BLATCHFORD Robert Peel Glanville

Né le 17 mars 1851 à Maidstone, Kent ; mort le 17 décembre 1943 à Horsham, Sussex ; journaliste socialiste.

Les parents de Robert Blatchford étaient des artistes ambulants. Le père, acteur d’origine anglaise, meurt quand l’enfant a deux ans ; la mère, mi-italienne mi-irlandaise, poursuit pendant plusieurs années une existence errante au gré des engagements de théâtre afin de faire vivre ses deux fils. Dans ce milieu pauvre le jeune Robert est élevé à la dure et son instruction est des plus sommaires. Dès qu’enfin sa mère se fixe à Halifax, dans la région industrielle du West Riding — il est mis au travail. L’enfant, qui a alors huit ans, est placé comme garçon à tout faire. Puis sa mère le fait entrer à quatorze ans comme apprenti chez un fabricant de brosses ; mais à l’âge de vingt ans, alors qu’il ne lui reste plus que quelques mois avant de terminer son apprentissage, ils s’enfuit de chez lui, mène d’abord une vie vagabonde et misérable, puis finit par s’engager dans un régiment d’infanterie. Il passe ainsi six ans à l’armée où il se plaît beaucoup. La vie militaire lui apporte une formation solide et en même temps il complète et approfondit son instruction. Quand Blatchford quitte l’uniforme en 1878, il trouve du travail à Northwich (Cheshire) comme pointeur puis magasinier. Deux ans après il épouse Sarah Crossley, une jeune fille qu’il avait connue à Halifax avant d’entrer dans l’armée.

Blatchford a déjà commencé à écrire. D’abord, quelques nouvelles. Puis en 1884, il trouve un premier emploi de journaliste au Leeds Toby, une feuille satirique. Il rencontre alors Alexander Thompson qui va devenir son fidèle associé dans la presse socialiste.

Quand il débute dans le journalisme, Blatchford professe encore des idées radicales. C’est seulement vers le milieu des années 1880 qu’il est gagné au socialisme par la lecture de la brochure de Morris* et Hynd-man*, publiée en 1884, A Summary of the Principles of Socialism (Abrégé des principes du socialisme). En 1885, Blatchford est engagé par le Bell’s Life, un journal londonien dans lequel il signe ses chroniques Nunquam Dormio « je ne dors jamais ». Lorsque le Bells Life fait faillite le propriétaire, Edward Hulton, propose à Blatchford de travailler dans un journal du dimanche qu’il lance à Manchester, le Sunday Chronicle. Blatchford accepte. Avec lui collaborent à l’hebdomadaire A. Thompson et un autre futur collègue, E.F. Fay, qui en est le correspondant à Londres.

C’est le point de départ d’un succès foudroyant. Sous le pseudonyme de Nunquam. Blatchford devient rapidement célèbre. Son audience s’étend à tout le milieu ouvrier du Nord industriel. Et vers 1890 il gagne largement sa vie. Semaine après semaine Nunquam dénonce d’une plume vengeresse les tares de la société capitaliste anglaise, à la consternation d’Hulton, le propriétaire du journal. Mais quand en 1891 Blatchford fait savoir dans sa rubrique qu’il se présentera comme candidat socialiste aux prochaines élections de la circonscription de Bradford-Est, il est prié de choisir entre la mise en sourdine de ses opinions ou son départ du journal. Il préfère démissionner, entraînant avec lui trois autres journalistes : son frère aîné, Montagu Blatchford, Thompson et Fay.

C’est cette petite équipe qui, avec l’aide d’un employé nommé Suthers et d’un agent de publicité, Tom Wilkinson, crée l’hebdomadaire appelé à devenir fameux dans l’histoire du socialisme britannique : The Clarion (Le Clairon) dont le premier numéro paraît le 12 décembre 1891. Ce premier numéro est vendu à 40 000 exemplaires, et pendant plusieurs années la vente se maintiendra autour de 35 000. À partir de 1895, elle montera régulièrement jusqu’à approcher du chiffre de 100 000. On trouve dans le journal la signature de la plupart des célébrités du socialisme, mais le succès de l’hebdomadaire est essentiellement l’œuvre de quatre hommes : Robert Blatchford, Thompson (qui écrit sous le nom de « Dangle ») Fay (« le Marginal ») et Montagu Blatchford (« Mong Blong »).

Le Clarion est un journal unique en son genre. Jamais pédant ni abstrait, écrit dans une langue accessible à tous, sans esprit de système, il a converti au socialisme des milliers de lecteurs. Ce sont surtout les articles de Robert Blatchford qui font mouche, grâce au message simple, sincère, démonstratif qu’ils véhiculent.

Merrie England (La joyeuse Angleterre), le succès monstre de Blatchford, a d’abord été publié en feuilleton dans le Clarion en 1894, avant d’être édité en volume indépendant. Le livre, vendu un shilling, est tiré à 20 000 exemplaires. En très peu de temps ceux-ci sont épuisés. Une nouvelle édition à bon marché est alors mise en vente : elle ne coûte qu’un penny et en l’espace d’un an 750 000 exemplaires sont vendus. Aucune autre publication socialiste n’a connu pareil succès. En fait le thème de l’ouvrage est d’une extrême simplicité : dans une série de lettres adressées à un certain « John Smith », « citoyen d’Oldham », l’auteur explique pourquoi la pauvreté est un scandale et comment le bonheur pourrait être mis à la portée de tous. C’est un livre qui relève de la meilleure tradition radicale anglaise, avec tous ses défauts et toutes ses qualités, et son auteur peut, à bon droit, être considéré comme le plus grand champion du journalisme populaire depuis Cobbett*.

Encouragé par cette réussite, Blatchford tente de répéter l’opération. Il écrit à cet effet deux autres livres : Dismal England (L’Angleterre sinistre) en 1899 et Britain for the British (L’Angleterre aux Anglais) en 1902. L’un et l’autre ouvrage obtiennent des tirages tout à fait honorables, mais leur influence est sans commune mesure avec celle de Merrie England.

En ce qui concerne le Clarion, son importance ne doit pas être mesurée par le seul tirage. Le journal en effet a suscité parmi les lecteurs une adhésion et une ferveur telles qu’une série d’associations se sont créées pour prolonger son action : ainsi la Clarion Fellowship (la Fraternité du Clairon) ; les Clarion Vans, roulottes de propagande qui sillonnent l’Angleterre ; les Clarion Cyclist Clubs, clubs cyclistes qui combinent randonnées de week-end et manifestations socialistes ; les Clarion Glee Clubs (chorales du Clairon). D’autres associations telles que les Clarion Cinderella Clubs se spécialisent dans les fêtes pour enfants pauvres (par exemple au moment de Noël). Tout ce mouvement exprime bien l’esprit festif et messianique en même temps que la joie de vivre que le journal s’efforce d’insuffler à ses lecteurs.

Blatchford pour sa part est une personnalité inclassable. Au début des années 1890, il se fait l’avocat fougueux d’une représentation ouvrière indépendante au Parlement. Mais il entre en conflit avec Keir Hardie* à propos de la « clause 4 » : était-il licite pour un socialiste de voter aux élections pour un candidat se présentant sous une autre étiquette politique ? Blatchford, dont l’antipathie envers les libéraux en général et envers Gladstone en particulier était intense, adopte quant à lui une position intransigeante, mais sur ce point il n’est pas suivi, si bien qu’il ne prend aucune part à la création en 1893 de l’Independent Labour Party.

Mais ce qui a le plus contribué à détacher de Blatchford le gros du mouvement ouvrier, ce sont les positions qu’il se met à adopter en matière de politique étrangère dans les dernières années du siècle et plus encore après 1900. Déjà, au moment de la guerre des Boers, il soutient la politique de conquête coloniale du gouvernement britannique, qu’à l’inverse presque tous les socialistes (à l’exception des fabiens) condamnent comme une scandaleuse aventure impérialiste. Surtout, à partir de 1905, Blatchford ne cesse dans ses articles de dénoncer la menace allemande : virage au nationalisme et au militarisme qui le sépare radicalement du labour movement pacifiste et internationaliste.

Dans un autre domaine Blatchford avait manifesté son esprit indépendant. Après une première phase religieuse, il se déclare violemment athée aux alentours de 1900. Aussi réunit-il peu après en un volume tous les articles qu’il avait publiés contre l’Église et la religion sous le titre God and my Neighbour (Dieu et mon prochain).

Or l’ensemble des options prises par Blatchford tant sur le plan patriotique que dans le domaine antireligieux commencent à heurter nombre de lecteurs, tout spécialement parmi les non-conformistes. Le Clarion en subit le contrecoup. Le journal ne bénéficie plus de la même autorité ni de la même popularité qu’au cours des dix premières années de son existence. Par ailleurs Blatchford, qui ne s’était jamais beaucoup préoccupé de la politique suivie par le Labour Party, s’en désintéresse de plus en plus. La responsabilité politique du journal passe alors à Victor Grayson* qui vient d’être élu député socialiste indépendant (1907), mais que les dirigeants travaillistes considèrent comme un démagogue et un irresponsable.

Quant à Blatchford lui-même, dans les années qui précèdent la guerre, il a de moins en moins à offrir au monde du travail. De son côté le Clarion a perdu graduellement la position privilégiée qu’il occupait dans les milieux socialistes. Néanmoins, le journal continuera de paraître après 1918 pendant plusieurs années, puis il interrompra sa publication. À cette époque, Blatchford, bien qu’il ait cessé d’avoir la moindre influence sur le mouvement ouvrier, poursuit sa carrière de journaliste, écrivant surtout pour la presse à grand tirage. En 1931, il publie son dernier livre, My Eighty Years, une autobiographie de caractère plutôt anec-dotique. Il meurt tout à fait oublié pendant la Seconde guerre mondiale, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

Blatchford a représenté un moment bien déterminé de l’histoire du socialisme britannique : pendant une dizaine d’années il a réussi à créer un puissant courant d’idées et de sentiments en éveillant la conscience populaire et en propageant le credo socialiste. Mais une fois passée son heure, son influence a très vite décliné.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article75323, notice BLATCHFORD Robert Peel Glanville, version mise en ligne le 12 décembre 2009, dernière modification le 12 décembre 2009.

ŒUVRES PRINCIPALES : Merrie England (La joyeuse Angleterre), Londres, 1894. — Dismal England (L’Angleterre sinistre), Londres, 1899. — My Favourite Books (Mes lectures favorites), Londres, 1899. — Britain for the British (L’Angleterre aux Anglais), Londres, 1902. — God and my Neighbour (Dieu et mon prochain), Londres, 1903. — Not Guilty : a defence of the bottom dog (Innocents : plaidoyer pour les opprimés). Londres, 1906. — My Eighty Years (Mes quatre-vingts ans d’existence), Londres, 1931.

BIBLIOGRAPHIE : A.M.N. Lyons, Robert Blatchford : the sketch of a personality, an estimate of some achievements, Londres, 1910. — E. Halévy, Histoire du peuple anglais, Épilogue, t. 1, Paris, 1926. — A.M. Thompson, Here I Lie, Londres, 1937. — L.V. Thompson, Robert Blatchford : portrait of an Englishman, Londres 1951. — H. Pelling, The Origins of the Labour Party 1880-1900 ; Oxford, 2e éd., 1965. — S. Pierson, Marxism and the Origins of British Socialism : the struggle for a new consciousness, Ithaca (New York), 1973. — J. Droz (éd.), Histoire générale du socialisme, t. II, de 1875 à 1918. — Dictionary of National Biography, 1941-1950. — J. Bellamy et J. Saville (éd.), Dictionary of Labour Biography, t. IV.

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