Par Cédric Boissière (octobre 2011)
Né le 8 février 1819 à Londres ; mort le 20 janvier 1900 à Coniston, Lancashire (aujourd’hui Cumbria) ; écrivain, critique d’art, réformateur.
Originaire d’un milieu aisé (son père était un riche importateur de sherry), John Ruskin fut éduqué à domicile, par ses parents et des précepteurs. Son père, qui avait été frustré dans ses ambitions intellectuelles, ne pouvant faire d’études, lui laissa l’entière liberté de faire ce qui lui plaisait. Ruskin put ainsi se diriger vers l’art. Il subit aussi fortement et durablement l’influence de sa mère, Margaret Ruskin, une femme marquée par le puritanisme évangélique : elle lui faisait apprendre par cœur des passages de la Bible. Il lui dut ainsi la base de sa réflexion artistique mais aussi sociale. Pour lui, la morale et la spiritualité devaient jouer un grand rôle dans la régénération de la société. Cette éducation familiale fut complétée par de nombreux voyages, habitude que Ruskin conserva.
À dix-sept ans, il s’inscrivit en auditeur libre à l’université d’Oxford. Sa mère s’y installa avec lui. Des difficultés de santé l’empêchèrent de passer ses examens. Une licence honoraire lui fut accordée puis il obtint son MA en 1843.
La même année, après un nouveau voyage sur le continent, Ruskin publia le premier des six tomes de ses Modern Painters, l’ouvrage qui le rendit célèbre. Il y développait ses idées sur la Vérité, la Beauté et l’Imagination en art. Il y défendit les œuvres de Turner puis des Préraphaélites. Il se tourna ensuite vers l’architecture avec The Seven Lamps of Architecture (1849) et surtout The Stones of Venice (1851-1853) qui nourrirent la tendance architecturale du néo-gothique.
Des trois tomes de cet ouvrage, le chapitre « The Nature of Gothic » fut le passage qui eut le plus d’influence, mais dans un tout autre domaine que l’architecture. Il dénonçait en effet les méfaits du capitalisme libéral. Le texte fut régulièrement publié de façon autonome. Ruskin s’y montre très critique de la société industrielle qui selon lui réduit l’homme à une simple machine. L’idéal pour Ruskin est une société féodale harmonieuse où l’aspect spirituel existe encore. Cet idéal a disparu dans le « progrès » (qui n’en est pas un pour lui) matérialiste du monde industriel. La parcellisation des tâches a comme conséquence la parcellisation des âmes et des corps empêchant tout amélioration morale et intellectuelle des ouvriers. Pour devenir des êtres complets, les ouvriers doivent pouvoir comprendre (et réaliser) l’intégralité des objets produits, comme les artisans du Moyen-Âge. Ruskin va même plus loin, critiquant les prémisses de la société de consommation qui fait produire en série des objets inutiles à des ouvriers exploités, privés de leur liberté et de leur créativité. La quête de la perfection de l’objet standardisé mène pour lui à une déshumanisation de l’ouvrier, obligé d’être lui aussi parfait comme une machine. Ces écrits eurent une grande influence dans les décennies qui suivirent, par exemple sur la pensée de William Morris.
Ce fut dès 1854 que parut la première édition séparée de « The Nature of Gothic », à l’occasion de l’inauguration du Working Men’s College, un établissement de formation continue créé à Londres par le socialiste chrétien F. D. Maurice. Dès la fin des années 1840, Ruskin et Maurice étaient devenus amis. Ruskin s’intéressa aux initiatives d’éducation populaire de F. D. Maurice. Il accepta ainsi de venir enseigner, gratuitement, le dessin au Working Men’s College. Il considérait qu’il ne contribuerait peut-être pas à « faire d’un charpentier un artiste, mais à le rendre plus heureux dans son métier de charpentier ». Dans le même ordre d’idées, il s’impliqua dans l’expérience de Margaret Bell, Winnington Hall School, une école moderne pour jeunes filles, fondée à Northwich, où il enseigna le dessin. Il finança aussi diverses entreprises philanthropiques d’Octavia Hill. Plus tard, en hommage, le collège fondé à Oxford pour l’éducation des ouvriers allait porter son nom.
En 1870, Ruskin fut nommé à la « chaire Slade », tout juste créée et destinée à l’enseignement des beaux-arts à l’université d’Oxford. La qualité de son enseignement fut telle que la chaire est depuis surnommée « chaire Ruskin ».
Ses derniers écrits furent de plus en plus consacrés à la question sociale et à la condamnation des méfaits du capitalisme libéral. Unto this Last (1862) est une remise en cause des idées des économistes libéraux qui depuis Adam Smith séparent leur objet d’étude de toute réalité et considération morale. En définissant l’homo economicus abstrait dont l’égoïsme personnel finit par bénéficier à la société dans son ensemble, ces économistes, pour Ruskin, poussent les individus à ressembler à cet homme abstrait, abandonnant dans le processus toutes les vertus qui font d’eux des êtres humains complets. Il rappelle l’importance de la notion de service désintéressé que même les industriels et commerçants devraient respecter puisqu’ils sont eux-aussi au service de la communauté. Ruskin insiste sur le fait que les individus sont tous liés et qu’il est donc impossible d’étudier un aspect de la société de façon séparée. Si on réfléchit en termes d’individus solidaires et non en termes d’éléments abstraits, il faut alors tenir compte des conséquences morales et des effets des actes sur des individus réels. Ainsi, pour Ruskin, un salaire bas, fixé par le marché, peut être ressenti comme un véritable vol par l’ouvrier. « Unto this last » fait en effet référence à la parabole biblique dite des ouvriers envoyés à la vigne (qui se termine par l’expression « les premiers seront les derniers »). Une des interprétations de cette parabole, celle choisie par Ruskin, est le concept du salaire minimum. Il rejette la notion de valeur telle que définie par les économistes libéraux. Pour lui, un objet n’a pas d’autre valeur que son utilité à la vie. « Il n’y a d’autre richesse que la vie même » est la conclusion évidente de ce livre que son auteur considérait comme son œuvre la plus importante. Unto this Last ne connut pas de succès à sa sortie. Il fut par contre très attaqué. La violence des adversaires de l’ouvrage semblait cependant prouver aux partisans de Ruskin qu’il ne devait finalement pas avoir si tort que cela. Cependant, les rééditions après 1877 connurent un grand succès de librairie. En 1910, 100,000 exemplaires avaient été vendus. Il avait même été traduit dans de nombreuses langues, dont en gujarati par Mohandas Gandhi qui s’en inspira fortement pour ses propres initiatives en Inde. Les lecteurs ont aussi pu voir dans Unto this Last une préfiguration de l’État-providence ou des préoccupations écologistes, puisque Ruskin considère la pollution et la destruction de la nature comme des méfaits du capitalisme.
De 1871 à 1884, Ruskin publia chaque mois des lettres à l’adresse des ouvriers britanniques, sous le titre Fors Clavigera. Il y eut au total 96 lettres. Elles abordaient divers sujets sociaux ou moraux, dans la veine d’Unto this Last. Pour tenter d’appliquer concrètement ses idées, il fonda en 1871 la « Guilde de Saint-Georges ». Cette organisation s’inspirait de la structure aristocratique de la République de Venise médiévale, des ordres de chevalerie, mais aussi des guildes d’artisans des villes médiévales. L’idée était de mettre en pratique, par l’exemple, ses idées de transformations sociales. Diverses initiatives eurent lieu, principalement de la part de ses étudiants d’Oxford : coopératives agricoles travaillant de façon « traditionnelle » ; manufactures textiles ; bibliothèques et musées à destination des ouvriers. La plupart échouèrent, cependant, le musée d’art destiné aux ouvriers à Sheffield existe toujours, intégré dans les Millennium Galleries, le grand musée de la ville.
De 1848 à 1854, Ruskin fut marié à Effie Gray. Le mariage fut annulé pour non-consommation. Au début des années 1860, il tomba amoureux de la très jeune Rose La Touche (née en 1848). Il la demanda en mariage (et elle accepta) en 1866 malgré les difficultés suscitées par les parents de la jeune fille. Ils purent à peine se voir dans les années qui suivirent et Rose La Touche mourut d’anorexie mentale en 1875, plongeant Ruskin dans une grave dépression. Il s’était installé à Coniston dans le Lake District en 1872. Vieillissant et rendu littéralement fou par le chagrin, il n’en bougea pratiquement plus. Il mourut le 20 janvier 1900 d’une mauvaise grippe.
Par Cédric Boissière (octobre 2011)
ŒUVRES : The Nature of Gothic., 1853. (télécharger sur archive.org) ; Unto this Last., 1862. (télécharger sur archive.org) ; Fors Clavigera, 1884. (télécharger sur archive.org)
BIBLIOGRAPHIE : P. Jaudel, La pensée sociale de John Ruskin, Klincksieck, Paris, 1972. — J. Abse, John Ruskin : the Passionate Moralist, Knopf, New-York, 1981. — G.P. Landow, Ruskin, Oxford UP, 1985 — T. Hilton, John Ruskin : the Early Years 1819-1859, Yale UP, 2000. — T. Hilton, John Ruskin : the Later Years 1819-1859, Yale UP, 2000. — P.D. Anthony, John Ruskin’s Labour : a Study of Ruskin’s Social Theory, Cambridge UP, 2008. — Robert Hewison, ‘Ruskin, John (1819–1900)’, Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, janvier 2010.