MOREAU Émile dit DU BLANCHIS Paul (ou DUBLANCHIS ?)

Par Justinien Raymond

Né à Donnemarie-en-Montois (Seine-et-Marne), le 2 avril 1837 ; mort à Bois-le-Roi (Seine-et-Marne), le 13 juin 1903 ; ingénieur ; militant républicain, puis socialiste ; député du Nord.

Émile Moreau était le fils d’un facteur des postes. Au sortir de l’école primaire, il entra en apprentissage chez un géomètre. Devenu conducteur de travaux, il fut ingénieur civil, diplômé en 1860. Il dirigea quelque temps un service fluvial sur la Seine. Le 30 août 1866, détaché en qualité d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées, il alla diriger à Roubaix les travaux de construction du canal. En décembre 1868, il prit la direction des travaux municipaux.

Très tôt et sous des formes diverses, E. Moreau participa à la vie publique. Franc-maçon, il parviendra à une haute dignité ; ardent républicain, il publia sous l’Empire, en 1869, dix chroniques dans Le Progrès du Nord, sous le titre : « Mon dimanche matin ». Avec verve, il rompit des lances en faveur de la liberté. Il signait Paul Du Blanchis, du nom du tuteur qui l’avait recueilli après la mort de son père. Membre du comité antiplébiscitaire de Roubaix, il apparaissait, à la chute de l’Empire, comme l’un des chefs du mouvement républicain dans le Nord. Fervent patriote, il multiplia les initiatives pour la Défense nationale, organisa un bataillon du génie, proposa un plan de défense de la région lilloise, suggéra la construction de sept forts pour couvrir l’agglomération.

L’Empire déchu, E. Moreau fonda le Cercle démocratique de Roubaix et lança L’Idée républicaine, journal de combat qui parut du 4 octobre 1870 au 15 février 1871. Chef des travaux publics municipaux à Lille (Nord). Junker et lui « passent pour être les chefs de la secte » [L’Internationale]. « La preuve juridique de leur affiliation ne serait peut-être pas facile à faire ; c’est une rumeur très accréditée qui attribue ce rôle à l’un et à l’autre » (Rapport du procureur de la République de Lille, 7 juillet 1871, Arch. Nat., C 2883). Plus certainement que militant de l’Internationale, Moreau fut militant républicain actif à la fin de l’Empire.

Le 7 décembre 1871, il participa à la fondation de la Société des ouvriers mécaniciens. En 1872 et 1873, il donna au Cercle des travailleurs de Roubaix, société d’enseignement mutuel, des conférences hebdomadaires sur l’histoire générale des peuples, occasion pour lui de propager ses idées démocratiques. On chantait, dans la ville ouvrière, La République dont il avait écrit les paroles. Son action contribua largement au triomphe des idées républicaines à Roubaix et elle ne fut pas étrangère à l’élection au Parlement de Jules Deregnaucourt et, plus tard, d’Achille Screpel qui, le « 16 mai », fut des « 363 ». Cette activité syndicale et politique désigna Moreau à la vindicte de « l’Ordre moral ». Le 1er avril 1874, il fut révoqué de son poste de directeur des travaux municipaux. Il travailla alors à Luchon, collaborant à la construction du casino de l’établissement thermal. Il regagna Roubaix en 1880 pour diriger les Magasins généraux, puis, pendant quelque temps, il prit la charge des travaux municipaux d’Armentières.

La consolidation de la République l’appela à la vie politique. Le 8 août 1880, il fut élu au conseil général. Dès le 25 août, il y réfutait les arguments patronaux contre la limitation à dix heures de la journée de travail. Il rappela qu’en Grande-Bretagne, les commissions paritaires avaient révélé que le travail de dix heures produit autant que celui de douze heures. Il évoqua la population décimée, la mortalité élevée dans les centres industriels et il plaida pour la moralité et pour la vie familiale. Il sera réélu en 1886. En 1881, il entra au conseil municipal de Roubaix mais il fut battu en 1884. Néanmoins, son rôle ne cessa pas de grandir. En 1885, il figura sur la liste radicale aux élections législatives. Les 15 avril et 19 août 1888, il fut opposé comme radical au général Boulanger, à l’occasion de deux élections partielles. Le 29 septembre 1889, amorçant le reflux du boulangisme à Roubaix, il fut élu député radical du Nord contre le candidat révisionniste. Le POF retira son candidat en faveur de Moreau qui, au second tour, rassembla les voix républicaines, radicales et socialistes.

Il ne passa pas inaperçu au Palais-Bourbon et la conquête d’un mandat parlementaire ne tempéra pas ses convictions ; bien au contraire. En 1892, dans une interpellation remarquée, il dénonça les agissements inquisitoriaux de « Notre-Dame de l’Usine », émanation de l’« Association catholique des Patrons du Nord de la France » qui, depuis huit ans, se proposait de « ramener le travailleur à l’obéissance et au respect », en « choisissant le travail dans la plus large mesure possible ». Le résultat ne se fit pas attendre. Cette association fut dissoute par jugement du tribunal correctionnel de Lille, le 9 juillet 1892, confirmé par la cour d’appel de Douai et par un arrêt de la Cour de cassation du 18 février 1893. Quarante-quatre ans après la mort de Moreau, certains ne lui avaient pas pardonné : le 30 août 1947, La Croix du Nord voyait encore en lui « un démagogue sans idéal » qui « avait l’étoffe de toutes les abdications pour arriver ». « Sa faconde, ses discours, son aplomb et son hypocrisie, poursuivait ce journal, faisaient de ce politicien sans scrupule le leader sans instruction de l’assemblée municipale. Devant ce pion, la bourgeoisie radicale tremblait […]. Débitant ses calomnies apprises par cœur, Moreau tenait ses collègues sous sa schlague. » Peut-être attachera-t-on plus de prix au témoignage d’un autre adversaire qui, lui, vécut les événements. Le 8 octobre 1889, Le Journal de Roubaix écrivait sous la plume d’Alfred Reboux : « Le parti qui prétend avoir monopolisé ici la République n’a jamais eu qu’un homme de réelle valeur, un seul, depuis vingt ans, et c’est lui. Si les partis avaient le sentiment de la reconnaissance, s’ils appréciaient leurs véritables forces, il y a plus de dix années que Moreau aurait été le seul candidat à la députation de vos adversaires car, sans lui, sans cette pensée agissante et persévérante, la gauche radicale et antichrétienne n’aurait eu que fort peu d’action à Roubaix. » Le même journal, toujours conservateur, évoquant à sa mort la figure de Moreau, écrivait le 17 juin 1903 : « Sa brillante intelligence, sa grande puissance d’assimilation et un travail acharné lui avaient permis d’acquérir, par lui-même, une réelle instruction. »

La conception exigeante qu’Émile Moreau se faisait de la République le conduisit au socialisme. Il a exposé sa pensée politique dans Roubaix-Radical du 22 avril 1883, alors qu’il n’était qu’un militant et un élu local. « Républicains, écrivait-il, nous voulons que la République ne soit pas un vain mot […]. Qui dit République dit souveraineté populaire. La République, c’est le peuple […] exerçant les triples fonctions législatives, administratives et judiciaires. Socialistes, nous voulons que la question sociale soit l’objet de l’étude permanente de tous. Nous voulons que, de toutes les façons possibles, on poursuive l’anéantissement du monstre misère issu du monstre parasitaire. Nous ne nous rangeons à aucune école exclusive. Toutes ont des formes, possèdent des hypothèses qui peuvent être les points de départ des réformes utiles et nous ne voulons rien rejeter de ce qui peut contribuer à la solution du grand problème de l’affranchissement des travailleurs. » En 1884, au congrès ouvrier de Roubaix (31 mars-7 avril), Moreau déclara : « Je suis partisan convaincu de la Révolution progressive, mais pacifique. Les révolutions violentes ont toujours été néfastes au Parti ouvrier : de ces révolutions sortent toujours des monarchies ou des dictatures […] Il faut se grouper, faire de la propagande électorale […]. Le suffrage universel est le seul vrai moyen d’émancipation de l’ouvrier. »

Bien que Jules Guesde, à cette époque, ne considérât le suffrage universel que comme un moyen parmi d’autres, Émile Moreau était déjà plus près du PO que du radicalisme. Il continua à évoluer vers la gauche comme en témoignent ses interventions au conseil municipal de Roubaix, notamment sur les accidents du travail. En novembre 1883, après l’incendie de l’usine Dilliès (onze morts et quinze blessés), il rappela son vœu déposé le 7 mai 1881 tendant à créer des conseils locaux d’hygiène des manufactures pour assurer la surveillance des usines en imposant aux industriels des mesures de salubrité et de sécurité : « On réglemente les théâtres, dit-il, mais on laisse les manufacturiers maîtres dans leurs usines. » Il demanda la création « d’une caisse des victimes du travail, pour substituer à la charité de circonstance une organisation régulière des secours ». Il intervint aussi pour les retraites ouvrières, pour l’apprentissage et la formation professionnelle au conseil municipal (8 août 1882 et 9 novembre 1883). On a dit qu’il aurait appartenu à « l’Internationale ». Il ne s’en cachait pas, affirme cette source : un rapport de police belge (Arch. Dép. Nord, 595 M 6). Mais on n’en trouve nulle part confirmation et ni dans ses écrits ni dans ses professions de foi Moreau n’y a jamais fait allusion.

Au cours de la législature commencée en 1889, Moreau évolua vers le socialisme et, en 1893, adhéra au POF. Député sortant, il abandonna à Jules Guesde sa circonscription pour se présenter dans la 6e circonscription de Lille où il fut battu, comme il le sera en 1898 et en 1902. Sur 13 886, 16 636 et 23 200 inscrits, respectivement, il obtint 3 708, 5 670 et 3 997 voix. Il se mêla à la vie du POF et participa à ses congrès de Roubaix (1884), de Paris (1893 et 1897) et de Montluçon (1898). Au congrès général de Paris, salle Japy (1899), il représenta les 7e et 8e groupes du POF de Roubaix et, avec Jules Guesde, la 7e circonscription électorale de Lille. Moreau se prononça contre Millerand et appuya pleinement Jules Guesde dans les controverses qui divisaient alors les socialistes.

E. Moreau appartient étroitement à l’histoire politique de Roubaix du début de la IIIe République jusqu’à la fin du siècle dernier. Le 25 février 1927, la municipalité de Jean Lebas donna son nom à l’ancienne rue du Temple.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article76107, notice MOREAU Émile dit DU BLANCHIS Paul (ou DUBLANCHIS ?) par Justinien Raymond, version mise en ligne le 29 janvier 2010, dernière modification le 12 mars 2020.

Par Justinien Raymond

ŒUVRE : E. Moreau a collaboré à Roubaix-radical, hebdomadaire, avril-décembre 1883, et au Travailleur, hebdomadaire socialiste, organe de la fédération du Nord du PO. Il a publié également à Roubaix, sous le pseudonyme d’Émile Dublanchis, L’Idée républicaine, 4 octobre 1870-15 février 1871.
E. Moreau fut l’auteur d’études et de mémoires sur les travaux publics. Et aussi de L’Évangile et la Démocratie, in-18, Paris et Lille, 1869. — De la question sociale, brochure in-32, Roubaix, 1870.

SOURCES : Arch. Dép. Nord, 222 M 1976, 1979, 1981 ; 595 M 6. — Comptes rendus des congrès socialistes. — Hubert-Rouger, Les Fédérations socialistes I, pp. 414, 415, 416. — Cl. Willard, Les Guesdistes, op. cit., p. 636. — Lapierre et Lecomte, Donnemarie lettré, pp. 29-30.

ICONOGRAPHIE : Journal de Roubaix, 20 septembre 1889 et 17 juin 1903. — Égalité de Roubaix — Tourcoing, 17 juin 1903.

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