THOMPSON William

Par Notice revue et augmentée par Laurent Colantonio (septembre 2011)

Né en 1775 à Cork, Irlande ; mort le 28 mars 1833 à Rosscarbery, comté de Cork ; théoricien socialiste et féministe.

William Thompson est certainement le plus important théoricien socialiste irlandais au XIXe siècle. Économiste, philosophe, philanthrope, militant féministe et réformateur social, c’est le premier publiciste de renom à se lier au mouvement coopératiste. Sa production littéraire considérable est tournée avant tout vers les questions sociales et économiques, la quête du bien-être pour le genre humain et l’avènement d’une société juste. Il définit avec précision les moyens à mettre en œuvre pour parvenir, selon lui, à émanciper les hommes et les femmes des tutelles oppressantes et corrompues. Sa pensée critique s’inspire à la fois des théories des économistes classiques sur lesquelles il porte cependant un regard très critique, de la morale du bonheur de Bentham qu’il adapte à sa conception socialiste du monde (certains auteurs parlent d’un « utilitarisme radical » [T.M. Luddy, 2002]) et des idées de Robert Owen. Il appartient au petit groupe des économistes pré-marxistes qui contribue à formuler la théorie de la plus-value.

William Thompson est le fils d’un riche propriétaire irlandais protestant, John Thompson, qui avait été élu maire de Cork en 1794. À sa mort en 1814, il transmet à William un important patrimoine foncier : le domaine familial s’étend en effet sur 1 400 acres (environ 566 ha) dans la région de Cork. De la jeunesse de William on sait peu de choses. Il semble avoir fait preuve, assez tôt, d’un goût très vif pour l’étude et la lecture.

Localement, il forge sa popularité en soutenant dès 1812 le candidat aux élections favorable à l’émancipation des catholiques puis, à partir de 1814, en travaillant à l’amélioration des conditions de vie et de travail des paysans installés sur ses terres. Il renforce sa réputation de radical en publiant en 1818 un premier essai intitulé Practical Education for the South of Ireland, adressé au chef de l’exécutif britannique en Irlande, le Chief Secretary for Ireland, en l’occurrence le jeune Robert Peel. Thompson y expose ses vues sur la nécessité de promouvoir un système d’éducation populaire de qualité et accessible à tous, riches ou pauvres, enfants ou adultes, adapté aux situations de chacun. Il y dénonce le mauvais usage et le détournement de l’argent public affecté à cet ambitieux projet pédagogique dans la région de Cork. La même année, il envisage la création d’une école expérimentale, mieux adaptée à la société moderne et dédiée en priorité aux enfants de tenanciers, suivant le modèle proposé par Bentham dans son recueil Chrestomathia (1816) (Le Savoir Utile). Le manque de moyens l’empêche de concrétiser son projet, mais la relation qu’il a nouée avec Bentham se prolongera bien au-delà de cet échec, sous la forme de nombreux échanges et collaborations intellectuelles jusqu’à sa mort.

C’est chez Bentham, où il réside d’octobre 1822 à février 1823, que Thompson rédige la majeure partie de son Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth (1824) (Enquête sur les principes de la distribution de la richesse). Il y approfondit sa réflexion sur les inégalités, leurs origines et les moyens de les combattre sans compromettre le travail ou la production de richesses. Il définit de façon large la richesse comme « tout objet de désir produit par le travail » (Inquiry, p. 6). Pour lui, le point nodal consiste à instaurer au sein de la société une plus juste redistribution des profits réalisés, bien au-delà de ce qu’envisagent l’économie politique classique de Ricardo ou l’utilitarisme de Bentham. De celui-ci, il retient l’objectif du « plus grand bonheur du plus grand nombre » et il montre que les mêmes unités de richesse données à un démuni généreront beaucoup plus de bonheur que si elles sont données à un nanti, donc la répartition égalitaire des richesses permet de répondre aux impératifs de la morale benthamienne. De Ricardo, il retient la théorie de la valeur-travail (seul le travail crée la valeur) qu’il pousse à des conclusions socialistes (seul le travailleur a droit au produit du travail, et il a droit à la totalité des fruits de son travail). Et Thompson de présenter son alternative au système économique en vigueur : l’organisation coopératiste du travail, telle qu’elle est notamment pratiquée par Owen. Selon Thompson, seul le système coopératiste est en mesure de promouvoir l’harmonie sociale et l’égalité entre les humains, le profit issu du travail étant mutualisé et équitablement redistribué entre tous, et non plus accaparé par « une classe de capitalistes, de rentiers ou de propriétaires terriens », en d’autres termes par la minorité qui a le moins participé à la production des biens et qui profite le plus du travail des autres. L’Enquête de Thompson s’impose comme l’un des grands classiques du mouvement coopératiste britannique, dont il est lui-même un membre convaincu et influent.

En 1825, l’amitié et la collaboration de Thompson avec sa compatriote irlandaise Anna Doyle Wheeler le conduit à faire paraître un autre opus retentissant, souvent présenté comme le premier grand texte du féminisme socialiste : Appeal of one Half the Human Race, Women, against the Pretensions of the Other Half, Men, to Retain them in Political and thence in Civil and Domestic Slavery (Appel de la moitié du genre humain, les Femmes, contre les prétentions de l’autre moitié, les Hommes, à les maintenir dans une situation d’esclavage politique, civil et domestique). Signé du seul nom de Thompson, le texte est en réalité essentiellement un exposé de la pensée d’Anna Wheeler, comme Thompson l’indique d’ailleurs dans une « Lettre introductive à Mrs Wheeler ». C’est principalement sous l’influence de Thompson et de cet essai que le mouvement socialiste coopératiste de l’époque a adopté les principales revendications féministes. L’Appel répond aux penseurs réformistes qui, tel James Mill (On Government, 1819), se sont déclarés hostiles au droit de vote des femmes, sous prétexte que leurs intérêts étaient déjà représentés par leur mari, leur père ou leur frère. Thompson et Wheeler affirment au contraire qu’un système social, même réformé, qui néglige la moitié de la population ne peut prétendre à fournir le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, et ils revendiquent ensemble l’égalité des sexes, notamment en terme de droits politiques. Thompson articule ici sa critique de l’exploitation capitaliste à celle de l’exploitation des femmes.

Il dédie son livre suivant, Labor Rewarded (Le travail récompensé, 1827), aux classes laborieuses, auxquelles il s’identifie en dépit de son statut social de propriétaire terrien. Il y poursuit son œuvre critique du capitalisme, s’attachant notamment à démontrer que la compétition économique entre égaux est une chimère, puisqu’au départ chacun ne part pas sur un même pied d’égalité, que ce soit en terme de fortune, de réseau, de connaissances, de droits, etc. La « libre » compétition capitaliste conduit à favoriser une minorité au détriment du plus grand nombre, ceux qu’il nomme « les producteurs primaires », qui se voient injustement confisqués du fruit de leur labeur. C’est pourquoi, afin d’atteindre vraiment l’objectif « du plus grand bonheur pour le plus grand nombre », il prône toujours le remplacement du capitalisme par le système coopératiste.

Thompson n’est pas seulement un théoricien. À la fin des années 1820, il devient l’un des animateurs de la Société coopératiste de Londres (London Co-operative Society) et collabore activement au Co-operative Magazine. Il participe, aux côtés d’Owen, aux premiers congrès du mouvement coopératiste, où il est traité avec beaucoup de respect par les ouvriers. En mai 1831, lors d’un congrès à Manchester, William Pare suggère la création de communautés de taille modeste (2 000 membres) organisées selon les principes du socialisme coopératiste décrits par Thompson dans ses Practical Directions for the Speedy and Economical Establishment of Communities (Directives pratiques pour l’établissement rapide et économique des communautés, 1830). Cet ouvrage fournit en effet un grand nombre de recommandations pratiques en vue d’organiser la vie quotidienne dans la communauté, depuis la description du contenu des programmes d’enseignement jusqu’à l’agencement architectural des foyers ou la manière de cultiver les plantes. En septembre 1831, on annonce que la première communauté, qui doit reposer sur l’association volontaire des travailleurs et de leurs familles, sera créée près de Cork, sur les terres de Thompson. Chacun, homme ou femme, devra y jouir de droits égaux, d’une entière liberté de pensée, d’expression et d’action. À cette date, Owen, peut-être vexé de se voir relégué au second plan, s’oppose à ce que le projet de Thompson, dont l’ampleur ne lui paraît pas suffisante, soit retenu comme modèle.

Cependant, avant même que les travaux d’aménagement du site ne débutent, Thompson, dont la santé s’était dégradée, meurt en mars 1833, à l’âge de 58 ans. Par voie testamentaire, il confie l’essentiel de ses biens fonciers – évalués entre 10 000 et 16 000 livres – à un groupe d’exécuteurs testamentaires socialistes (parmi lesquels William Pare et Anna Doyle Wheeler), en prescrivant bien à ces personnes d’utiliser sa fortune pour promouvoir la cause coopératiste et faciliter l’installation de nouvelles communautés. Mais les deux sœurs de Thompson contestèrent la validité du testament, et le procès qui s’ensuivit traîna si longtemps devant les tribunaux irlandais (25 ans) que le montant du domaine y fut englouti. On peut voir là une ironie du destin et une revanche de la loi sur Thompson, dans la mesure où celui-ci, durant toute son existence, avait réclamé la réforme du droit de propriété. Toutefois, si l’héritage de Thompson n’a pu être utilisé à propager les causes qu’il avait défendues de son vivant, ses idées et ses convictions en faveur du progrès social ont continué d’exercer leur influence à travers ses livres. Il a en particulier contribué à la maturation des théories de Marx et Engels, qui le citent : Marx, Le Capital, livre II (1885), tome 1, Paris, 1974, p. 299-301 ; Manuscrits de 1857-1858 ("Grundrisse"), tome 2, Paris, 1980, p. 176 ; Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, 1972, p. 57 : Marx et Engels, L’Idéologie allemande, Paris, 1976, p. 468.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article75863, notice THOMPSON William par Notice revue et augmentée par Laurent Colantonio (septembre 2011), version mise en ligne le 11 janvier 2010, dernière modification le 21 mars 2012.

Par Notice revue et augmentée par Laurent Colantonio (septembre 2011)

ŒUVRE : Practical Education for the South of Ireland, 1818. — Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth most conducive to Human Happiness (Enquête sur les principes de distribution de la richesse et la meilleure manière de conduire au bonheur humain), Londres, 1824. — Appeal of One Half the Human Race, Women, against the Pretensions of the Other Half, Men, to retain them in Political, and thence in Civic and Domestic Slavery (Plaidoyer pour la moitié du genre humain, les femmes, contre les prétentions de l’autre moitié, les hommes, à les maintenir en esclavage), Londres, 1825, 221 p., nouvelle éd. Londres, Virago, 1983. — Labour Rewarded (Travail récompensé), Londres, 1827. — Practical Directions for the Speedy and Economical Establishment of Communities (Directives pratiques pour l’établissement rapide et économique de communautés), Londres, 1830.

BIBLIOGRAPHIE : G.J. Holyoake, History of Co-operation, 2 vol., Londres, 1875, 1879. — F. Podmore, Robert Owen, 2 vol., Londres, 1906. — R.K.P. Pankhurst, William Thompson (1775-1833) : Britain’s Pioneer, Socialist, Feminist and Co-operator, Londres, 1954. — Bibliographical Dictionary of Modem British Radicals, vol. 1, 1770-1830. — J. Droz (éd.), Histoire générale du socialisme, t. I  : des origines à 1875. — James Coombes, Utopia in Glandore, 1970 — Cormac Ó Gráda, ‘The Owenite community at Ralahine, County Clare, 1831–33 : a reassessment’, IESH, i, 1974, p. 36–48 ; E. K. Hunt, ‘Utilitarianism and the labor theory of value : a critique of the ideas of William Thompson’, History of Political Economy, xi, n° 4, 1979, p. 545–71. — Michel Prum, « Libéralisme coopératiste et productivité chez William Thompson », in Maurice Chrétien (dir.), Libéraux et anti-libéraux, Royaume-Uni, XIXe siècle, Paris, Économica, 1994, p. 95-108. — Dolores Dooley, Equality in Community : Sexual Equality in the Writings of William Thompson and Anna Doyle Wheeler, Cork, Cork University Press, 1996 — Thomas Martin Duddy, A history of Irish thought, Londres, Routledge, 2002, p. 226-232. — Noel Thompson, ‘Thompson, William (1775–1833)’, in Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004, online edn, 2009. — Dolores Dooley, ‘William Thompson’, in J. McGuire et J. Quinn (eds), Dictionary of Irish Biography, Cambridge, Cambridge University Press/Royal Irish Academy, 2009, vol. 9. — Michel Prum, « William Thompson (1775-1833) : aux sources du féminisme socialiste », in M. Monacelli et M. Prum (dir.), Ces hommes qui épousèrent la cause des femmes. Dix pionniers britanniques, Paris, L’Atelier, 2010, p. 69-80.

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