DUTHOIT Eugène

Par André Caudron

Né le 16 juin 1869 à Roubaix (Nord), mort le 21 mai 1944 à Lille (Nord) ; professeur, doyen de la faculté libre de droit de Lille ; catholique social, président des Semaines sociales de France et de l’Union internationale d’études sociales.

Appartenant par sa famille à la grande bourgeoisie industrielle de Roubaix où son père était négociant, Eugène Duthoit, orphelin de mère à l’âge de deux ans, fut élevé par ses grands-parents qui habitaient une imposante demeure, un "château" devenu plus tard l’hôtel de ville de Croix. Il fréquenta le collège de Roubaix où il eut comme professeur les abbés Louis Dillies et Paul Six. Leurs préoccupations sociales influencèrent sans doute l’élève Duthoit, membre des conférences de Saint-Vincent de Paul. Il pensa entrer au séminaire mais s’inscrivit finalement à la Faculté catholique de droit de Lille en 1886. À l’âge de dix-sept ans, il s’était fixé dans un carnet de route ce programme de vie, un programme d’ "apôtre laïc" : " Désir d’être le chevalier de Jésus-Christ dans le monde, de le faire régner dans la classe ouvrière par la visite des pauvres, d’inspirer à la jeunesse de l’ardeur pour la cause de Dieu et de l’Eglise, de travailler à la restauration de la France, d’être vraiment utile à la société par la parole et par l’exemple".

En 1891, il découvrit l’encyclique Rerum novarum au cercle d’études religieuses qu’animait le chanoine Didiot. Ce texte et plus tard Quadragesimo anno formeront l’ossature de sa pensée sociale. Disciple de Léon XIII, il reçut l’influence d’Albert de Mun, de René de La Tour du Pin, de Frédéric Le Play, sans doute grâce à Auguste Béchaux - ancien secrétaire du sociologue - qui enseigna l’économie politique à Lille. Eugène Duthoit était attaché aussi aux personnalités d’Ozanam et de Montalembert dont les effigies ornaient les murs de son bureau.

Docteur en droit en 1892, il choisit l’université plutôt qu’une situation dans l’industrie, contrairement aux visées familiales. Maître de conférences de droit constitutionnel, il jeta les bases auprès de la Faculté libre, dès 1894, d’une section - appelée plus tard Ecole - des sciences sociales et politiques. Il en fut longtemps directeur (1905-1932). Professeur titulaire en 1898, il prit la chaire de droit criminel qu’il abandonna huit ans après pour l’économie politique, plus conforme à ses goûts. En 1905 il devint assesseur du doyen Selosse, accaparé par le barreau, et prit largement en charge l’administration de la Faculté. Doyen en titre à partir de 1925, il le demeura jusqu’à son décès.

Il était très proche de ses étudiants qu’il entourait d’une " tendre affection de frère aîné ". Au sein des Facultés catholiques, il présida le fameux " Parlement Freppel " de 1897 à 1900, jusqu’au jour où celui-ci, jugé trop tumultueux, fut condamné à disparaître par l’administration de l’université. Il fonda le cercle d’études de droit public, puis le cercle Montalembert, destinés à favoriser les exercices oratoires. Il eut un rôle primordial dans la formation, parmi ses élèves, d’une élite nombreuse de militants chrétiens sociaux qui allaient se déployer sur des terrains très divers. Autour de 1900, il apparaissait déjà comme "le centre d’une famile spirituelle", selon le témoignage de Victor Diligent.

L’homme s’était fait rapidement connaître au dehors de l’université. Vice-président du conseil central des Conférences de Saint Vincent de Paul, secrétaire de l’Union de la paix sociale de Lille, il fut l’un des principaux artisans de l’essor de l’Association catholique de la jeunesse française, animant ses congrès régionaux et parvenant à rassembler des groupes plus ou moins autonomes (1896-1898). Sous son impulsion, les Facultés catholiques de Lille lancèrent en 1896 les conférences dites d’ "extension universitaire" dans les principales villes de sa région. Cette "université populaire" catholique favorisa la diffusion de la pensée de Léon XIII et la formation de militants sociaux. En même temps, Eugène Duthoit aidait l’Institut populaire de l’Epeule, créé à Roubaix par l’abbé Omer Podvin, ami du Sillon, en 1903.

Le professeur fit une incursion dans la vie politique locale comme conseiller d’arrondissement de Roubaix-Ouest (1898-1907). Son programme demandait la réduction progressive des horaires de travail, l’organisation des retraites pour la vieillesse et l’établissement des chambres de travail et d’agriculture. En 1898 et 1902, ses amis auraient voulu qu’il fût candidat "républicain catholique" dans la 6e circonscription de Lille, mais il laissa le champ libre au député sortant, le comte de Montalembert, vaguement rallié, et fit campagne pour des progressistes ou libéraux, tels Eugène Motte, son cousin germain, le "tombeur" de Jules Guesde à Roubaix, et Charles Thellier de Poncheville, président du comité catholique régional, à Valenciennes. En 1910, dans un contexte difficile, il soutint l’abbé Lemire à Hazebrouck. Aux élections municipales de 1912, il mena une liste républicaine arrivée derrière les socialistes à Croix.

Son ami Henri Lorin, président des Semaines sociales de France, le persuada, dit-on, de renoncer à la politique active pour mieux concentrer ses efforts dans d’autres domaines où son rôle semblait plus utile. Apôtre de la Représentation proportionnelle, il publia Le Suffrage de demain (1901) et fonda un bulletin, Le Proportionnaliste (1905). Dans les réunions électorales de 1919, il prit la parole en faveur de la liste conservatrice d’Union nationale et républicaine, face à la Fédération républicaine de l’abbé Lemire et des radicaux du Nord.

Au début du siècle, Eugène Duthoit s’était engagé avec vigueur dans la défense religieuse. Il passa devant le tribunal correctionnel en 1903 comme propriétaire de l’école des Frères maristes de Croix qui avaient repris leur enseignement en costume séculier, et fut acquitté. Il prononça de nombreux discours sur la loi d’association. Le 25 juillet 1907, à l’hippodrome de Roubaix, il prit la parole au meeting de protestation contre l’expulsion de cent soixante-huit religieux et religieuses des écoles de cette ville. Il ne perdait pourtant pas de vue l’action sociale, "le plus important de tous les devoirs", comme il le proclamait devant l’Union catholique de Roubaix en 1903.

En 1904, il prit part à la création des Semaines sociales de France et donna une leçon sur "La protection légale des travailleurs" à Orléans. En 1913, le cardinal Merry del Val, secrétaire d’Etat auprès du pape, lui transmit un mémoire confidentiel sur les "erreurs" des Semaines sociales, accusées de confusion entre la justice et la charité. Rome leur reprochait aussi des positions excessives sur la fonction sociale de la propriété et sur le syndicalisme chrétien. A la suite de cet avertissement, le professeur lillois rédigea une lettre de soumission, jugée insuffisante. Les responsables des Semaines sociales la complétèrent par une déclaration publique d’attachement à la doctrine sociale du Saint-Siège. Auparavant, le secrétaire d’Etat de Pie X avait désapprouvé les discours d’Eugène Duthoit aux congrès des Ligues sociales d’acheteurs (1907-1912), à cause de l’"inter-confessionnalité" de ce mouvement visant l’éducation du consommateur. L’intéressé n’en continua pas moins d’y participer.

Mobilisé en 1914 comme capitaine au 7e régiment d’infanterie territoriale, il fit Verdun et passa trois ans au front. Il était titulaire de la croix de guerre avec deux citations et chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire lorsque le gouvernement le chargea de plaider la cause française aux Etats-Unis et au Canada. Il partit le 20 novembre 1917 en compagnie du lieutenant Charles Flory. Leurs conférences et leurs visites, jusqu’au 10 mai 1918, avaient pour objet de gommer l’image d’une France massivement athée.

Henri Lorin étant mort, Eugène Duthoit devint en 1919 président des Semaines sociales auxquelles il apporta un rayonnement international. Ses leçons d’ouverture, furent célèbres. Désormais, "l’université itinérante du catholicisme social", rassemblant chaque année quelque deux mille auditeurs, bénéficiait de la confiance et de l’approbation du Saint-Siège. Son président restait néanmoins un homme de terrain, l’un des premiers à mettre en pratique la devise des Semaines sociales : "La science pour l’action". Fondateur et président de l’Union mutuelle croisienne (1912), président de la Société lilloise des cités-jardins qu’avait fondée l’abbé Henri Lestienne en 1911, il présida la première réunion publique du syndicat libre d’ouvriers de Roubaix (1919). Il prit avec l’abbé Six une part déterminante à la création des secrétariats sociaux et en dirigea l’union régionale à partir de 1921. Conseiller de la CFTC, il forma ses dirigeants au sein de l’Ecole normale ouvrière.

Quand Eugène Mathon, au nom du Consortium textile de Roubaix-Tourcoing, déposa sa plainte à Rome contre les syndicats chrétiens, accusés de collision avec les marxistes, c’est à Eugène Duthoit que s’adressa la Sacrée Congrégation du Concile pour connaître l’avis des catholiques sociaux (1924). Celui-ci, en liaison avec Mgr Vanneufville, son correspondant à Rome, rédigea en 1927 un document intitulé "Un essai de mise au point", dont le contenu inspira la réponse du Vatican, publiée deux ans plus tard, Mgr Liénart étant depuis peu évêque de Lille. Ce document approuvait les syndicats libres et l’apostolat des prêtres en milieu de travail.

Le professeur lillois était devenu président de l’Union internationale d’études sociales, fondée en 1921. Il garda cependant des liens étroits avec sa région. En 1930, il prit la présidence du Comité catholique diocésain, réorganisé selon la volonté du cardinal Liénart pendant que s’enracinaient les mouvements spécialisés par "milieux". En 1932, il aida Valentine Charrondière à fonder l’Ecole de service social des Facultés catholiques de Lille. La même année, conformément au voeu de Rome, il créa l’Ecole des missionnaires du travail, qui attira longtemps à Lille des prêtres de différents diocèses et d’autres pays. Il en prit lui-même la direction. Parmi les premiers étudiants de cette école figura l’abbé Henri Godin dont le mémoire peu conformiste, ébauche de France, pays de mission ? surprit beaucoup Eugène Duthoit. Celui-ci, à la veille de la guerre, voyait la contestation monter autour des Semaines sociales, ouvertes néanmoins à diverses tendances. La remise en cause de la doctrine sociale de l’Eglise et des institutions temporelles chrétiennes était à ses débuts.

Sous l’occupation allemande, Eugène Duthoit déçut beaucoup de ses disciples par son "loyalisme" à l’égard de l’Etat français et par sa désapprobation de la Résistance. Membre des « Amis du Maréchal », il rédigea dès 1940 un projet de constitution et publia en 1941 Rénovation française : l’apport des Semaines sociales. En 1943, il préfaça la thèse de Jules Lamoot sur La Charte du Travail et la doctrine sociale de l’Eglise. En opposition avec la plupart des syndicalistes chrétiens, il recommandait aux catholiques de coopérer à l’application de la Charte et d’en tirer le meilleur parti possible. Il disparut quelques mois avant la Libération.

Celui qu’on avait surnommé « l’Evêque du dehors » a plaidé inlassablement pour la subordination de l’économie à la morale. Il fut toujours préoccupé par les questions d’organisation sociale, économique et politique. Partisan du sénat professionnel et de la régionalisation, il souhaitait aussi une sorte de « constitutionnalisme » qui se serait substitué à la monarchie dans l’entreprise. Bien qu’il fût convaincu de la nécessité de syndicats puissants, ceux-ci constituaient, dans son esprit, une étape vers l’organisation professionnelle dont la phase finale eût été la corporation. Le syndicat libre aurait-il eu encore sa place au stade ultime de la profession organisée ? La pensée d’Eugène Duthoit apparut hésitante sur ce point.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article76053, notice DUTHOIT Eugène par André Caudron, version mise en ligne le 27 janvier 2010, dernière modification le 17 novembre 2021.

Par André Caudron

ŒUVRE :Vers l’Organisation professionnelle (1910), Pages catholiques sociales (1912), Liberté du contrat et tradition chrétienne (1914), Aux Confins de la morale et du droit public (1919), Vie économique et catholicisme (1925), Comment aménager la Cité française - Un plan de réformes politiques (1926), Le Catholicisme, lien social (1929), Vers une Economie ordonnée (1932), L’Economie au service de l’homme (1932), etc. Collaboration à La Vie catholique, Politique, Sept, L’Aube, Temps présent, Chronique sociale de France, La Croix du Nord, Le Journal de Roubaix, etc.

SOURCES : "Eugène Duthoit", Chronique sociale de France, Lyon, juillet-août 1944 - Jules Lamoot, Eugène Duthoit, Paris, Spes, 1955 - André Caudron, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, IV. Lille Flandre, Paris-Lille, Beauchesne-Centre d’histoire de la Région du Nord, 1990 ; "Un vivier de militants chrétiens : la Faculté libre de droit de Lille entre 1895 et 1914", Ensemble, 1981 ; "Eugène Duthoit et la première génération de catholiques sociaux", Revue du Nord, avril-septembre 1991 - Livre d’or du cinquantenaire de la fondation de l’Université catholique de Lille, 1877-1927, Lille, Imprimerie du Nouvelliste et de La Dépêche, 1927 -Victor Diligent, discours et extraits, documents réunis par J. Crombé, Lille, SILIC, 1932 - Eugène Masure, "In mémoriam", Facultés catholiques de Lille, juillet 1954 - René Théry, "Faculté de droit. Deux longs règnes", Ensemble, décembre 1976 - J.-P. Ribaut, "Eugène Duthoit, inspirateur du catholicisme social dans le Nord", Les Pays-Bas français, annales 1980, Rekkem ; "Les Archives d’Eugène Duthoit", Mélanges Charles Molette, 1989 - Hubert Claude, "Les Facultés catholiques de Lille au temps de l’occupation, 1940-1945", Revue du Nord, avril-juin 1978 ; André Caudron, "Démocrates chrétiens de la région du Nord dans la Résistance", ibid., juillet-septembre 1978 - Daniel-Marie Cartiaux, « Eugène Duthoit, lecteur de Rerum novarum », Revue du Nord, avril-septembre 1991 - Colloque Eugène Duthoit, Lille, 1994 (à paraître).

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