Par Michel Prum (notice réécrite, janvier 2012)
Né le 12 décembre 1787 à Chatham, Kent ; mort le 21 août 1869 à Feltham, Middlesex ; théoricien socialiste.
Dans ses Théories sur la plus-value, brouillon inachevé du livre IV du Capital, Marx consacre non moins de soixante-quatre pages au socialiste Thomas Hodgskin. C’est dire l’importance de cet économiste anglais dans la formation intellectuelle de Marx. Hodgskin est pourtant mort dans l’oubli et il reste aujourd’hui une figure relativement peu connue du socialisme anglais, malgré la fameuse formule des Webb faisant de Karl Marx le célèbre disciple de Thomas Hodgskin et de William Thompson, et malgré la thèse qu’Élie Halévy lui consacra (publiée en 1903). François Bédarida écrit de lui qu’il est « la personnalité la plus attachante, après Owen, parmi les pionniers du socialisme » (Jacques Droz, Histoire générale du socialisme, t.1, p. 296).
Officier de la marine britannique, Hodgskin se retrouve à l’âge de vingt-cinq ans mis à la retraite d’office, avec une demi-solde, pour s’être révolté contre sa hiérarchie afin de défendre un compagnon injustement traité. Il tire de cette expérience un ouvrage : An Essay on Naval Discipline (1813). Après un voyage de trois ans sur le continent, qu’il relate dans Travels in the North of Germany (1820), il rejoint les rangs du mouvement ouvrier anglais. L’essentiel de son militantisme et de son œuvre écrite se situe dans une courte période de près de dix ans : de 1823 à 1832.
Le début de la carrière de Hodgskin est marqué par deux amitiés antagonistes : celle de Francis Place (1771-1854), le défenseur de la bourgeoisie Whig, « le maître-tailleur de Charing Cross, l’agitateur politique de Westminster, l’ami de Bentham et de James Mill » (Halévy, p.12) ; et celle de Robert Clinton Robertson (1788-1852), le défenseur des prolétaires. Place procure à Hodgskin un poste de reporter parlementaire au Morning Chronicle (dont le directeur était l’ami de James Mill). Mais c’est à Robertson que Hodgskin s’associe la même année pour diriger le Mechanics’ Magazine, que ce dernier vient de créer. En 1823, les trois hommes fondent le Mechanics’ Institute de Londres, premier établissement anglais d’éducation ouvrière pour adultes, conçu à l’image de la Mechanics’ Class du Dr Ure, au sein de l’Anderson’s Institution de Glasgow. Cette expérience va essaimer à travers le royaume, puisqu‘en 1850 il y aura 702 Mechanics’ Institutes au Royaume-Uni, dont 610 pour la seule Angleterre. Mais le triangle Hodgskin-Robertson-Place était voué à l’échec. L’opposition entre l’aile prolétaire, représentée par Hodgskin et Robertson, devenus les deux « secrétaires honoraires » de l’institution, et l’aile bourgeoise, représentée par Francis Place puis par George Birkbeck, aboutit à la victoire de la seconde et à l’expulsion des deux secrétaires. Malgré cette éviction des instances de direction, Hodgskin peut encore en 1826, grâce au soutien de Birkbeck, venir donner au Mechanics’ Institute une série de conférences sur l’économie qui seront publiées l’année suivante sous le titre Popular Political Economy (Économie politique populaire, 1827). Cet ouvrage fait suite à un premier pamphlet anticapitaliste, Labour Defended against the Claims of Capital (La Défense du Travail contre les prétentions du Capital, 1825), sans doute l’ouvrage le plus novateur de son œuvre.
Hodgskin, pour saper les « prétentions du Capital », distingue capital circulant et capital fixe. Le capital circulant (pour lui, les salaires) n’est pas fourni par le capitaliste : nourriture et vêtements ne sont pas accumulés à l’avance mais sont produits en même temps que la production des manufactures ; le capitaliste se contente de jouer ici le rôle d’intermédiaire de travaux coexistants. Quant au capital fixe (principalement les machines), il est lui-même le fruit du travail et, une fois produit, il ne serait qu’un amas de ferraille voué à la rouille sans le travail d’entretien des ouvriers. Hodgskin annonce ici, par son opposition entre « machines inertes » et « connaissances vivantes » (c’est-à-dire le savoir-faire ouvrier) l’opposition marxienne entre « travail vivant » et « travail mort » et la célèbre formule du Capital : « Le capital est du travail mort qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage ». Hodgskin conclut dans La Défense du Travail par cette formule souvent citée par Marx : « La seule chose dont on puisse dire qu’elle soit accumulée ou préparée à l’avance est la qualification (skill) de l’ouvrier ». Chez Hodgskin, la qualification ouvrière devient la véritable capitalisation.
Ce qui manque à cette analyse du « travail coexistant », et que Marx apportera dans sa critique de Hodgskin, qu’il formule dans les Théories sur la Plus-Value, c’est la notion d’« accumulation primitive », c’est-à-dire « la séparation des conditions de travail qui deviennent des puissances autonomes vis-à-vis du travail et des travailleurs ».
Mais ces avancées conceptuelles qui font de Hodgskin un des précurseurs de Marx sont ensuite abandonnées définitivement. Hodgskin se retire totalement des luttes ouvrières après la grande réforme électorale de 1832 et ne se consacre plus qu’au journalisme Whig et à la défense du libre-échange. Il meurt presque quatre décennies plus tard, totalement oublié au sein du mouvement ouvrier. Ce sont les fabiens qui le tireront de cet oubli.
Par Michel Prum (notice réécrite, janvier 2012)
ŒUVRE :
An Essay on Naval Discipline (1813) ; Travels in the North of Germany (1820) ; Labour Defended against the Claims of Capital (1825 ; réimpression, New York, A.Kelley, 1969) ; traduit en français par Jean-Pierre Osier in Thomas Hodgskin., Une critique prolétarienne de l’économie politique, Paris, Maspéro, 1976. ; Popular Political Economy (1827) ; The Natural and Artificial Right of Property Contrasted (1832).
BIBLIOGRAPHIE : Élie Halévy, Thomas Hodgskin, 1787-1869, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1903. — Jean-Pierre Osier, Thomas Hodgskin, une critique prolétarienne de l’économie politique, Paris, Maspéro, 1976. — Karl-Joseph Burkard, Thomas Hodgskins Kritik der politischen Ökonomie, Hanovre, SOAK Verlag, 1980. — Michel Prum, « Skill Defended : le concept de qualification chez Thomas Hodgskin », Nouveaux cahiers d’encrage (Saint-Denis) mai 1994, p.1-8. ‒ Michel Prum, « Thomas Hodgskin et l’éducation ouvrière », in Roger Lejosne (dir.), Éducations anglo-saxonnes, Amiens, Presses de l’Université de Picardie, 1997, p. 61-76.