bel héritage, Théophile-Alexandre Steinlen, rétrospective 1885-1922, Montreuil, 1987 — Théophile-Alexandre Steinlen, l’œil de la rue, Lausanne, Musée des Beaux-Arts, 2008.

ICONOGRAPHIE : Les Hommes du Jour, n° 211, 3 février 1912 (dessin).

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