OWEN Robert

Par Ophélie Siméon (mars 2013)

Né le 14 mai 1771 à Newtown, Montgomeryshire (aujourd’hui Powys) ; mort le 17 novembre 1858 à Newtown ; théoricien socialiste et coopérateur.

Robert Owen par William Henry Brooke
Robert Owen par William Henry Brooke

Robert Owen naît le 14 mai 1771 à Newtown, dans le nord-ouest du Pays de Galles, dans un milieu relativement modeste. Son père, également appelé Robert, cumule les emplois de sellier-bourrelier, d’agent de poste et de bedeau ; sa mère, Anne, née Williams, est issue d’une lignée de fermiers. Avant-dernier de sept enfants, le jeune Robert connaît une enfance heureuse. Élève précoce, il lit beaucoup, et devient vers l’âge de huit ans assistant de son instituteur, honneur à l’époque réservé aux meilleurs élèves. Deux ans plus tard, il connaît, si l’on en croit son autobiographie, une crise religieuse qui lui fait perdre la foi. Quelle qu’en ait été la chronologie, le scepticisme religieux constituera de fait l’un des traits marquants de sa vie d’adulte.

Suivant l’usage des milieux artisanaux, Robert est placé en apprentissage à l’âge de dix ans. Il est pris en charge par James McGuffog, drapier de Stamford, dans le nord de l’Angleterre. Il entre alors pour la première fois en contact avec un secteur textile alors en pleine expansion. Cette période marque également pour lui le début d’une ascension sociale qui, en l’espace de dix ans, va faire de lui un important patron de filatures. A treize ans, il rejoint à Londres l’un de ses frères aînés, William, et devient vendeur dans une boutique de perruques. Avec l’aide financière de son frère, il s’établit à Manchester vers l’âge de dix-sept ans. S’associant à un fabricant de mule-jennies du nom de Jones, également d’origine galloise, il monte un petit atelier de construction de machines textiles, auquel vient progressivement s’ajouter une manufacture de fil de coton employant une quarantaine de personnes. Jones rachète l’entreprise en 1789 et l’année suivante, Owen devient gérant de la filature de Bank Top Mill pour le compte de Peter Drinkwater, négociant en futaines et grand industriel textile de Manchester. Ce dernier lui confie également la supervision de son autre filature, située dans le village de Northwich (Cheshire), où Owen se rend fréquemment. Il devient assez rapidement réputé pour ses méthodes de gestion rationalisées, où surveillance et discipline sont renforcées, mais tout en veillant à l’amélioration matérielle des conditions de travail. Châtiments corporels et renvois abusifs sont ainsi bannis, tout autant que l’ivresse et l’absentéisme sont sanctionnés, ce qui renforce la rentabilité de l’entreprise.

L’époque de Manchester est extrêmement formatrice dans la vie d’Owen. Témoin direct des réalités sociales nées de la Révolution industrielle, il s’intéresse aux conditions physiques et morales des classes ouvrières, et au moyen de les améliorer. Ces questionnements trouvent un terrain favorable à leur développement au sein des milieux éclairés et réformistes de la ville. Le 1er novembre 1793, il rejoint la Manchester Literary and Philosophical Society (MLPS), très probablement sur recommandation de Drinkwater, qui en est également l’un des membres. Au sein de cette société savante, l’une des plus célèbres de son temps, il se familiarise aux idées des Lumières et aux engagements philanthropiques promus par un ensemble de médecins, de réformateurs et d’industriels éclairés. C’est probablement vers la même époque qu’il formule pour la première fois son intuition selon laquelle le caractère de l’homme est défini par les « circonstances » qui l’entourent plutôt que par la volonté ou le libre-arbitre, intuition qui formera par la suite le pivot de ses théories politiques. Plus encore, la clé de la réforme sociale réside dans cette malléabilité essentielle, qui, dans la lignée des Lumières, est également gage de perfectibilité. Cependant, l’Owen de Manchester n’est pas un socialiste, et son engagement réformiste ne porte pas encore sur la société dans son ensemble. Ainsi, en 1795, il signe un manifeste de soutien au roi, au moment de la guerre contre la France révolutionnaire, aux côtés d’autres industriels de Manchester. Il est néanmoins l’un des premiers – et rares – industriels de son temps à se prononcer en faveur d’une législation visant à encadrer les conditions de travail en usine, notamment en ce qui concerne l’emploi des enfants. En 1796, il rejoint ainsi une association pionnière en ce sens : la Manchester Board of Health, fondée par plusieurs médecins membres de la MLPS.

Entretemps, Owen a quitté en 1793 l’entreprise de Drinkwater, qui a offert sa place à son gendre potentiel, le magnat du textile Samuel Oldknow. Peu après, il s’associe avec d’autres industriels pour fonder la Chorlton Twist Company, dont il devient l’agent commercial en Écosse. Lors d’un voyage d’affaires à Glasgow, il fait la connaissance d’Anne Caroline Dale (1779-1831), fille aînée de David Dale, l’un des plus puissants industriels textiles écossais. Patriote désireux de combler le retard économique de son pays face à l’Angleterre, il possède des parts dans diverses nombreuses filatures rurales, dont New Lanark, célèbre dès sa fondation en 1785 pour sa gestion industrielle éclairée. Dès la fin du XVIIIe siècle, le village ouvrier est devenu une destination touristique à la mode, tant pour son cadre jugé romantique que pour ses usines. Sur les recommandations d’Anne Caroline, Owen se rend pour la première fois à New Lanark le 15 juin 1798, et en revient grandement impressionné, tant par la beauté du site, dans la vallée de la Clyde, que par les efforts de Dale en vue d’améliorer les conditions de vie et de travail de ses employés. Il comprend dès lors que New Lanark pourrait constituer un terrain d’expérimentation idéal pour la mise en pratique de ses solutions sociales.

En raison d’une santé déclinante, Dale met New Lanark en vente au début de l’année 1799, et Owen convainc ses associés d’acquérir le site. Le projet lui tient d’autant plus à cœur que peu après leur première rencontre, il entame la cour d’Anne Caroline. Dale est d’abord peu enthousiaste, doutant de l’expérience d’Owen en matière de gestion industrielle, comme il se méfie de ses opinions déistes. Un accord est finalement trouvé : Dale souhaite trouver un successeur qui poursuive sa politique philanthropique, et Owen partage ses convictions à ce sujet. Le rachat de la filature est effectif en août 1799, avant d’être scellé un mois plus tard par l’union entre Owen et Anne Caroline. Les époux auront huit enfants, trois filles et cinq garçons, dont l’aîné décède en bas âge. Mécontent des performances économiques de New Lanark, et en raison de conflits avec les deux gérants nommés du temps de son prédécesseur, Owen devient directeur général de l’usine le 1er janvier 1800.

D’emblée, il souhaite faire de New Lanark non pas un village textile parmi d’autres, mais une véritable expérience industrielle et sociale. Il s’efforce donc d’ériger sa filature en modèle, afin de promouvoir la cause réformiste. De tels efforts avaient déjà été entrepris du temps de Dale, qui avait fait bâtir des logements ouvriers de qualité ainsi qu’une école. Cependant, Dale résidait une bonne partie de l’année à Glasgow, et n’administrait pas personnellement son usine. De plus, contrairement à son gendre, sa philanthropie n’était pas au service d’ambitions sociales d’envergure. Au contraire, avec Owen, New Lanark devient un véritable laboratoire social, terrain d’expérimentation pour un ensemble de doctrines d’essence déterministe qui, en l’espace de vingt-cinq ans, vont progressivement se radicaliser pour donner forme à l’une des premières théories proto-socialistes modernes : l’owénisme. Il ne faut cependant pas parler de socialisme dans le cas du village ouvrier. Owen lui-même n’y voit qu’un brouillon imparfait de ses projets socio-communautaires. L’ensemble demeure un espace extrêmement hiérarchisé, placé sous une autorité patronale quasi-absolue, et on n’y trouve pas de mesures en faveur du partage des bénéfices, ni de mise en commun de la propriété. Néanmoins, tout comme son beau-père, Owen souhaite sincèrement améliorer les « circonstances » qui font le quotidien de ses ouvriers – sans perdre de vue les exigences de rentabilité de l’entreprise. Si elle a inspiré en partie les théories d’Owen, la filature a donc avant tout été le lieu d’une politique paternaliste.

Celle-ci va se jouer sur deux pôles. Tout d’abord, dans le prolongement des efforts engagés par Dale, Owen améliore plus encore les conditions matérielles de vie et de travail de l’usine. Il fait ainsi agrandir et rénover la cité ouvrière qui jouxte l’usine, et, vers 1810, dote le village d’un économat mettant à disposition de la population des produits de qualité à des prix inférieurs à ceux du marché. Un médecin est également attaché à l’usine, et des campagnes annuelles d’inoculation contre la variole sont organisées. Autre exemple, 1/16e des salaires est mis de côté afin de financer une caisse d’assurance-maladie, qui sert également à couvrir les frais d’enterrement. Enfin, l’âge minimum d’entrée à l’usine est placé à 10 ans contre une moyenne située autour de 7-8 ans auparavant. La création d’un environnement meilleur ne suffit cependant pas à améliorer le sort des ouvriers. Par conséquent, Owen souhaite également éduquer, ou plutôt rééduquer, sa main-d’œuvre afin de la rendre « rationnelle », condition sine qua non d’une réforme sociale réussie. Il s’agit de libérer les classes laborieuses de la tyrannie des « circonstances » afin d’améliorer définitivement leurs conditions matérielles et morales d’existence. Une importance capitale est ainsi accordée à l’éducation au sein de New Lanark. Cette maïeutique se traduit également par une discipline renforcée au sein de l’usine comme du village. Dans un premier temps, afin de rattraper les retards de productivité, la journée de travail passe de 12 à 14 heures. De plus, comme à Manchester, Owen se lance dans une croisade contre le vice, qu’il n’entend pas comme inhérent aux pauvres, mais comme le produit de ces circonstances défavorables qu’il incombe aux puissants d’enrayer. Ivresse, manque d’hygiène, et adultère sont ainsi traqués, et sanctionnés non pas par la force physique – Owen y est farouchement opposé – mais par de lourdes amendes. Afin d’éviter tout recours à la violence, le travail est contrôlé par les célèbres silent monitors, cubes de bois placés devant chaque employé et dont les faces colorées indiquent les performances et le comportement du travailleur. Ces données, compilées quotidiennement, permettent d’assurer une surveillance rationnelle et continue, même en cas d’absence du contremaître ou du dirigeant.

Ce programme, qu’Owen formule, affine et complète au fil des ans, se met cependant en place sur la durée. A son arrivée au sein de l’usine, il doit faire face à l’opposition d’une partie de ses ouvriers, rétifs à son incroyance, à ses origines galloises et, plus généralement, à la remise en cause de leurs traditions. Il gagne cependant leur confiance à partir de 1806, date à laquelle il décide de continuer à verser leurs salaires à ses ouvriers, en dépit d’un embargo américain sur les exportations de coton qui met momentanément le secteur textile britannique au chômage technique. Owen entre également en conflit avec ses associés de Manchester, peu intéressés par la philanthropie. Sa volonté, présente dès les premières années du XIXe siècle semble-t-il, de développer les écoles créées par Dale, n’enthousiasme guère ses collaborateurs. Les désaccords s’accumulent et en 1806, après la mort de Dale, il fonde un nouveau partenariat avec des parents de feu son beau-père. Cette seconde association est dissoute en 1813 à la suite de conflits profonds, Owen s’étant lourdement endetté – probablement afin de financer ses projets philanthropiques – sans que ses partenaires financiers n’en eurent été informés. Les sœurs cadettes d’Anne Caroline Owen se portent garantes de leur beau-frère et le sauvent de la banqueroute, mais ses dettes ne seront définitivement réglées qu’en 1823. Entretemps, il est démis de ses fonctions de directeur, et New Lanark est placé en vente. Owen parvient cependant à rallier un groupe d’investisseurs potentiels, favorables de surcroît à la philanthropie industrielle qui lui tient à cœur, et réussit à racheter la filature à ses anciens associés. Parmi ses nouveaux collaborateurs, on compte le philosophe utilitariste Jeremy Bentham, le futur lord-maire de Londres Michael Gibbs, ainsi que deux philanthropes Quaker, John Walker et William Allen.

Les années 1813-1814 constituent donc un tournant dans la carrière d’Owen. Devenu actionnaire majoritaire, et désormais entouré d’un groupe d’associés qui lui sont davantage favorables, il est en mesure d’appliquer à New Lanark des réformes plus ambitieuses encore. En 1816, la journée de travail est réduite à 10 heures trois-quarts (sans compter une heure et demie allouée aux repas), et le 1er janvier de la même année, il inaugure son projet le plus célèbre : l’Institution de la Formation du Caractère (Institute for the formation of character), centre scolaire et culturel qui réunit sous un même toit écoles maternelle et primaire, cours du soir pour adultes, salles de culte et de bal. Les écoles de New Lanark deviennent rapidement célèbres auprès de la bonne société par la qualité de leurs programmes (qui incluent l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, mais également les matières « nobles » que sont l’histoire, la géographie et les sciences naturelles, ainsi que des cours de chant et de danse), et attirent de très nombreux visiteurs.

Les années 1812-1814 marquent également le début de la carrière publique d’Owen. Sa philanthropie réformiste fait de lui une célébrité alors qu’il publie son premier et plus célèbre ouvrage, A New View of Society, or, Essays on the Principle of the Formation of the Human Character (1813-14). Faisant le constat d’une société désunie au lendemain de la Révolution industrielle, il ne prône pas l’abandon du progrès économique, mais sa gestion sur des bases rationnelles et humanistes héritées des Lumières. Il réclame ainsi la création d’un système scolaire national afin d’enrayer l’oisiveté, la pauvreté et le crime qui font, selon lui, la ruine des classes populaires. Dans la logique de sa doctrine déterministe des « circonstances », il perçoit l’éducation comme la voie royale vers le progrès social. C’est elle, et elle seule qui, sous la houlette de guide bienveillants issus des classes supérieures (et lui-même en premier lieu), doit permettre aux pauvres de se donner les moyens de leur propre subsistance. Conformément à ce discours où pointe un paternalisme bienveillant, ses premiers soutiens se retrouvent dans les couches supérieures de la société, tels l’abolitionniste William Wilberforce (à qui il dédie la première édition de A New View), ou encore le Duc de Kent, un des fils du roi George III et père de la future reine Victoria.

Cependant, à partir des années 1815-1817, ses idées entrent dans une phase de radicalisation progressive, en réaction à une opposition grandissante à sa doctrine au sein d’une partie de l’opinion publique, radicaux et conservateurs confondus. En 1815, il se lance, aux côtés de Sir Robert Peel, dans un projet de loi visant à améliorer le sort des enfants travaillant en usine. Le projet, largement inspiré des acquis de New Lanark, prévoit l’interdiction du travail des enfants avant dix ans, une journée de travail de dix heures, et une instruction obligatoire. Face à la fronde quasi-généralisée des milieux industriels, la loi est votée en 1819, mais après de nombreux amendements qui en limitent fortement la portée. Elle demeure néanmoins annonciatrice des lois industrielles de 1833.

Owen s’inspire également de New Lanark pour développer, au moment de la crise sociale qui frappe la Grande-Bretagne au lendemain des guerres napoléoniennes, un programme de réforme de l’aide aux pauvres. Partisan d’une abolition du système désormais obsolète des Poor Laws, Owen propose de loger les indigents dans des communautés industrialo-agricoles rurales, en vue d’assurer à la fois leur subsistance ainsi que l’avenir économique du pays. Ces « villages de la coopération », également connus sous le nom de « Plan de M. Owen », s’attirent les foudres des milieux radicaux, qui y voient une nouvelle forme de workhouse.

En proie à une frustration grandissante, Owen ne renonce pas au capitalisme, mais il en propose désormais une conception beaucoup plus critique, qu’il expose en 1815 dans ses Observations on the Effects of the Manufacturing Trades. Identifiant la valeur-travail, et non le capital, comme la source de la richesse des nations, il récuse l’esprit de compétition acharné et la recherche autocentrée du profit qui caractérisent selon lui l’économie politique « irrationnelle » de son temps, telle que l’encouragent Malthus et Ricardo. De plus, en août 1817, lors de deux meetings politiques tenus à Londres, il prend publiquement parti contre la religion en tant que source de sectarisme et de divisions entre les hommes. Peu après, il annonce que les résultats de son expérience sur le caractère des ouvriers de New Lanark ne doivent plus seulement être appliqués en vue de l’amélioration des seules classes laborieuses, mais de la société toute entière. D’abord exposée lors d’un discours à la population de New Lanark tenu le 1er janvier 1816, lors de l’inauguration de l’Institut de la Formation du Caractère, cette version finalisée du « Plan » est pleinement exposée en 1820 dans son Report to the County of Lanark. En outre, à partir de son discours de 1816, Owen adopte une rhétorique millénariste pour se penser en prophète séculier. Annonçant l’avènement d’une crise sociale, il promet la renaissance sous la forme d’un « nouveau monde moral », qu’il conçoit comme une fédération mondiale de communautés auto-suffisantes, en vue d’émanciper l’humanité toute entière, en vertu d’un machinisme désormais humanisé.

En dépit du scandale qui suit sa diatribe antireligieuse de 1817, Owen continue d’intriguer, et New Lanark attire toujours plus de visiteurs. Il conserve également l’appui du Duc de Kent, qui demeure son principal mécène. À la recherche de nouveaux soutiens, Owen consacre les années 1818-1820 à la promotion de son système, en Grande-Bretagne comme à l’étranger. En 1818, il est présent au congrès d’Aix-la-Chapelle, où il tente, sans succès, de convertir les chefs d’État européens à ses idées. Une société philanthropique est fondée en 1819 afin de lever des fonds en vue de l’établissement de villages de la coopération, mais ses activités sont suspendues après le décès du Duc de Kent en 1820. Le flambeau est partiellement repris la même année par un groupe de notables du Lanarkshire, comté où est situé New Lanark. Enthousiasmés par l’expérience de la filature, ils sont également commanditaires du Report to the County of Lanark, qui débouche en 1825 sur la fondation d’Orbiston (près de Glasgow), première communauté owéniste de l’histoire. En 1822 et 1823, Owen effectue également une tournée en Irlande afin d’y promouvoir ses projets communautaires, mais ses efforts demeurent sans suite.

Ces échecs répétés jouent pour Owen un rôle d’aiguillon à l’engagement direct, et dès les années 1820, il commence à nourrir le projet de fonder lui-même une communauté volontaire. Il fait part de ce projet au cours d’échanges épistolaires avec Wilhelm Rapp, pasteur piétiste d’origine allemande et fondateur d’une communauté religieuse dans l’Indiana. Le désintérêt progressif pour ses fonctions d’industriel, conséquence logique de la radicalisation de ses idées politiques, se fait d’autant plus pressant que son autorité à New Lanark se voit elle aussi contestée. Ses associés, William Allen en premier lieu, contestent son irréligion et rétablissent en 1823 un programme d’enseignement plus classique, recentré sur l’étude du catéchisme. Les querelles religieuses portent également un coup à sa vie conjugale : son épouse, très pieuse, ne partage en rien ses projets communautaires. Un conflit oppose également la même année Owen à ses employés, qui refusent de lui céder la gestion de la caisse d’assurance-maladie de New Lanark, elle-même frappée de banqueroute. Dans un courrier adressé aux autres actionnaires, un comité d’ouvriers fustige le paternalisme et l’autoritarisme de leur patron. Devenu persona non grata, Owen décide d’abandonner ses fonctions de capitaine d’industrie pour se consacrer entièrement à ses activités politiques. En 1824, il rachète la communauté de Rapp dans l’Indiana, et l’année suivante, il part s’installer aux Etats-Unis en compagnie de ses fils. Son épouse demeure en Angleterre, ainsi que leurs filles. Tout porte à croire que les époux Owen sont désormais officieusement séparés. Anne Caroline Owen décède en 1831, sans que le couple ait a priori renoué.

L’ancienne communauté de Rapp, rebaptisée New Harmony, a pour but de pousser à leur terme les solutions sociales esquissées et expérimentées à New Lanark. On y retrouve un système scolaire semblable, ainsi que la bipartition entre industrie et agriculture souhaitée par Owen dans son projet de « villages de la coopération ». L’expérience américaine échoue cependant. La communauté devient rapidement un gouffre financier, où Owen engloutit la quasi-totalité de sa fortune, conservant ses parts à New Lanark jusqu’en 1828. L’établissement est en outre miné de dissensions internes, accueillant un groupe de libres-penseurs qui s’accommodent mal du mode de gouvernement paternaliste que prise Owen. Comme à New Lanark, il admet mal la critique, et se pose en exemple à suivre. La communauté est dissoute en 1827 ; Owen tente, sans succès, d’en fonder une nouvelle à la frontière mexicano-texane, et se résout à rentrer en Grande-Bretagne en 1828. Ses fils, avec qui il demeure en bons termes jusqu’à la fin de sa vie, décident de demeurer aux Etats-Unis. Ils sont rejoints par leur sœur Jane en 1833, après le décès de leur mère et de leurs deux autres sœurs Anne et Mary.

A son retour, Owen se découvre un groupe de partisans, recrutés essentiellement dans un milieu d’ouvriers qualifiés, d’artisans et de petits commerçants, souvent radicaux et libres-penseurs. En 1828, l’expérience d’Orbiston s’achève, pour des raisons similaires à celles rencontrées à New Harmony, sans pour autant sonner le glas du mouvement owéniste naissant. Suivant l’exemple de l’économat de New Lanark, plusieurs coopératives de consommateurs voient le jour dans les années qui suivent. En 1830, on en compte environ 300 de ces organisations pour l’ensemble de la Grande-Bretagne. Créées afin de lever des fonds destinés à la création de communautés, ces coopératives visent également à assurer un niveau de vie décent aux classes laborieuses. Ce premier mouvement owéniste rassemble notamment Abram Combe (1775-1827), frère de George Combe (1788-1858), inventeur de la phrénologie, ainsi que les économistes William Thompson (1775-1833) et

John Gray

, qui fréquente les cercles owénistes de Manchester. A cette époque, Owen connaît un retour en grâce. Son hebdomadaire, le New Moral World, est publié entre 1834 et 1845. Il fait également paraître son ouvrage le plus complet, The Book of the New Moral World, qui reprend et précise les principes développés dans A New View of Society et le Report to the County of Lanark. Il obtient également le soutien de plusieurs intellectuels, dont Charles Bray et le chartiste Bronterre O’Brien, qui, en dépit de certaines divergences de fond, perçoivent en lui un précurseur. Il est même présenté à la reine Victoria en 1839.

La même année, la Rational Society acquiert un terrain à Queenwood, dans le Hampshire, afin d’y fonder la communauté dont rêve Owen, libérée à la fois des impératifs capitalistes de New Lanark et des scories de New Harmony. Son projet social et architectural s’avère cependant irréalisable car trop ambitieux. Le capital de la Rational Society est englouti en 1842 dans la construction d’un imposant bâtiment communautaire qu’Owen souhaite doter d’une cantine modèle, d’eau courante et d’éclairage au gaz. Deux ans plus tard, l’association fait faillite, et le fiasco de Queenwood sonne le glas de l’owénisme en tant que mouvement politique organisé. Désormais marginalisé, Owen demeure cependant populaire auprès des cercles coopératistes, qui se développent véritablement à partir de la fin des années 1840, suivant l’exemple des « Pionniers de Rochdale ».

Durant la fin de la décennie, Owen voyage beaucoup, se rendant aux Etats-Unis en 1846 et à Paris en 1848, afin d’y populariser ses idées au lendemain de la révolution. Les dernières années de sa vie sont dominées par sa conversion au spiritisme, mesure incomprise par nombre de ses partisans, ainsi que par la rédaction de son autobiographie, The Life of Robert Owen, written by himself, publiée à titre posthume en 1858. Il continue également à donner des meetings politiques, prêchant sans relâche le bien-fondé de sa doctrine. En octobre 1858, au retour de l’une de ces réunions donnée à Liverpool, il décide, se sentant mourant, de se rendre dans sa ville natale. Il y décède le 17 novembre 1858, en présence de son fils aîné, Robert Dale Owen. Il est inhumé au cimetière de Newtown dans le caveau familial.

Reconnu comme l’un des plus grands philanthropes de son temps, grâce à son action à New Lanark, Owen et ses théories communautaristes ont été marginalisés en Grande-Bretagne après l’abandon de Queenwood, tandis que le marxisme gagnait en popularité. Rattaché, depuis le Manifeste communiste, au courant du « socialisme utopique », aux côtés de Saint-Simon et Fourier, Owen n’en est pas moins considéré par Marx et Engels comme un précurseur du « socialisme scientifique », en raison de son traitement comparativement humaniste des classes ouvrières, et de sa théorie du temps de travail comme mesure de la richesse. Il semble cependant difficile d’envisager le « socialisme utopique » comme une véritable école de pensée. En premier lieu, Owen a tenté, dans les années 1830, de purger son mouvement de toute influence saint-simonienne. Sa pensée et celle de Fourier témoignent de similarités profondes, partageant une même volonté de conférer une portée scientifique et expérimentale à l’observation de la société en vue de son amélioration future. Les coopérations qui auraient pu se nouer restent cependant lettre morte. Admiratif de New Lanark, Fourier écrit à Owen en 1824, lui offrant son assistance et ses conseils en matière de création communautaire. Peu enclin à subordonner sa doctrine à celle d’autrui, Owen lui oppose son refus, provoquant une brouille durable avec Fourier, qui ne cessera dès lors de condamner l’owénisme.

La dimension pionnière d’Owen, qui semble faire l’unanimité, a été l’instrument majeur d’une entreprise de réhabilitation politique initiée par les Fabiens dans les années 1880-1900. En dépit d’une forte coloration paternaliste, qui défie toute entreprise de classification politique selon les clivages gauche/droite d’aujourd’hui, sa pensée et son action ont cependant joué un rôle précurseur indéniable en matière de droit du travail, d’éducation populaire, ainsi que dans la genèse du mouvement coopératif britannique. Précédant le Manifeste du parti communiste (1848), les théories d’Owen ont permis aux socialistes britanniques de fonder une tradition politique nationale, car ne devant rien au marxisme. Outre l’avantage de l’antériorité historique, qui ferait de lui l’un des premiers « véritables » socialistes, dans la lignée des mouvements diggers du XVIIe siècle, l’industriel philanthropie incarne un idéal de conciliation aux antipodes du principe de lutte des classes favorisé par le marxisme. Le socialisme britannique, plus modéré, ainsi qu’en témoigne la force de son mouvement coopératif, a donc rapidement vu en Owen son père spirituel. Depuis le XIXe siècle, le souvenir de cet héritage est régulièrement réactivé à des échelles diverses. Owen a ainsi constitué l’un des points de référence dans la création du système scolaire britannique contemporain, et avec le mouvement des villes nouvelles d’après-guerre. Dans le cadre de l’émergence du New Labour, Tony Blair s’est également réclamé d’Owen de façon ponctuelle, rappelant son attachement à un idéal de communauté placé en porte-à-faux de la tradition étatiste favorisée par les premiers travaillistes. Enfin, depuis les Pionniers de Rochdale, pour la plupart owénistes convaincus, le mouvement coopératif britannique considère Robert Owen comme son père fondateur.

Par la longévité de sa carrière politique et la variété de sujets à avoir piqué son intérêt, Owen a joué un rôle de canevas sur lequel les divers courants socialistes britanniques en quête de récits fondateurs ont pu venir se projeter. Ce faisant, ce qui était hier considéré comme utopique a été progressivement réintégré à une tradition politique antérieure au British Labour Movement, par conséquent plus essentiellement britannique encore. Au fil de de ces vagues de réinterprétation, Owen demeure donc le « père du socialisme britannique ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article75760, notice OWEN Robert par Ophélie Siméon (mars 2013), version mise en ligne le 22 avril 2013, dernière modification le 24 mai 2017.

Par Ophélie Siméon (mars 2013)

Robert Owen par William Henry Brooke
Robert Owen par William Henry Brooke

Œuvres :
A New View of Society ; or Essays on the Principle of the Formation of the Human Character, and the Application of the Principle to Practice, 4 vols., 1813-16.
Observations on the Effect of the Manufacturing System, 1815.
On the Employment of Children in Manufactories, 1818.
An Address to the Working Classes, 1819.
Report to the County of Lanark, 1820.
The Book of the New Moral World, 7 vols., 1836-1845.
The Revolution in the Mind and Practice of the Human Race, 1849.
The Life of Robert Owen, written by himself, 2 vols., 1858.

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OWEN, Robert Dale. Threading My Way : Twenty-seven Years of Autobiography. Londres, 1857.
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