Par Jean Maitron
Né le 16 octobre 1854 au Breuil-sur-Couze (Puy-de-Dôme), mort le 8 décembre 1939 à Vienne-en-Val (Loiret) ; enterré à Robinson (Seine). Militant anarchiste, Grave assura durant trente ans la parution régulière du Révolté, de la Révolte, des Temps Nouveaux.
Jean Grave vécut ses premières années en Auvergne soit auprès de ses parents — son père fut meunier puis cultivateur avant d’aller tenter sa chance, en 1857, à Paris où sa femme vint le rejoindre l’année suivante — soit, de 1858 à 1860, auprès de ses grands-parents paternels auxquels il fut confié ainsi que sa sœur cadette née le 20 mars 1858, peu avant le départ de la mère.
En 1860, la famille est réunie à Paris, rue Neuve-Sainte-Geneviève, actuelle rue Tournefort, Ve arr. En dépit de plusieurs déménagements, le jeune garçon demeura fidèle à l’école des Frères, rue des Fossés-Saint-Jacques, qu’il fréquenta pendant six ans ; il fit alors sa première communion et fut reçu au Certificat d’études. En juillet 1866, il entra en apprentissage chez un mécanicien — à sa demande — puis chez un cordonnier et il connut plusieurs patrons. Son père, qui gagnait médiocrement sa vie, tenta du métier lui aussi et s’établit avec son fils. Ce ne fut pas une réussite et l’entente était loin d’être satisfaisante entre un père autoritaire et un fils de tempérament indépendant. Durant le Siège et la Commune toutefois, le même idéal républicain les rapprocha. Garde national, le père échappa, après la Commune, à l’arrestation.
Au cours des années qui suivirent, des deuils frappèrent la famille : la mère et sa fille aînée moururent de tuberculose en 1874, le père disparut à son tour le 12 septembre 1876. Jean Grave, qui avait été incorporé un an plus tôt et pour cinq années dans l’infanterie de marin, fut aussitôt libéré comme aîné d’orphelins — une seconde fille était née en 1869.
Il reprit alors son métier de cordonnier et commença une carrière de militant qui s’acheva quarante ans plus tard ; de 1920 à sa mort, il ne fit plus, de ce point de vue, que se survivre.
Retracer par le menu cette longue carrière entraînerait trop loin et les sources indiquées apporteront, si nécessaire, toutes informations. Bornons-nous à l’essentiel.
Jean Grave, d’esprit curieux, fréquenta les réunions dès sa libération du service militaire. Il était, par ailleurs, grand lecteur. En 1877, il prit part pour la première et la dernière fois à des élections et, deux ans plus tard, adhéra au Parti des travailleurs de France créé au congrès de Marseille. Dans ce Parti cohabitaient socialistes et anarchistes. La rupture se fit au congrès du Centre, 18-25 juillet 1880, et, désormais, Jean Grave n’évoluera plus que dans le cadre du mouvement libertaire.
Comme de nombreux compagnons, il estimait alors que la société capitaliste était « mourante » et qu’elle céderait bientôt place à une société libertaire. Pour ce faire, le coup d’épaule révolutionnaire était toutefois indispensable et Grave n’hésitait pas à préconiser la violence, lui-même s’essayant à confectionner des explosifs.
Le réformisme coopératif et syndical présentait évidemment à ses yeux peu d’intérêt et toute loi destinée à améliorer la condition ouvrière soit par augmentation du salaire ou par diminution du temps de la journée de travail devait être considérée comme un leurre, le patronat récupérant aussitôt et au-delà en vendant plus cher ses produits ou en accroissant le rythme de travail. Selon le Révolté du 26 mars 1887, toute grève ne pouvait être qu’« une révolte ou une duperie ».
Les années passant, Grave se rendit compte que le changement de société serait plus long que ses amis et lui-même ne l’avaient imaginé et il devint éducationniste : la besogne révolutionnaire consiste avant tout « à fourrer des idées dans la tête des individus », écrivait-il dans les Temps Nouveaux du 12 décembre 1896 et encore : « De même que la bombe ne constitue pas toute l’anarchie, elle ne constitue pas non plus toute la propagande par le fait » ; il est une propagande de tous les jours, « c’est celle qui consiste à se rapprocher le plus possible de son idéal, en modelant ses actes sur sa façon de penser ». En ce qui concerne l’antimilitarisme également, ses vues avaient évolué : alors qu’il avait préconisé la désertion en 1892 dans la Société mourante et l’Anarchie (« Ne soyez pas soldats »), dix ans plus tard, dans les Temps Nouveaux du 9 décembre 1911, il écrivait : « Je me ferais scrupule de le conseiller. »
La guerre de 1914-1918, qu’il passa en Angleterre, marquera une rupture dans la vie de Grave. À l’exemple de Kropotkine, il se rallia, dès la déclaration d’hostilités, sinon à l’Union sacrée, du moins à la cause alliée et, à ce titre, fut un des signataires de la fameuse déclaration des Seize (cf. La Bataille, 14 mars 1916). Relevons comme explication ce qu’il écrivait à son camarade Mougeot le 16 avril 1915 (archives Jean Maitron) : « Je ne pouvais faire la révolution à moi tout seul » et « pour essayer de sauver ce que nous pourrons, nous nous défendons contre un régime pire que celui que nous subissons, et c’est tout ».
Sur tous autres plans, J. Grave demeura fidèle aux positions traditionnelles de l’anarchisme. S’il y a lieu de s’étendre sur un point, c’est sur le rôle de première importance qu’incontestablement il joua dans la presse anarchiste.
Sa personne l’explique pour une part. J. Grave était un timide qui avait, comme il le disait lui-même, l’esprit d’escalier et il n’était doué d’aucun talent d’orateur. Aussi eut-il tendance à se réfugier dans un rôle plus discret, celui de journaliste responsable.
C’est fin 1883 qu’Élisée Reclus demanda à Grave d’aller à Genève pour prendre en charge, moyennant 80 F mensuels que lui assurerait le géographe, l’administration du Révolté qu’avait fondé Kropotkine et quelques autres le 22 février 1879. Grave accepta puis revint à Paris avec le journal le 12 avril 1885. Tenace, il le maintint durant trente ans sous deux autres titres : La Révolte, à partir du 10 septembre 1887, ceci afin d’échapper à une amende, Les Temps Nouveaux, à partir du 4 mai 1895. Grave ne se contenta pas d’être là « comme une borne à laquelle on amarre un radeau », selon l’expression un peu méchante de Pierrot, il usa de toutes les ressources de son imagination pour faire vivre et se développer le journal, son journal, lançant un Supplément littéraire de La Révolte le 19 novembre 1887, offrant une tribune, en dépit de ses propres réserves, aux syndicalistes — F. Pelloutier, P. Monatte, P. Delesalle, A. Dunois et autres y tinrent une rubrique du mouvement ouvrier — faisant appel à la collaboration d’écrivains et d’artistes sympathisants qui comptaient parmi les grands de leur temps : Mirbeau, Luce, Pissaro, Signac, etc., élargissant l’audience de l’anarchisme par la publication d’une centaine de brochures tirées à près de deux millions d’exemplaires, éditant et diffusant livres, tracts, lithographies, eaux-fortes, affiches, etc.
Grave, qui avait épousé Clotilde Benoît, ouvrière brocheuse, perdit sa femme et l’enfant qu’elle venait de lui donner quelques mois après son retour à Paris, mais continua à vivre en étroits rapports avec la famille de sa femme jusqu’à la fin de sa vie. Bien plus tard, son ami Kropotkine le présenta à Miss Mabel Holland Thomas, d’un milieu aristocratique, et Grave l’épousa civilement le 30 juin 1909. Il dédiera sa dernière œuvre, Quarante ans de propagande anarchiste, à celle qui, a-t-il écrit, fut « souvent mon inspiratrice, toujours mon compagnon et mon confort » et qui mourut le 17 janvier 1929.
Jean Grave fut à deux reprises condamné : six mois de prison et 100 F d’amende en juin 1891 pour un article sur les événements de Fourmies, deux ans de prison et 1 000 F d’amende le 24 février 1894 pour La Société mourante et l’anarchie ; il fut acquitté à l’issue du Procès des Trente d’août 1894. Voir Sébastien Faure. Il manifesta toujours une très grande rigueur morale et on trouve expression de ce rigorisme dans sa condamnation absolue de la « reprise individuelle » prônée par les illégalistes, comme du « sabotage » conseillé par certains militants syndicalistes. Autodidacte, il a écrit, en dehors de ses articles et brochures, des contes pour enfants, des romans sociaux, une pièce de théâtre et cinq volumes consacrés à la doctrine anarchiste. S’il n’a pas été un créateur de systèmes, il n’en reste pas moins un des quatre ou cinq hommes de valeur qu’a comptés le mouvement anarchiste français antérieurement à la Grande Guerre.
Sa fin fut triste et, par fin, il faut entendre ses vingt dernières années. Ayant rompu avec les internationalistes du temps de guerre, Girard, Benoît et autres du groupe des Temps Nouveaux, il demeurait en étroite communion de pensée avec Pierrot, Guérin, P. Reclus du même groupe, mais lorsqu’il fut question de faire reparaître, le 15 juillet 1919, la nouvelle série des Temps Nouveaux après le Bulletin des années de guerre, des désaccords de type personnel surgirent entre Grave et l’équipe et, le 15 juillet 1920, un an après son retour en France, il rompit définitivement. C’est très isolé qu’il fit paraître jusqu’à septembre 1936 (n° 99) un modeste bulletin sous le titre : Publications de la Révolte et des Temps Nouveaux.
Par Jean Maitron
ŒUVRE : se reporter à Jean Maitron et M. Defau. Voir ci-dessous.
Citons particulièrement : La Société mourante et l’Anarchie, 1893, 298 p. — La Société future, 1895, 414 p. — L’Individu et la société, 1897, 307 p. — L’Anarchie, son but, ses moyens, 1899 (3e édition), 332 p. — Réformes, révolution, 1910, 363 p.
SOURCES : Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France (1880-1914). — Jean Maitron, « Jean Grave, 1854-1939 », Revue d’Histoire économique et sociale, 1950, n° 1. — M. Delfau, « Introduction », pp. 9-28, à J. Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, 1973. — Fonds J. Grave de l’IFHS (plus de 1 500 lettres adressées à Grave).