SOREL Georges

Par Joanna Gornicka

Né le 2 novembre 1847 à Cherbourg (Manche), mort le 27 août 1922 à Boulogne-sur-Seine ; ingénieur ; philosophe et sociologue ; théoricien du syndicalisme révolutionnaire.

Bien que son influence sur l’évolution du mouvement syndical ait été assez faible, G. Sorel n’en occupe pas moins une place importante dans l’histoire de la pensée socialiste et philosophique française. Il a été l’un des premiers penseurs à introduire les idées du marxisme en France, l’un des premiers à examiner les problèmes des mouvements sociaux selon les catégories du matérialisme historique. Marx, Nietzsche et Bergson d’une part, le pragmatiste américain James, d’autre part, ont fortement influencé les conceptions soreliennes qui doivent leur caractère spécifique de socialisme syndicaliste aux contacts qu’eut G. Sorel avec Pelloutier et Delesalle, chefs de file du mouvement ouvrier.

Georges Sorel était le petit-fils d’un ancien officier de l’armée de Napoléon, aux idées très libérales, qui fut ensuite maire de Barfleur. Sa mère, catholique et traditionaliste, exerça sur son fils une influence prépondérante. Ses années d’adolescence et le début de sa carrière ne laissaient présager en rien ses écrits philosophiques et sa théorie du mouvement ouvrier. Esprit universel, Sorel obtint les baccalauréats ès lettres et ès sciences au collège de Cherbourg en 1864. La même année il vint à Paris préparer le concours d’entrée à l’École polytechnique ; il en sortit en 1869. Un an plus tard on l’envoya en Corse où il passa la durée de la guerre. En juillet 1871 il regagna le continent et se consacra pendant plus de vingt ans à sa carrière d’ingénieur. Il fut affecté successivement à Draguignan, à Gap, à Mostaganem et finalement à Perpignan où il passa treize ans. Ce fut dans cette ville que se manifesta son premier intérêt pour les problèmes de l’histoire et la société. En 1891 le bulletin de la Société agricole, scientifique et littéraire des Pyrénées-Orientales publia un essai de Sorel : « Les Girondins du Roussillon ». La même année il fut promu chevalier de la Légion d’honneur et devint d’autre part archiviste des Pyrénées-Orientales. Cependant, en 1892, ayant hérité d’un modeste capital que lui avait légué sa mère, morte en 1887, il mit fin à une carrière administrative qui s’annonçait brillante puisqu’il venait d’être nommé ingénieur en chef de 1re classe ; il alla s’établir alors à Paris, puis, quelques mois après, à Boulogne-sur-Seine où il vécut jusqu’à sa mort en se consacrant à l’étude des problèmes sociaux et de philosophie. On souligne souvent l’influence, sur l’élaboration de ses idées, d’une ouvrière de Lyon, Marie David. Il paraît probable, que celle qui fut sa compagne fut à l’origine de l’abandon de sa carrière d’ingénieur et amena G. Sorel à se rallier au socialisme. Il lui dédicaça son ouvrage fondamental Réflexions sur la violence ainsi que Saggi di critica del marxismo.

L’œuvre intellectuelle de Sorel fut tout entière le fruit de sa vie de travail acharné et de sacrifice. Dès sa sortie de l’École il entreprit par lui-même l’étude des domaines ignorés par sa formation scientifique. Il ne cessa de s’intéresser aux toutes dernières acquisitions des sciences mathématiques et physiques, mais en même temps il s’efforça de suivre des problèmes économiques, historiques et philosophiques. Ses premières publications sont : la Contribution à l’étude profane de la Bible et Le Procès de Socrate.

Dans la Contribution… à base d’analyse du texte biblique, apparaissent les thèmes ultérieurs de Sorel moraliste : crainte de la décadence morale, dénonciation des attitudes utilitaires et conformistes, rôle de l’épopée héroïque dans la rénovation de la culture. Le Procès de Socrate est une œuvre où Sorel expose pour la première fois une partie importante de ses opinions sur la philosophie de l’histoire. À la faveur de l’étude de la morale et du droit athéniens, Sorel énonce sa position à l’égard de nombreuses questions politiques et sociales : l’État, les institutions politiques, le travail en tant que source d’un nouvel ordre social. C’est à cette époque que s’élabore sa conception anthropologique ; selon celle-ci, l’homme est engagé dans des relations morales et sociales ; libre, il agit sur les transformations techniques et sociales. C’est là aussi qu’apparaît pour la première fois chez Sorel sa révolte contre les autorités administratives et intellectuelles, ce qui deviendra plus tard la thèse capitale de son œuvre.

En 1892, Sorel écrit un article sur Proudhon où il reprend un certain nombre d’idées de l’auteur de la Philosophie de la Misère. L’influence de Proudhon apparaît sans cesse dans les écrits de Sorel ; sensible à l’atmosphère de crise morale de l’époque, Sorel cherchait les moyens d’y remédier.

En 1893 paraît dans la Revue socialiste son article annonçant ses premiers liens avec le marxisme. Il perçoit dans le socialisme de Marx les fondements scientifiques de la théorie de la société, basée sur l’analyse du système économique. Sa philosophie sociale est ramenée au niveau de l’atelier de production qui peut être considéré comme une source de la morale socialiste. Désormais, dans la doctrine de Sorel, on verra deux fils conducteurs constamment s’entrecroiser : le thème de la rénovation morale de la société et la conception de l’homme vu en fonction des phénomènes économiques et de production. « Pour connaître l’homme, il est nécessaire de le considérer tout entier comme travailleur et de ne jamais le séparer des appareils avec lesquels il gagne sa vie. »

Dans ses premières études de la philosophie de Marx, Sorel se révèle donc marxiste. Dès 1894, il collabore à l’Ère nouvelle qui, à cette époque, est l’organe de la pensée marxiste en France (voir Diamandy). De ce moment-là date aussi le vif intérêt de Sorel pour la classe ouvrière ; il est pourtant loin de partager les opinions selon lesquelles l’amélioration de la situation du prolétariat résulterait des activités du parti socialiste au Parlement.

Sorel consacre les années 1894-1897 à une collaboration à L’Ère nouvelle et au Devenir social. Dans L’Ère nouvelle il publie « L’ancienne et nouvelle métaphysique » rééditée en 1935 sous le titre D’Aristote à Marx, il publie également la « Fin du paganisme », qui parut plus tard sous le titre La Ruine du Monde antique. C’est surtout dans le premier de ces ouvrages que l’auteur se révèle marxiste en montrant que l’on ne peut comprendre l’histoire qu’à travers l’ensemble des conditions techniques et économiques prévalant lors d’une période de l’histoire (ce qui ne l’empêcha pas de saluer en même temps avec enthousiasme Les Données immédiates de la conscience de Bergson). Au Devenir social Sorel collabora avec Lafargue, Deville et Bonnet : ce fut une rencontre très fertile. Parurent alors des articles sur la sociologie de Durkheim, sur la philosophie de J.-B. Vico (que Sorel s’efforça de comprendre à l’aide du marxisme), des articles consacrés à Brunetière et un certain nombre d’essais de contenu strictement socialiste dont beaucoup parurent sous le pseudonyme de J. David.

En 1897, le sort frappa Sorel cruellement ; la fidèle compagne de sa vie, Marie David, mourut, ce qui affectera son caractère d’une manière singulière. De 1897 datent aussi ses premiers doutes au sujet du marxisme. L’insuffisance des enseignements moraux et la part démesurée de scientisme dans la théorie de Marx le déçurent. Parmi tous les courants de révision du marxisme, animés notamment par Bernstein en Allemagne, Lafargue en France et Croce en Italie, c’est ce dernier qui répondait le mieux à ses idées. On connaît cependant ses affinités spirituelles pour Bernstein dont le marxisme, aussi bien par son désir de rénovation morale de la société que par son inimitié pour les versions politiques du socialisme, était proche des idées de Sorel. Il convient de remarquer que, lorsque au congrès de Stuttgart le groupe de partisans du « pur » marxisme, entre autres Liebknecht, Bebel, Kautsky, s’opposa aux idées de Bernstein, Sorel se prononça sans hésitation en faveur de ce dernier (voir : La Crise du socialisme, Les Polémiques pour l’interprétation du marxisme, Dogmatismo e pratica).

La collaboration de Sorel avec le Devenir social prit fin en 1897. Pendant un certain temps il se lia avec la presse italienne où il publia quelques articles dans la Riforma sociale, Rivista critica del socialismo, et Rivista italiana di sociologia. En même temps un moment décisif de sa biographie intellectuelle se précise. En 1898 paraît une brochure L’Avenir socialiste des syndicats dans laquelle l’auteur donne son soutien au mouvement syndical. Désormais le syndicalisme révolutionnaire devient la version sorelienne du socialisme. Fasciné par la vision d’une société gouvernée par les ouvriers et pour les ouvriers, Sorel élabore une théorie du mouvement ouvrier dans laquelle on peut déceler les influences aussi bien de Marx que de Proudhon (les éléments de matérialisme historique conjugués avec le moralisme). C’est en même temps une partie d’une plus grande étude sur la philosophie de l’histoire où on peut discerner les traces des idées de Vico et de James.

En 1899 Sorel fut un des fondateurs du Mouvement socialiste qui, influencé à ses débuts par le révisionnisme allemand, devint à partir de 1905 l’organe socialiste du syndicalisme révolutionnaire français. C’est là que parurent quelques années plus tard les Réflexions sur la violence et les Illusions du progrès.

Les années 1898-1902 sont celles où l’affaire Dreyfus agita les passions. Le nom de Sorel figure sur la liste des intellectuels se déclarant pour la révision du procès. L’affaire Dreyfus fut pour lui un symbole d’injustice et de transgression de la loi. Plein d’admiration pour l’attitude de Jaurès, Allemane et autres à l’égard de l’affaire, Sorel croit au triomphe des idées du socialisme politique ; il croit encore au réformisme et à la démocratie. C’est de cette période que datent les Matériaux d’une théorie du prolétariat, Essais sur l’Église et l’État. C’est aussi à cette époque que Sorel fait connaissance de Charles Péguy, auquel le lia, outre une certaine similitude d’idées, une identité de position sur l’affaire Dreyfus et, plus tard, l’éloignement commun des idées du socialisme politique.

Au cours des années 1903-1904, Sorel cessa de croire au succès du parti socialiste, à la possibilité de créer une société des ouvriers ayant pour base les arguments démagogiques des politiciens et des intellectuels. En 1906 il écrit les Réflexions sur la violence, ouvrage sans doute le plus remarquable dans toute la création littéraire de Sorel. L’auteur se consacre avec toute son ardeur à la théorie syndicaliste ; son attitude est déjà antidémocratique, sans compromis et antibourgeoise. Il y apparaît comme partisan du mouvement ouvrier pur et autonome, qui reste la seule chance de sauver le monde de la décadence morale.

En 1906, G. Valois, qui collaborait avec Sorel depuis 1898 à l’Humanité nouvelle, le présenta à Ch. Maurras, directeur de l’Action française. Découragé par sa mésentente avec le véritable mouvement ouvrier, Sorel fut attiré par l’apparente similitude des positions de Maurras à l’égard de la démocratie. Le syndicalisme récusait la démocratie en la considérant comme une justification du conformisme social ; le monarchisme faisait de même, car elle est la menace d’un pouvoir. Il est difficile de dire si Sorel espérait améliorer la situation sociale du prolétariat grâce à l’aide de l’élite instruite représentée au sein de l’Action française par des hommes tels que Maurras, Gilbert et Maritain. Il n’en reste pas moins que Sorel fut associé aux idées de la droite jusqu’en 1914.

Les années 1906-1909 sont celles des mouvements ouvriers les plus animés dans l’histoire du syndicalisme français. Sorel observe avec inquiétude les événements tragiques de Villeneuve-Saint-Georges et Draveil auxquels mit fin la répression policière de Clemenceau, tandis qu’il considérait la démission de Griffuelhes, le chef incontesté du syndicalisme combattant, comme l’enterrement des derniers espoirs d’un authentique mouvement ouvrier. L’échec des deux grèves suivantes, grève des postiers en 1909, des cheminots en 1910, confirma son opinion. C’était, aux yeux de Sorel, la fin de l’épopée gréviste.

Malgré son rapprochement avec Maurras, Sorel était pourtant loin des thèses monarchistes. Il semblait patronner l’union du néoroyalisme avec le syndicalisme, mais en même temps ne cachait pas ses sympathies pour le marxisme en soulignant toujours la signification de la lutte de classes dans l’histoire.

En 1910, fait unique dans toute sa carrière, parut un article dans les colonnes de l’Action française : « Le réveil de l’âme française » dans « Mystère de la charité de Jeanne d’Arc » de Charles Péguy, qui est un manifeste nationaliste commun, de Sorel et de Péguy. La même année naquit le projet d’un périodique syndico-nationaliste, La Cité française, qui cependant ne vit jamais le jour, à l’exception d’un seul numéro contenant, outre la déclaration liminaire, quelques articles de Sorel, Berth, Gilbert et Valois. Après l’insuccès de La Cité, parut un an plus tard l’Indépendance, fondée spécialement pour l’auteur des Réflexions sur la violence par J. Variot, son ardent admirateur. On laissa à Sorel le choix du titre de la revue ; l’Indépendance groupait des personnes qui, idéologiquement, n’étaient liées à aucun parti politique. Cette feuille comptait pourtant en majorité des intellectuels de droite : Baumann, Benjamin, Jannot, Laurent, Jérôme, etc. Parmi les articles les plus importants publiés par Sorel dans les colonnes de l’Indépendance figurent l’« Abandon de la revanche », « Le monument de Jules Ferry » — où l’auteur examine les raisons de la chute de la nation française — « Sur la magie moderne », « Si les dogmes évoluent », « Urbain Gohier » — où l’on trouve des attaques contre les dreyfusards et la Sorbonne. À la même époque est publié un article où apparaissent les idées nationalistes et antijuives : « Quelques prétentions juives » — mais l’auteur conteste toujours que son attitude soit la même que celle de la droite monarchiste.

L’année 1913 fut pour Sorel une année de crise : il rompit finalement avec l’Indépendance, sous prétexte de maladie, mais en réalité en raison des positions de droite trop prononcées prévalant parmi ceux qui éditaient le périodique. Une certaine animosité envers le Cercle Proudhon apparut chez Sorel. Ce Cercle d’inspiration nationaliste était animé par Maurras, Valois et Berth ; celui-ci reconnut pourtant Sorel comme l’un de ses chefs spirituels, en lui consacrant un numéro entier de son bulletin.

Dès le début des hostilités, en 1914, Sorel rompit définitivement avec la droite française. Il vécut isolé, ne voyant presque personne, avec la profonde conscience de la chute morale de l’Europe. Ne maintenant que quelques relations personnelles (Delesalle, Croce — avec qui il correspondit pendant toute la guerre), il s’éloigna des événements politiques et des polémiques. Il publia peu, sauf un ouvrage de philosophie qu’il écrivit à la fin de sa vie : De l’utilité du pragmatisme. Cet ouvrage n’a pas le même poids que les Réflexions sur la violence ou que les articles publiés auparavant dans les colonnes du Devenir social et du Mouvement socialiste. On connaît le pessimisme dans lequel sombra Sorel aux cours des dernières années de sa vie. Se consacrant toujours à l’idée du syndicalisme, il ne croyait plus à la possibilité de le voir devenir un jour réalité dans une France dominée par des coteries intellectuelles.

En 1917, le monde européen fut secoué par les événements de la révolution russe. L’attitude de Sorel, d’abord pleine de réserve et de doute sur la pérennité du système socialiste en face du bolchevisme, devient progressivement engagée et enthousiaste. En 1919, Sorel écrivit le Plaidoyer pour Lénine dans lequel il considérait la révolution russe comme la réalisation de ses idéaux de liberté. Pendant les années 1919-1921, il collabora avec Il Resto del Carlino où il exprima ses opinions sur les sujets de politique courante en Europe, tels que les relations franco-italiennes, les débuts du fascisme en Italie, etc. Les idées de Sorel sur ce dernier sujet sont loin d’être homogènes. Au commencement, le fascisme fut pour lui un élément qui menaçait le parti socialiste italien et les intérêts de la classe ouvrière. Plus tard, tout en témoignant son enthousiasme pour les bolcheviks, Sorel voyait dans le fascisme une nouvelle et réelle force sociale et politique, capable de changer la vie en Italie. Il convient d’ajouter que ses deux amis italiens, Pareto et Croce, se prononcèrent pour le fascisme dès l’apparition de cette doctrine ; mais Pareto mourut en 1922 et les idées de Croce, comme on le sait, changèrent très rapidement.

Sorel mourut en 1922, à Boulogne-sur-Seine, dans la misère et l’abandon. Fatigué et accablé par la maladie depuis plusieurs années, il garda pourtant jusqu’à la fin de sa vie sa lucidité et sa fraîcheur de pensée et ne cessa, ne fût-ce qu’un moment, de rêver le renouveau politique et moral de la France.

Dans l’histoire de la pensée sociale, Sorel est un personnage à multiples facettes. On le classe parmi les gens qui ont bien mérité du socialisme, bien qu’il soit peut-être plus juste de le compter parmi les auteurs intéressants du point de vue du contenu philosophique de leur doctrine. Il était en communion avec le syndicalisme réel par sa conviction générale que la future société doit être la société ouvrière et que les syndicats sont l’instrument le plus approprié pour réaliser le socialisme.

Les idées de Sorel changèrent plusieurs fois, d’où tant d’interprétations souvent différentes et contradictoires. On a l’habitude de considérer les Réflexions comme son ouvrage le plus représentatif, car on y trouve les fragments les plus précieux de sa conception ainsi que sa théorie du mythe et de l’utopie, de la force et de la violence.

Ce qui a frappé le plus Sorel dans les observations du monde social, c’est la crise des valeurs morales de l’époque. Indifférent aux succès matériels du capitalisme, il s’enfonça dans le pessimisme en apercevant les premières fissures de la civilisation bourgeoise. Contrairement à Proudhon, Sorel ne partage pas la foi en la vitalité des idéaux de la Révolution de 1789 qui ne dépassaient pas les besoins du monde bourgeois. Ses recherches rejoignent donc les idées des écrivains plus à gauche ; la conception de la révolution sociale de Marx parut à Sorel la seule solution pour les sociétés décadentes d’Europe. Tout en admettant les thèses fondamentales du matérialisme historique, il mit pourtant l’accent sur des aspects différents de ceux du marxisme orthodoxe. On le voit, notamment dans la distinction essentielle qu’il fit du mythe et de l’utopie.

En niant la valeur des utopies (au nombre desquelles on peut compter le marxisme) comme des systèmes qui rendent « rigide » et qui immobilisent la durée de l’histoire humaine, Sorel cherche la solution définitive dans les valeurs de pensée mythique. Le mythe, s’opposant à l’utopie, est l’idée essentielle de toute sa conception, mais n’est pas un phénomène tout à fait clair et facile à comprendre. Pour Sorel qui croit à l’existence de l’absolu moral qui se réalise au cours de l’histoire, ce qui compte n’est pas la réalité des événements et des objets que nous savons changer, mais un certain type de tension morale stimulant l’humanité à agir, un mouvement spirituel vers l’avenir social et moral. Il n’est pas nécessaire qu’il nous apparaisse comme une construction intellectuelle claire et transparente contenant des perspectives historiques. Sorel reprend la pensée de Bernstein : le caractère illusoire du but historique n’est pas un obstacle pour qu’il soit en même temps réel comme un objet moral. Tandis que l’utopie opère sur schémas qui rendent l’histoire statique, le mythe, sans toucher aux phénomènes du monde extérieur ou les précédant, se concentre sur l’expérience morale pure, indépendante de la nature, de l’économie, de l’histoire. La renaissance morale de l’Europe dépend donc en premier lieu de la constitution d’une épopée morale dans la conscience nationale.

Cela ne signifie pas que Sorel se sépare de cette manière du mouvement révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que le mouvement syndicaliste est l’expression la plus propre du fonctionnement du mythe dans l’histoire. En 1902, Sorel écrit une préface à l’Histoire des Bourses du Travail de F. Pelloutier, ce qui prouve le vif intérêt que l’auteur des Réflexions avait pour le syndicalisme et ses liens avec l’une des plus importantes personnalités du mouvement que fut Fernand Pelloutier.

La méthode de lutte syndicaliste se trouve chez Sorel dans l’analyse de la conception de force et de violence. La force — c’est le pouvoir des institutions et de l’État dans le système de classes, c’est le pouvoir de contrainte extérieure qui, à l’aide des moyens administratifs et économiques, violente et humilie la dignité de l’homme. La violence est un acte unique pour supprimer les classes de la société ; elle est le rétablissement de la liberté par la constitution d’une nouvelle épopée morale basée sur le devoir général du travail. La société nouvelle sera pourvue d’une résistance contre les crises de la culture et de la civilisation — si le travail devient la mesure universelle des valeurs.

Le manque de clarté de la conception dans des questions aussi essentielles que les problèmes du mythe, de l’utopie, de la force, de la violence explique que des idéologies aussi opposés que le bolchevisme et le fascisme purent se réclamer d’une parenté avec la conception de Sorel. Mais autant ses sympathies pour la révolution russe de 1917 sont bien établies, autant ses liens avec l’idéologie fasciste font naître beaucoup de doutes. Il est en tout cas certain qu’on commença à en parler après la mort de Sorel, c’est-à-dire à un moment où il ne pouvait plus contester.

La pensée de Sorel n’a pas laissé une trace très profonde dans les courants socialistes contemporains ; les formations politiques ont repris certains de ses thèmes. Mais il ne faut pas oublier l’attachement continuellement manifesté par le penseur aux idéaux de la gauche — et ce malentendu paraît d’autant plus grand.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article76073, notice SOREL Georges par Joanna Gornicka, version mise en ligne le 27 janvier 2010, dernière modification le 24 février 2019.

Par Joanna Gornicka

ŒUVRE : La liste des ouvrages écrits ou préfacés est donnée dans G. Pirou, G. Sorel, Paris, 1927, in-16. Sorel a écrit en outre de nombreux articles dont le relevé n’a pas été fait.
La Correspondance de Sorel est pour partie publiée : Lettres à Paul Delesalle (1914-1921), introduction par R. Louzon, Paris, 1947. — T. Giacalone, Monaco, Pareto e Sorel, Padoue, 1960 et années suivantes. — G. de Rosa, Carteggi Paretiani, Rome, 1962.

BIBLIOGRAPHIE : Pour les travaux français sur Sorel, Voir Brécy, Le Mouvement syndical en France. — G. Pirou, op. cit. — P. Delesalle, « Bibliographie sorélienne », vol. IV de International Review of Social History, Leiden, 1939.
Travaux étrangers : G. Santonnastaso. G. Sorel, Bari, 1932. — G.-H. Meisel, The genosis of G. Sorel, Ann Arbor, 1951. — R. Humphrey. G. Sorel, prophet without honor, Cambridge, 1951. — H. Barth, Masse und Mythos…, Hambourg, 1959. — M. Curtiss, Three against the Third Republic, Princeton, 1959. — T. Giacalone, Monaco, op. cit. — G. Goriely, Le Pluralisme dramatique de G. Sorel, Paris, 1962, 244 p. (Compte rendu de M. Rebérioux, Le Mouvement social, n° 42, janvier-mars 1963).
Un exemple des tentatives d’annexion de Georges Sorel par la propagande du gouvernement de Vichy est donné par la circulaire n° 121 de la Société d’éditions économiques et sociales, Les Précurseurs : Georges Sorel, Paris, 17 mai 1943, in-4°, 16 p.

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