GUÉHENNO Jean [GUÉHENNO Marcel, Jules, Marie, dit ]

Par Nicole Racine

Né le 25 mars 1890 à Fougères (Ille-et-Vilaine), mort le 22 septembre 1978 à Paris ; professeur de lettres, inspecteur général de l’Éducation nationale (1945-1961) ; écrivain, élu à l’Académie française (janvier 1962) ; rédacteur en chef de la revue Europe (janvier 1929-février 1936), membre du Comité de Vigilance des intellectuels antifascistes (1934-1937) ; cofondateur et codirecteur de Vendredi (novembre 1935-mai 1938).

Né d’un père cordonnier, Jean-Marie Guéhenno, (dont la famille était venue de Pontivy, dans le Morbihan, à Fougères pour trouver du travail) et d’une mère piqueuse, Jeanne Girou, Jean Guéhenno resta profondément marqué par le souvenir des siens et celui de la misère qui les hanta. Il a raconté dans Changer la vie, les souvenirs de son enfance ouvrière, évoquant l’image de sa mère qui ne quittait guère de la journée sa machine à piquer, la figure de son père, compagnon du Tour de France, « Pontivy la Justice » dont la maison était devenue un lieu de rencontre pour les compagnons.

Jean-Marie Guéhenno, qui avait fondé à Fougères un des premiers syndicats, devint, « sans le savoir et sans le vouloir », un « de ces mauvais esprits », un de « ces meneurs » qui ne peut accepter la fatalité de la misère. Le jeune Jean Guéhenno entra, à l’âge de onze ans, selon le désir de son père, au collège (les études y étaient payantes), et y resta jusqu’à l’âge de quatorze ans, au moment où son père tomba malade. L’adolescent échoua à l’examen des bourses ; de se voir privé du monde de la culture, il en conçut le sentiment d’une irrémédiable injustice. Il entra alors à l’usine, à la fabrique de chaussures. Son bref passage au collège lui valut de devenir employé de bureau ; il portait une blouse noire qui le distinguait des ouvriers et souffrit de se voir exclu de la fraternité ouvrière qu’il avait connue jusque-là.

Il décida de préparer seul le baccalauréat ; il passa la première partie en octobre 1906, la seconde en juillet 1907. La longue grève qui éclata à Fougères durant l’hiver 1906-1907 pour protester contre le lock-out généralisé le marqua pour toujours. Il écrivit plus tard dans Changer la vie qu’elle « reste en moi comme la plus grande épreuve humaine à laquelle j’aie assisté ». Cette grève dura 98 jours : « C’était une affaire de pain, bien sûr, mais autant une affaire d’honneur, un dur combat ». Ce fut au cours de cette grève qui prit bientôt une dimension nationale que Jean Guéhenno entendit Jean Jaurès pour la première fois : « On alla le chercher à la gare comme le Président en 1896 — écrit-il dans son Journal d’un homme de quarante ans — [...] Il semblait, tandis qu’il montait vers la Bourse du Travail, que lui faisaient cortège les masses innombrables de tous les hommes obscurs, misérables, espérant comme nous-mêmes. Il parla sous le marché couvert. Toute la ville était venue l’entendre. Ces deux mots tout d’un coup s’élevèrent, lentement, pesamment, comme un appel : Citoyennes, citoyens. À peine nous parla-t-il de nos épreuves, mais il nous dit que nous n’avions pas le droit d’être vaincus parce que notre combat n’était pas le nôtre seulement, mais celui de tous. Il ne s’adressa qu’à notre fierté. Il nous peignit le monde que nous portions en nous, et nous pleurions de le reconnaître. Et puis sa voix se fit plus grave : il évoqua tous les malheurs que subissaient dans ce moment les hommes, les terres ensanglantées, la guerre que, seuls, pouvaient exorciser notre bon sens et notre volonté. Alors seulement, vers la fin de son discours, il nous nomma de ce nom plus chargé de tendresse : « camarades », et pour la première fois j’eus le pressentiment de notre vrai destin. »

Après son succès au baccalauréat, Jean Guéhenno reçut une bourse pour le lycée de Rennes où il devint khâgneux ; en juillet 1910, il échoua au concours d’entrée à l’École Normale supérieure (Lettres) et passa les examens de la licence de philosophie en octobre. Après la mort de son père, il obtint une bourse d’externat au lycée Louis-le-Grand à Paris ; en juillet 1911, il fut reçu à l’École normale supérieure. Il lut beaucoup durant ses années d’École, notamment Renan dont l’Avenir de la Science l’exalta. Il sortit de l’ENS pour aller à la guerre.

Mobilisé en 1914, il vécut la guerre des tranchées ; en mars 1915, officier, il fut blessé d’une balle en plein front. Il survécut à cette blessure ; déclaré inapte, il fut affecté comme interprète au service de la censure à Lyon puis, à l’arrière, à la rééducation des soldats devenus aveugles. Il se maria le 17 avril 1916 avec Jeanne Maurel (décédée en 1933), agrégée d’histoire, et dont il eut un enfant, Louise.

La guerre lui laissa des souvenirs indélébiles, ainsi qu’en témoigna en 1934 son Journal d’un homme de quarante ans et à la fin de sa vie, plus de cinquante ans après la guerre, La mort des autres. Guéhenno sortit de la guerre pacifiste, mais son pacifisme ne débouchait pas sur un engagement politique : « J’étais quelquefois tenté, — écrit-il dans La foi difficile — pour retrouver la fraternité, de m’engager dans la politique militante et de m’inscrire à un parti. Après mille réflexions, je découvrais toujours que ce m’était intimement impossible. Au reste, j’aurais été mal fait pour ce combat. Et puis, je n’aurais pu choisir entre ces deux fractions du peuple dont le congrès de Tours venait de faire des ennemis. Il y avait désormais des socialistes et des communistes. Mais, à mes yeux, il n’y avait toujours qu’un peuple, et son unité ne devait pas être brisée. La « scission » de Tours me paraissait une véritable trahison d’une cause qui ne pouvait pas cesser d’être commune, et elle compromettait tout l’avenir. » Pourtant il avait salué avec joie la Révolution russe : « J’avais été, comme tous, ébloui par cette grande lumière qui, vers la fin de la guerre, s’était levée du côté de l’orient et qui, en dépit de tous, se maintenait sur l’horizon. J’éprouvais une joie religieuse à la pensée de ce vaste pays russe misérable et désespéré où la révolution marxiste triomphait d’abord, au reste contre toutes les prévisions et tous les enseignements de Marx. » Admirateur de Lénine, Jean Guéhenno apprit même le russe en 1928 pour écrire un livre sur le révolutionnaire russe, étude qu’il ne put ni ne voulut jamais finir. Attaché aux traditions révolutionnaires françaises, Jean Guéhenno pensait que ce qui était bon pour la Russie ne l’était pas forcément pour la France : « Mais enfin, je ne voyais pas que le succès même dût nous contraindre nous, en France, à changer de méthode. La révolution était chez nous depuis longtemps en chemin. Il n’était que de la continuer. » Se définissant lui-même comme un « girondin », il refusait d’admettre l’idée de la violence, de justifier la notion de dictature fût-ce celle du prolétariat.

Jean Guéhenno commença sa carrière de professeur de lettres au lycée de Douai, puis à celui de Lille où il inaugura la première khâgne ; il fut nommé professeur de seconde puis de première à Paris au lycée Louis-le-Grand (1927-1929), puis professeur de khâgne à Paris aux lycées Lakanal (Sceaux), Henri-IV, puis Louis-le-Grand. Il aimait l’enseignement qu’il considéra toujours comme son premier métier.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Jean Guéhenno se reconnut dans l’esprit internationaliste de Romain Rolland ; en juillet 1919, il signa la « Déclaration d’indépendance de l’esprit ». Il commença à écrire quelques articles littéraires, dans la Revue de Paris (en septembre 1919 sur le poète Tagore), et dans la Grande Revue en avril, mai, juin 1919 (voir le jugement que Guéhenno porte sur ces trois essais dans La mort des autres). Il publiait dans les Cahiers verts de Grasset une étude sur Michelet, L’Évangile éternel (1927), dédié à la mémoire de son père. Grâce à Daniel Halévy qui l’encouragea à écrire, il entrait en contact avec de jeunes écrivains comme L. Guilloux, A. Chamson, J. Grenier, André Malraux, P. Drieu la Rochelle, E. Berl. En 1928, Jean Guéhenno publiait Caliban parle (dont le titre avait été trouvé par D. Halévy) qui utilisait le symbolisme des personnages de La Tempête, de Shakespeare, Caliban et Prospero. Guéhenno avait repris l’interprétation que Renan avait donnée du personnage dans son Caliban (« Par le temps qui court, Caliban a peut-être de l’avenir ») ; il évoquait ainsi le conflit entre Prospero, symbolisant le monde de la culture, mais aussi celui des maîtres et des puissants et Caliban qui commençait à sortir de sa misère et de son ignorance. Le livre avait un accent personnel qui ne trompa pas : « Il y a pour nous, les Calibans, si nous n’y prenons garde, dans la culture de nos maîtres, un poison. C’est ce principe de dédain, d’exclusion et d’orgueil qu’ils prétendent nécessaire à toute culture et que dans la réalité ils sont les seuls à y mettre, pour leur sauvegarde [...]. La culture n’a pas d’autre objet que de faire des chefs et de les justifier tout à la fois. À la science qui déterminait ce qui doit être et qui découvrait des mondes plus généreux, ils ne demandent plus que de légitimer ce qui est. Une étrange et monstrueuse connivence associe la culture ainsi sophistiquée et l’autorité sociale, le savoir et la richesse, et c’est la caractéristique la plus éminente de ce qu’ils appellent la civilisation ». En 1931, paraissait Conversion à l’humain où se révélait de nouveau le drame personnel de Guéhenno, déchiré entre la fidélité à ses origines et la fidélité à une culture dont lui apparaissait aussi le pouvoir révolutionnaire. La plus importante étude de cet essai, « Lettre à un ouvrier sur la culture et la révolution », était la réponse aux ouvriers qui lui apportèrent la contradiction lors de sa conférence aux « Amis de Monde » à l’hiver 1930. À la veille des années trente, Jean Guéhenno entrait, selon son expression, « dans la mêlée confuse ». Il accepta en janvier 1929 d’assurer la rédaction en chef de la revue Europe, après avoir pris conseil de Romain Rolland*. « Je dois à Europe la plus grande rencontre de ma vie, je lui dois d’avoir vécu, pendant des années, tout près de Romain Rolland*, du moins tout près de sa pensée. [...] J’ai cru quelquefois deviner grâce à lui ce qu’était être vraiment présent au monde. Il eût voulu qu’Europe fût, si je puis dire, la revue et le moyen de cette présence. Presque chaque semaine, pendant sept années, j’ai reçu de Villeneuve la même grande enveloppe couleur de ciel, avec au coin, le même Guillaume Tell flamboyant. C’était du travail qui arrivait, les dernières nouvelles des dernières misères et des dernières batailles (...) » (La foi difficile). La correspondance entre Romain Rolland et Guéhenno, réunie sous le titre L’Indépendance de l’esprit, est un précieux document sur l’histoire intellectuelle de la période. Guéhenno travailla avec succès à faire d’Europe une revue internationale ouverte aux auteurs étrangers, une revue internationaliste attentive aux dangers de guerre et à tout ce qui se passait dans le monde. « Nous étions sans fanatisme — écrit-il dans La foi difficile — et Europe était ouverte à tous ces frères ennemis. Je ne voulais choisir ni entre les partis, ni entre les sectes. Je ne pensais pas que cela fût de mon état, de ma fonction. Je publiais avec le même plaisir et dans la même inconscience Jean Prévost, ce radical, Silone, ce socialiste, Sacco et Vanzetti, ces anarchistes, Giono, ce pacifiste, Gorki, Pilniak, Maïakovsky, ces communistes, et (ce furent là mes premiers crimes, mes premières trahisons) ces trotskistes déclarés, Victor Serge*, Panaït Istrati*, enfin, ô comble de l’égarement, Trotsky lui-même. »

En tant que rédacteur en chef, il publia de nombreuses chroniques littéraires et politiques dont certaines furent réunies sous le titre Entre le passé et l’avenir en 1979. Il publiait régulièrement une chronique de Jean-Richard Bloch*, « Commentaires », exprimant bien l’esprit de la revue qui ne voulait pas choisir alors entre socialisme et communisme. En 1934, — date à laquelle il publia son Journal d’un homme de 40 ans — Europe servit de première tribune au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA). À la suite de difficultés survenues entre la revue et les éditeurs (Rieder), Jean Guéhenno, ne pensant plus pouvoir sauvegarder l’indépendance d’Europe, donna sa démission de rédacteur en chef (janvier 1936). Après la constitution d’une société des Amis d’Europe (9 mars 1936) à l’instigation de J.-R. Bloch et avec l’accord de Romain Rolland, des tractations, dans lesquelles Aragon joua un grand rôle, aboutirent le 3 avril 1936 à l’élection de Jean Cassou, alors compagnon de route, à la rédaction en chef. Jean Guéhenno se trouvait depuis février 1934 au premier rang des intellectuels mobilisés pour le Front populaire et il avait participé à toutes les manifestations qui en précédèrent l’avènement. Il dirigea, conjointement avec André Chamson et Andrée Viollis, l’hebdomadaire Vendredi (dont le premier numéro sortit le 8 novembre 1935). « Son programme était simple — écrit-il dans La foi difficile — : servir le Front populaire, éviter ses divisions, maintenir son unité et s’en tenir toujours à la défense de la Charte sur laquelle trois partis politiques s’étaient rassemblés. [...] Le journal, tout de suite, avait trouvé des milliers de lecteurs, rencontré une extraordinaire ferveur ». Guéhenno écrivit régulièrement dans l’hebdomadaire. Il fut un de ceux qui exprimèrent le mieux cet esprit du Front populaire, fait d’unité, d’espoir en une révolution populaire, sans violence. Il tenta de sauvegarder au maximum ce qui avait fait la force du Rassemblement populaire à ses débuts, son unité. Il soutint Léon Blum* dans ses efforts pour sauvegarder la paix intérieure et internationale. Lorsque l’unité politique du Front populaire se dissocia, Guéhenno tira les leçons de cette expérience dans le numéro de Vendredi du 13 mai 1938, date à laquelle l’hebdomadaire renonça à la direction tripartite. Dans son Journal d’une « Révolution » 1936-1937, il fit son examen de conscience d’intellectuel, se demandant notamment si les différents mythes que les intellectuels appelaient « révolution » avaient quelque chose de commun avec la révolution des ouvriers.
Bien que proche de la conception du socialisme dont la SFIO était l’héritière, Guéhenno était un admirateur de la Révolution russe et de l’expérience soviétique ainsi qu’en témoignaient certains de ses articles parus dans Europe (« À propos du Plan quinquennal », 15 février 1931 ou « La nature humaine est-elle en train de changer en Russie ? », 15 juillet 1933). Au moment du Front populaire, comme beaucoup d’intellectuels, Guéhenno donnait la priorité au combat antifasciste et condamnait toute critique qui pouvait nuire à l’unité. Ainsi s’explique la polémique qui eut lieu avec André Gide après la publication de Retour de l’URSS et de Retouches à mon Retour de l’URSS (voir la biographie d’André Gide*) ; rappelons que Gide avait mis en cause la liberté d’expression de Vendredi (qui avait refusé en novembre 1937 de publier sa réponse à un article d’Ehrenbourg) et porté son article à La Flèche de Bergery. Guéhenno se justifia dans la « Lettre ouverte à A. Gide » (Vendredi, 17 décembre 1937) ; Gide adressa à son tour une « Lettre ouverte à Vendredi » qui fut suivie d’une dernière « Réponse à A. Gide par J. Guéhenno » (Vendredi, 24 décembre 1937) (voir le dossier de cette affaire dans Journal d’une « Révolution ». Cependant, les procès de Moscou causèrent à Guéhenno un profond malaise ; il l’exprima dans Vendredi, le 16 octobre 1936 (« Devoirs de la France »), tout en refusant de s’associer à une protestation collective contre les procès (Victor Serge* l’interpella à ce sujet dans La Révolution prolétarienne du 25 octobre 1936) puis le 5 février 1937 (« La mort inutile ») ; il se reprocha plus tard dans La foi difficile de ne l’avoir pas fait assez fermement.

Attaché passionnément à la paix, Guéhenno défendit dans Vendredi une ligne pacifiste ainsi qu’on peut le constater lors de la publication des deux célèbres articles de Romain Rolland* dans l’hebdomadaire (« Pour l’indivisible paix », 24 janvier 1936, « Défense de la paix », 6 mars 1936). Bien que Guéhenno ne partageât pas les opinions des contradicteurs de R. Rolland, Félicien Challaye* et Georges Michon, qui défendaient des thèses pacifistes intégrales, il ne pouvait se résoudre à accepter l’idée d’une fatalité de la guerre. Il était alors en désaccord avec R. Rolland qui, face à Hitler, pensait que la paix ne pouvait être sauvée que par l’union des pays européens. Guéhenno, quant à lui, restait fidèle à une politique de désarmement fondée sur le désarmement progressif et simultané (voir l’étude de Bernard Laguerre sur Vendredi). Durant la guerre d’Espagne, Jean Guéhenno resta fidèle à la ligne pacifiste qu’il défendait dans Vendredi, face à L. Martin-Chauffier, A. Viollis ou J.-R. Bloch favorables à une politique d’intervention. Cependant, en juillet 1937, tirant les leçons de la faillite et de la duperie de la politique de non-intervention, il rompit avec la conception du pacifisme qu’il avait défendue jusque-là (« L’Espagne et l’Europe », Vendredi, 9 juillet 1937) et reconnut que la politique de paix comportait des « risques ». Cependant, ainsi que le constate B. Laguerre, Guéhenno ne prit pas parti pour l’intervention ; après l’Anschluss, il ne prit pas position sur l’attitude à adopter face à l’Allemagne. En de nombreux articles de Vendredi, il exprima l’espoir que pacifisme et antifascisme pouvaient se concilier. Mais la guerre venue, il ne pensa pas que le pacifisme justifiât l’abandon de l’antifascisme.

Fin décembre 1939, début 1940, à Clermont-Ferrand où sa classe avait été repliée, il écrivit la première partie de ce qui sera La part de la France. Il ressentit l’armistice de juin 1940 comme un déshonneur ; le journal qu’il tint sous l’Occupation — qui parut en 1947 sous le titre Journal des années noires — en témoigne (« Je ne croirai jamais que les hommes soient faits pour la guerre — écrit-il à la date du 17 juin 1940 — Mais je sais qu’ils ne sont pas non plus faits pour la servitude »). Pour le 14 juillet 1940, il écrivit un article : « La France qu’on n’envahit pas », publié dans Marianne, qui fut d’ailleurs interdit peu après. Durant l’Occupation, Jean Guéhenno ne voulut publier publiquement aucune ligne. Des passages de son journal parurent aux Éditions de Minuit clandestines, sous le pseudonyme de Cévennes et le titre Dans la prison. Le gouvernement de Vichy soumit à quelques brimades ce professeur qui ne reniait pas ses convictions et lui enleva sa Khâgne pour lui confier des classes de plus jeunes. Dès l’hiver 1940, Guéhenno entreprit un long travail sur Rousseau d’où sortira son Jean-Jacques. En 1941, il se retrouva avec J. Blanzat, Jean Paulhan, dans le petit groupe d’intellectuels qui donna naissance au « Comité national des Écrivains » (CNE). Il collabora aux Lettres françaises clandestines, aux Cahiers de Libération.

Après la Libération, Jean Guéhenno fut nommé inspecteur général de l’Éducation nationale. En octobre 1944, il fut chargé d’organiser une « Direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse » au ministère de l’Éducation nationale (R. Capitant étant ministre, dans le premier Gouvernement de Gaulle). Il organisa en 1945 des cours pour les représentants des comités d’entreprise qui venaient d’être créés et donna des cours à la radio pour expliquer ce que pouvait être leur fonction. Après avoir démissionné de sa fonction de directeur de la Culture populaire, il fit en 1945-1946 des conférences à travers l’Amérique du Sud et l’Amérique Centrale. Puis il exerça son métier d’Inspecteur général de l’Éducation nationale (jusqu’en septembre 1961).

En juin 1949, l’UNESCO le chargea de parler de l’éducation populaire à la Conférence internationale de l’éducation des adultes à Elseneur (le texte de son exposé fut repris dans les Aventures de l’esprit). On retrouve l’écho des préoccupations culturelles de Guéhenno dans Sur le chemin des hommes où il revint sur la querelle des humanités et sur l’éducation populaire.

Durant cet après-guerre, il fit de nombreux voyages en Amérique du Sud et du Nord, en Afrique, voyages qu’il relata dans La France dans le monde (1946), Voyages (1952), La France et les Noirs (1954). Il devint collaborateur du Figaro littéraire et du Figaro. En 1961, il publia Changer la Vie. En janvier 1962, il était reçu à l’Académie française. Dans les années 70, il publia les Carnets du vieil écrivain (1971) puis Dernières lumières, derniers plaisirs. Jean Guéhenno, qui était entré au Figaro après 1945, à la demande de Pierre Brisson, pour y écrire une libre chronique, en démissionna lorsqu’il pensa ne plus pouvoir garder sa pleine liberté, R. Hersant étant devenu propriétaire du journal. Guéhenno donna sa dernière chronique au Figaro en avril 1977, puis devint collaborateur du Monde où il écrivit ses derniers articles. Bien qu’il se tînt éloigné des partis de gauche et eût cessé depuis longtemps toute activité militante, il resta attaché aux idéaux qui avaient nourri sa jeunesse. Il ne prit pas position publiquement durant la guerre d’Algérie, mais il intervint auprès de la présidence du Conseil, à l’automne 1957, en faveur d’un de ses anciens élèves, professeur à Alger, Lucien Hanoun, qui avait été incarcéré. En décembre 1965, il prit position pour François Mitterrand dans la tribune libre du Monde sur les élections présidentielles (« Une certaine idée de la France », 19-20 décembre) face à son ancien camarade de Vendredi, André Chamson*, qui se prononçait pour de Gaulle. Un des derniers articles du Monde, paru quelques jours avant sa mort, consacré à Jean-Jacques Rousseau, « L’égalité, un besoin du cœur » rappelle symboliquement que Guéhenno avait gardé, jusqu’à la fin, sa foi en l’homme.

Marié en premières noces avec Jeanne Maurel qui, sous le pseudonyme de Pierre Vignard, collabora à Europe où elle traduisit les lettres de Sacco et Vanzetti. Jean Guéhenno s’était marié, en secondes noces, le 20 décembre 1946, avec Annette Rospabé, dont il eut un enfant, Jean-Marie.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article75461, notice GUÉHENNO Jean [GUÉHENNO Marcel, Jules, Marie, dit ] par Nicole Racine, version mise en ligne le 13 décembre 2009, dernière modification le 4 décembre 2021.

Par Nicole Racine

OEUVRE CHOISIE : L’Évangile éternel. Étude sur Michelet, Grasset, 1927, 228 p. (Les Cahiers Verts. 4). — Caliban parle, id., 1928, 227 p. (Les Écrits). — Conversion à l’humain, id., 1931, 229 p. (Les Écrits). — Journal d’un homme de quarante ans, id., 1934, 264 p. — Jeunesse de la France, id., 1936, 204 p. — Journal d’une « Révolution » 1937-1938, id., 1939, 271 p. — Sous le pseudonyme de Cévennes, Dans la prison, Éditions de Minuit, 1944, 71 p. — L’Université dans la Résistance et dans la France nouvelle, Conférences de l’Information, 8 mars 1945. — La France dans le monde, Éd. de la Liberté, 1946, 55 p. — Journal des années noires, 1940-1944, Gallimard, 1947, 347 p. (voir la rectification qu’a apportée Daniel Halévy à des passages le concernant, Note concernant deux passages du Journal des années noires, s.l.n.d., 16 p.). — Jean-Jacques, Grasset, 1948 à 1952, 1. En marge des « Confessions » (1712-1750), 1948, 320 p. 2. Roman et vérité (1750-1758), 1950, 293 p. 3. Grandeur et misère d’un esprit (1758-1778), 1952, 349 p. (Nouvelle édition, Jean-Jacques, histoire d’une conscience, 1962, 2 vol., 435, 303 p.) — La Part de la France, Genève, Éd. du Montblanc, 1949, 203 p. — Voyages. Tournée américaine, tournée africaine, Gallimard, 1952, 215 p. — Aventures de l’esprit, id., 1954, 247 p. — La France et les Noirs, id., 1954, 143 p. — La Foi difficile, Grasset, 1957, 225 p. — Sur le chemin des hommes, id., 1959, 231 p. — Changer la vie, mon enfance et ma jeunesse, id., 1961, 253 p. — Discours de réception à l’Académie française, le 6 décembre 1962, Impr. Firmin-Didot et Cie, 1962, 42 p. — Ce que je crois, Grasset, 1964, 191 p. (Cahiers Verts. 69). — La mort des autres, id., 1968, 215 p. — Caliban et Prospero, suivi d’autres essais, Gallimard, 1969, 232 p. — Carnets du vieil écrivain, id., 1971, 205 p. (En appendice « Gros plan », texte d’une émission télévisée, Paris, 1962). — L’Indépendance de l’esprit : correspondance entre J. Guéhenno et R. Rolland, 1919-1944, préface d’A. Malraux, Albin Michel, 1975, 435 p. (Cahiers R. Rolland, 23). — Dernières lumières, derniers plaisirs, Grasset, 1977, 221 p. — Entre le passé et l’avenir. Introduction de Pascal Ory, id., 1979, 285 p.

SOURCES : Fonds Romain Rolland*. Bibliothèque Nationale. — Les sources fondamentales sont les écrits biographiques de J. Guéhenno lui-même, notamment Journal d’un homme de quarante ans, Journal d’une « Révolution », 1937-1938, La foi difficile, et surtout Changer la vie. — H. Talvart et J. Place, Bibliographie des auteurs modernes de langue française, t. VII, 1941, 248 p. — On consultera Hommage à Jean Guéhenno [suivi de textes de Jean Guéhenno ], A. Colin, 1962, 32 p. — J. Debû-Bridel, La Résistance intellectuelle. J. Guéhenno, F. Mauriac..., Julliard, 1970, 269 p. — S. Caseris, Recherche sur la pensée politique de J. Guéhenno, DES Sc. Pol. Paris I, 1971, 98 ff dact. — Who’s who in France ? 1971-1972, J. Lafitte, 1972. — Interview au journal Elle réalisé par Fabian Gastellier, n° 1682. — Alain Decaux, « Discours de réception à l’Académie française », Le Monde, 14 mars 1980. — Lettres et entretiens avec Madame Annie Guéhenno. — Bernard Laguerre, Vendredi, 1935-1938, Mémoire de DEA, Institut d’études politiques, 1985, 172 p. — Michel Leymarie, Jean Guéhenno. Un professeur en République, DEA d’Histoire, Paris, Institut d’études politiques, 1989.—Hommage à Jean Guéhenno à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, Actes du colloque organisé par la Commission de la République française pour l’éducation, la science et la culture, (UNESCO), 2-4 mai 1990, et placé sous la présidence de Jean Sirinelli, édition révisée, 1993. —Nicole Racine, "La revue Europe et l’Allemagne (1929-1936)", dans Entre Locarno et Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années trente, sous la direction de Hans Manfred Bock, Reinhart Meyer-Kalkus et Michel Trebitsch, CNRS-Éditions, 1993, t. I et II.

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