Par Notice revue et augmentée par Olivier Coquelin, janvier 2012
Né le 25 mars 1846 à Straid, Mayo, Irlande ; mort le 31 mai 1906 à Dublin ; nationaliste et socialiste irlandais.
Né un an après le début de la Grande famine, Michael Davitt a connu une enfance très dure. Son père était un petit fermier pauvre du comté le plus déshérité de l’Ouest de l’Irlande. La Famine plonge la paysannerie irlandaise dans une misère affreuse à partir de 1845 : on compte les morts par centaines de milliers, et les émigrants sont bien plus nombreux encore, chassés par la faim et les expulsions. C’est justement le cas du père de Davitt qui est expulsé de sa terre en 1850 et qui part avec sa famille s’installer en Angleterre, à Haslingden dans l’est d’un comté de Lancashire réputé pour son industrie textile, très demandeuse de main-d’œuvre. Là, ils s’intègrent assez rapidement du fait surtout de l’existence, en bordure de la ville, d’une petite communauté irlandaise où règne une grande solidarité. Afin d’apporter sa pierre au maigre revenu familiale, Michael décide de cesser toute activité scolaire à l’âge de neuf ans, et trouve de l’embauche dans une filature de coton à quelques kilomètres de Haslingden. Mais, à onze ans, happé par une machine, il perd son bras droit. Son infirmité l’oblige à reprendre le chemin de l’école, lui permettant ainsi d’acquérir une instruction sommaire et de faire d’abondantes lectures. A quinze ans, il trouve alors un travail de bureau dans une imprimerie et se forge une conscience politique, via certains ouvrages de la bibliothèque de l’Institut des arts et métiers de Haslingden (Haslingden Mechanics’ Institute) au sein de laquelle il suit des cours du soir parallèlement à ses activités professionnelles. Il entre ainsi en contact direct non seulement avec l’histoire de l’Irlande dont il entreprend l’étude, mais aussi avec la littérature radicale de l’époque.
Cela le conduit tout naturellement à s’affilier, en 1865, à l’organisation des Fenians ou Fraternité républicaine irlandaise (Irish Republican Brotherhood, IRB) ‒ société secrète incarnant, depuis 1858, l’aile révolutionnaire du nationalisme irlandais ‒ bien implantée dans le Lancashire. Très vite, Davitt gravit les échelons du mouvement et participe à plusieurs actions, notamment une affaire de contrebande d’armes à destination de l’Irlande. Arrêté en mai 1870, il est inculpé de trahison et condamné à une lourde peine : quinze ans de travaux forcés. Mais en 1877, il est placé en liberté sous condition (c’est-à-dire que sa liberté est fonction de sa bonne conduite), suite au grand retentissement sur l’opinion publique irlandaise et britannique qu’ont eu ses conditions de détention particulièrement âpres compte tenu de son infirmité. Il s’embarque alors pour les États-Unis où sa mère a émigré. Pendant ce séjour de quelques mois, il prend contact avec des Fenians irlando-américains, dont John Devoy, avec lesquels il met au point tout un programme visant à unifier les diverses tendances nationalistes ‒ révolutionnaires comme constitutionnelles ‒ dans un même combat pour la restauration d’un parlement autonome à Dublin, en guise d’objectif minimal. Ce projet, connu comme le « nouveau départ » (New Departure), se voit aussi conférer une dimension socio-économique via un plan de réformes agraires seul à même, selon Davitt et ses associés, de transcender les différents clivages et de rallier massivement la paysannerie irlandaise à leur cause.
À son retour en Irlande, il fonde ainsi avec d’autres anciens rebelles Fenians la Ligue Agraire irlandaise (Irish National Land League), à l’automne 1879, avec à sa présidence Charles Stewart Parnell. Dans les campagnes irlandaises, en contrepoint de la lutte pour l’autonomie (Home Rule), la ligue développe une agitation ‒ inspirée notamment des méthodes de James Fintan Lalor ‒ qui restera dans l’histoire comme la Guerre agraire (Land War). Au cours de celle-ci, la véhémence des prises de position de Davitt concentrent sur lui l’attention des autorités : en février 1881, le statut de liberté conditionnelle dont il bénéficiait lui est retiré et il retourne en prison. Cependant, à la faveur d’une phase d’apaisement et en guise de geste de bonne volonté, les autorités le libèrent en mai 1882 (ce qui ne l’empêchera pas d’être à nouveau incarcéré pendant trois mois en 1883 pour propos séditieux). Les diverses mesures répressives qui suivent l’incarcération de Davitt ‒ tels l’emprisonnement des autres dirigeants ligueurs et l’interdiction de l’organisation en octobre 1881 ‒ auront finalement raison de la Guerre agraire. D’autant plus que la loi agraire adoptée en août 1881 ‒ instituant notamment le principe de « double propriété » ‒, en vue de calmer l’agitation des campagnes irlandaises, a satisfait les éléments les plus conservateurs de la ligue.
C’est aussi au cours de son second séjour carcéral que Davitt ébauche sa première grande œuvre, Leaves from a Prison Diary (Écrits de prison) ‒ qu’il complète en 1884 et publie l’année suivante ‒, à travers laquelle il élabore une théorie, baptisée « socialisme d’État », se déclinant en trois dimensions : l’étatisation des matières premières et des transports ferroviaires ; le développement de coopératives industrielles fédérées par l’État (idée inspirée de John Stuart Mill) ; la nationalisation des terres (idée inspirée de l’économiste américain Henry George). À la base de ce dernier projet figure la remise en question du principe de propriété paysanne, en tant que panacée aux maux dont souffre l’Irlande rurale. Ce qui peut paraître surprenant, quand on sait que la Ligue agraire ne visait pas, en guise d’ultime objectif, au-delà de l’instauration du principe de propriété paysanne. Sauf que, pour Davitt, la propriété paysanne ainsi envisagée ne s’accorde guère avec l’un des slogans de la ligue, “The Land for the People” (« La terre pour le peuple »), dans la mesure où seule une catégorie du peuple, à savoir la paysannerie, en bénéficierait, aux dépens de toutes les autres. D’où la nécessité d’abolir la propriété privée dans le domaine agraire et de nationaliser les terres, afin que celles-ci deviennent réellement la propriété du peuple par l’intermédiaire de l’État ; et ce, via un système fiscal qui prendrait pour base la valeur intrinsèque de chaque parcelle de terre, que le travailleur agraire acquitterait à l’État, sous forme de taxe, tout en demeurant l’unique bénéficiaire des améliorations apportées par son labeur.
Toutefois, la révolution agraire échafaudée par Davitt ne suscite pas l’enthousiasme de ses compatriotes, et encore moins celui de la paysannerie. De sorte que, dès la fin de l’année 1882, il s’investit à un degré moindre dans le domaine strictement agraire, participant davantage au développement des mouvements ouvriers irlandais et surtout britannique, ainsi qu’au combat pour l’obtention du Home Rule. Car Davitt se fait le partisan d’une union étroite entre le mouvement ouvrier britannique et le nationalisme irlandais : non seulement parce qu’il approuve les luttes menées par les ouvriers anglais, mais parce qu’il voit dans cette alliance un gage de succès pour la revendication irlandaise du Home Rule et de manière plus générale pour le progrès des idées démocratiques. De surcroît, comme dans la plupart des villes britanniques existe une importante colonie irlandaise, Davitt considère qu’il y a là un atout important à utiliser sur le plan électoral. En 1890, il met sur pied avec d’autres un organisme qu’il appelle la Fédération démocratique irlandaise du Travail (Irish Democratic Labour Federation) et lance un éphémère hebdomadaire intitulé Labour World (Le monde du travail). Mais la démocratie socialisante de Davitt est mal vue par Parnell, très conservateur sur le plan social. C’est pourquoi, du reste, il envisage très bien un futur parlement autonome divisé en trois camps distincts : avec une aile conservatrice (dont la principale figure de proue serait Parnell), majoritaire, incarnant l’alliance des intérêts de la bourgeoisie et des diverses Églises chrétiennes ; une aile progressiste et radicale (dont il serait l’un des fers de lance), militant pour une république laïque et sociale ; et enfin, une aile pro-anglaise, minoritaire, défendant les intérêts de l’aristocratie foncière (également connue comme l’Ascendancy).
Difficiles depuis longtemps, les relations entre Davitt et Parnell sont définitivement rompues à la fin de 1890 lorsque, après le procès en divorce des époux O’Shea dans lequel Parnell a été convaincu d’adultère, Davitt dénonce la volonté de ce dernier de se maintenir à la tête du Parti irlandais. Dès lors, si la carrière de Parnell est brisée, le Parti autonomiste irlandais (Irish Parliamentary Party ou Home Rule Party), cassé en deux, est réduit à l’impuissance pour des années. Cette prise de position contre un Parnell soutenu par la plupart des socialistes et des travailleurs urbains du pays contribuera largement au fait que Davitt ne sera jamais vraiment perçu comme une icône au sein du mouvement ouvrier irlandais. Bien plus tard, en 1908, le socialiste James Connolly écrit notamment ceci à ce propos : « S’il combattit et fit campagne pour la cause des travailleurs en Angleterre (…), il fit de même pour un parti ‒ le Parti autonomiste ‒ dont les dirigeants furent les plus acharnés des ennemis des travailleurs urbains du pays, auxquels on venait tout juste d’accorder le droit de vote ».
Ce soutien actif à la cause du Parti autonomiste, il l’apporte dès 1882 lorsqu’il tente pour la première fois d’entrer au Parlement de Westminster. À l’occasion d’une élection partielle dans le comté de Meath il est triomphalement élu ‒ malgré son incarcération du moment ‒, mais le vote est invalidé en raison de son casier judiciaire. En 1893, Davitt entre enfin au Parlement, comme député de Cork (circonscription de Cork-Nord-Est), après une nouvelle tentative malheureuse l’année précédente dans le comté de Meath-Nord où après avoir été élu, Davitt avait vu l’élection cassée pour irrégularités ‒ en l’occurrence un soutien par trop zélé de certains ecclésiastique à son égard. Mais les péripéties de sa carrière parlementaire continuent, puisqu’il est contraint dès 1893 de démissionner pour cause de faillite ‒ une faillite consécutive aux dépenses engagées pour sa défense dans l’affaire de Meath-Nord. Davitt est réélu député en 1895, cette fois comme représentant de son comté natal (Mayo-Ouest). Mais, après quatre ans de mandat parlementaire, il renonce à son siège en raison de sa mauvaise santé. À vrai dire, ses années au Parlement n’ont guère été marquantes, sauf au moment où approche la guerre du Transvaal (1899-1902), période où il va se ranger résolument du côté des Boers, en qui il voit une nation opprimée, comme l’Irlande, par les Anglais.
Lors des campagnes électorales de 1900 et de 1906, Davitt soutient activement les candidatures étiquetées Labour (travailliste). Lui-même se sent très proche d’un homme comme Keir Hardie ; néanmoins il n’hésite pas à apporter son appui soit à des candidats “Lib-Lab” ‒ c’est-à-dire des syndicalistes soutenus par les libéraux ‒ comme John Burns soit à des marxistes comme Henry Hyndman. Ce qu’il souhaitait, c’était un parti des travailleurs nombreux et fort qui ferait alliance au Parlement avec un groupe non moins puissant de nationalistes irlandais.
Partisan d’une démocratie avancée, Michael Davitt est demeuré toute sa vie un catholique convaincu, quoiqu’il ne manquât jamais de critiquer les intrusions du cléricalisme dans la politique irlandaise. Il a aussi abondamment usé de sa plume pour propager ses idées : il est ainsi l’auteur de nombreux articles et de cinq essais. Après sa mort en 1906 ‒ des suites d’une septicémie ‒, il restera dans la mémoire collective avant tout comme le « père de la Ligue agraire » (“father of the Land League”). Sa volonté de lier la libération politique du pays et l’émancipation sociale de la paysannerie a en effet mobilisé massivement, de façon régulière, de son vivant pour aboutir, à défaut d’autonomie ou d’indépendance nationale, à la fin du landlordisme par l’adoption en 1903 d’une loi agraire (Wyndham Land Act) permettant aux fermiers d’acheter leur terre à la faveur de prêts remboursables à l’État. Une loi contre laquelle Davitt, demeuré fidèle à son projet de nationalisation des terres, a pourtant livré son ultime grand combat.
Par Notice revue et augmentée par Olivier Coquelin, janvier 2012
ŒUVRES PRINCIPALES : Leaves from a Prison Diary (Ecrits de prison), 2 vol., Londres, 1885 ; rééd. introd. T.W. Moody, Shannon, 1974. — Life and Progress in Australasia (Vie et progrès en Australasie), Londres, 1898. — The Boer Fight for Freedom (Le combat des Boers pour la liberté), Londres et New York, 1902. — Within the Pale : the true story of Anti-Semitic persecutions in Russia (Persécutions antisémites en Russie), Londres, 1903. — The Fall of Feudalism in Ireland, or the Story of the Land League Revolution (La fin du féodalisme en Irlande ou l’histoire de la révolution de la Ligue agraire), Londres et New York, 1904. — C. King (ed), Michael Davitt : Collected Works, 1886-1906, Bristol, 2001.
BIBLIOGRAPHIE : J. Devoy, Michael Davitt, C. King and W.J. McCormack (eds), Dublin, 2008 (first published in instalments in the Gaelic American in 1906). — F. Sheehy-Skeffington, Michael Davitt : Revolutionary, Agitator and Labour Leader, Londres, 1908. — M.M. O’Hara, Chief and Tribune : Parnell and Davitt, Dublin, 1919. — T.W. Moody, « Michael Davitt and the British Labour Movement », Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, vol. 3, 1953. — G.C. O’Brien, Parnell and his Party 1880-1890, Oxford, 1957. — F.S.L. Lyons, The Fall of Parnell, 1890-1891, Londres, 1960. — J.W. Boyle, éd. Leaders and Workers, Cork, s.d. (1966). — F.S.L. Lyons, Charles Stewart Parnell, Londres, 1977. — T.W. Moody, Michael Davitt and the Irish Révolution 1846-1882, Oxford, 1982. — F. Lane, The Origins of Modern Irish Socialism, 1881-96, Cork, 1997. — C. King, Michael Davitt, Dublin, 1999. — D.G. Boyce, “Michael Davitt”, Oxford Dictionary of National Biography, 2005. — N. McLachlan, “Michael Davitt”, Dictionary of Irish Biography, 2006. — L. Marley, Michael Davitt : Freelance Radical and Frondeur, Dublin, 2007. — F. Lane and A.G. Newby (eds), Michael Davitt : New Perspectives, Dublin, 2009. — C. King, “Always a pen in his hand…’ : Michael Davitt and the Press”, in C. Breathnach and C. Lawless (eds), Visual, Material and Print Culture in Nineteenth-Century Ireland, Dublin, 2010. — O. Coquelin, “Two visions of Irish republicanism drawn up in captivity : John Mitchel’s Jail Journal and Michael Davitt’s Leaves from a Prison Diary”, in C. Breathnach and C. Lawless (eds), Visual, Material and Print Culture in Nineteenth-Century Ireland, Dublin, 2010.