Par Sandrine Garcia
Née le 27 juillet 1927 à La Goulette (Tunisie), morte le 28 juillet 2020 ; avocate ; engagée dans la défense des militants des mouvements de libération nationale en Tunisie et en Algérie, fondatrice du comité « pour Djamila Boupacha », fondatrice de l’association Choisir, avocate de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, signataire du manifeste des 121 et du manifeste des 343, avocate de Marie-Claire au procès de Bobigny, membre du MDF ; députée de l’Isère (1981-1984) apparentée PS, conseillère régionale Rhône Alpes (1981-1984) ; ambassadrice déléguée permanente de la France auprès de l’Unesco (1985-1986), présidente du comité des conventions et des recommandations de l’Unesco (1985-1987), membre et présidente de la commission politique de l’Observatoire pour la parité entre les hommes et les femmes.
Gisèle Halimi naquit dans une famille juive pratiquante d’Édouard Taïeb, clerc de notaire, et de Fortunée née Metoudi. Appartenant à un milieu relativement pauvre, sa mère, dont elle décrit dans Fritna la ferveur religieuse, était selon elle « inculte et intelligente ». Descendante de la diaspora espagnole, elle considérait s’être mésalliée en se mariant, à seize ans, avec un fils de berbère. Cette mère épousa le destin traditionnel des femmes qui se « sacrifient » aux autres et vécut toute sa vie sous la dépendance totale de son mari d’abord, puis, celui-ci disparu, de son fils aîné. Son père, qui n’avait pas pu faire d’études, comprit cependant une ascension sociale puisqu’il fut garçon de course dans un cabinet d’avocat au début de sa vie pour terminer clerc de notaire. Très jeune, Gisèle Halimi éprouva la violence de la condition dominée dans laquelle étaient tenus les « arabes » par ceux qui prétendaient incarner la civilisation et le progrès et avec lesquels ses parents, plus spécifiquement sa mère, s’identifièrent. Boursière grâce à ses succès scolaires dans un lycée, qui, encore payant à cette époque, n’admettait qu’avec parcimonie les enfants de milieux populaires, elle fit précocement l’expérience à la fois de la pauvreté et des différenciations sociales.
Le féminisme de Gisèle Halimi s’enracine dans la déception (et le récit qui lui en a été fait) suscitée par sa naissance auprès de parents qui espéraient un garçon. Particulièrement fervente, sa mère marqua toujours sa préférence pour ses fils, tandis que son père, désarçonné par la détermination dont Gisèle Halimi fit preuve dès son plus jeune âge (notamment dans le refus d’être assignée à une condition inférieure), ne cessa de lui porter une grande affection. Ce fut en effet très tôt que Gisèle Halimi entra en conflit avec les règles qui, dans son milieu et à son époque, établissaient la subordination féminine : elle se révolta contre l’obligation qui était faite aux filles de servir les hommes à table, y compris ses frères, contre l’obligation de se consacrer à des tâches ménagères dont ses frères étaient dispensés, contre l’indifférence qui entourait ses succès scolaires, alors que ses frères, au contraire, peu brillants à l’école, étaient chargés d’accomplir par leur réussite le renom familial. C’était, en bref, la division sexuelle qu’elle rejetait et qui ne prévoyait pas pour les filles d’autre destin que le mariage et la maternité. Elle refusa d’ailleurs un mariage arrangé par ses parents avec un marchand d’huile alors qu’elle n’avait que quatorze ans, investit farouchement dans l’école, qui lui apparaissait comme le seul moyen de se valoriser et d’échapper au destin tout tracé qu’on lui réservait…
Sa mère joua à l’évidence le rôle d’un contre-modèle, et la relation qu’elle entretint avec ses filles fut particulièrement déterminante dans la révolte de la jeune Gisèle. Cette mère, qui n’avait jamais réglé une facture toute seule, se posa en éternelle victime face à ses enfants et son mari. Elle fit régner sur eux cette arme du faible qu’est la culpabilité, comme Gisèle Halimi le raconta dans Fritna. Elle se montra spécialement dure à l’égard de ses deux filles, auxquelles elle ne manifesta qu’une affection parcimonieuse tandis qu’elle vouait à ses garçons, et particulièrement à l’aîné, Marcel, un culte particulièrement fort. Mais le racisme et l’antisémitisme, dans le contexte d’une Tunisie encore sous le joug des colonisateurs, furent également prégnants dans son enfance : racisme des Français, partagé par ses parents à l’égard des « arabes », racisme à l’école à l’égard des « youpins »… On comprend que l’engagement en faveur de la décolonisation ait pris une telle importance dans sa vie et dans sa carrière d’avocate politique, pour laquelle elle se détermina dès l’adolescence. Un oncle du côté paternel, engagé au Parti communiste tunisien, compta également beaucoup dans sa socialisation politique.
Déterminée à faire des études en France pour échapper au destin traditionnel des femmes, ayant obtenu le bac brillamment avec mention, Gisèle Halimi réussit à partir, en obtenant des autorités un ordre de mission pour accueillir son frère qui, revenu d’un camp de concentration, dut être rapatrié en Tunisie. Sa « mission » accomplie, Gisèle Halimi commença alors de brillantes études de droit et de philosophie à la Sorbonne et une année de Sciences politiques, tout en occupant un emploi de téléphoniste pour payer une partie de ses études. Mariée à vingt deux ans avec un fonctionnaire de Tunis (Paul Halimi), elle devint avocate en 1948, s’inscrivit en 1949 au barreau de Tunis et en 1956 au barreau de Paris. La même année, elle fit des rencontres qui allaient s’avérer déterminantes, comme celles de François Mitterrand*, puis, en 1958, de Jean-Paul Sartre* et de Simone de Beauvoir dont elle fut plus tard l’avocate. Elle épousa d’ailleurs, en secondes noces, le secrétaire de Sartre, Claude Faux.
Elle commença alors à être connue comme avocate politique : après avoir pris la défense de syndicalistes tunisiens, elle devint l’une des avocates du Front de Libération de l’Algérie, puis de la Tunisie. Elle s’illustra ensuite dans le combat contre la torture en Algérie à travers la défense de Djamila Boupacha, une jeune militante du FLN violée et torturée par des militaires français « couverts » par les autorités politiques. Pour faire éclater ce scandale, elle fonda avec Simone de Beauvoir le comité de défense de Djamila Boupacha, et dédia à ce combat un livre, préfacé par Simone de Beauvoir. Comme elle l’expliqua dans cet ouvrage, la défense de cette militante prit sens à la fois dans la lutte contre la colonisation, mais aussi dans son féminisme, car l’action de Djamila Boupacha, sa détermination à défendre son peuple, démentaient « l’infériorité » attribuée aux femmes pour justifier leur condition dominée. Le viol représentait une arme de guerre dont les femmes sont les cibles privilégiées. En 1967, elle présida la commission d’enquête du Tribunal Russel sur les crimes de guerre américains au Vietnam.
Bien avant le mouvement pour la parité homme femme dans la vie politique de la fin des années 1990, elle tenta de promouvoir l’égalité des sexes et l’action des femmes dans la vie politique. Ainsi, elle appartint au Mouvement démocratique féminin (MDF) fondé par Marie-Thérèse Eyquem et affilié à la Fédération de la gauche démocratique et socialiste (FGDS), qui regroupait la Convention des institutions républicaines, le Parti radical-socialiste et la SFIO. En 1967, elle fit partie des sept candidates de la FGDS présentées sur des « circonscriptions perdues ».
Les années 1970 lui donnèrent de nombreuses occasions d’exprimer ses talents exceptionnels d’avocate politique et féministe. En 1971, elle fut mandatée par la Fédération internationale des droits de l’homme pour assister au procès de militants basques de l’ETA (procès de Burgos) auquel elle consacra également un livre, préfacé cette fois par Jean-Paul Sartre. Mais c’était aussi avec la cause des femmes, et plus particulièrement le combat pour la légalisation de l’avortement, qu’elle mit au service du féminisme un sens politique peu commun. À l’occasion du manifeste des 343, porté par des militantes du MLF avec le soutien de Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi fonda l’association Choisir, qu’elle préside encore aujourd’hui [2010]. Il s’agissait à l’époque d’assurer la défense des signataires qui pourraient être inculpées, et au-delà de lutter pour la révision de la loi de 1920 (interdisant aux femmes de maîtriser leur fécondité par des moyens contraceptifs ou abortifs). L’association œuvra donc pour la révision et Gisèle Halimi se distingua dans le procès de Bobigny, qu’elle prépara et qu’elle conçut avant tout pour « faire le procès de la loi de 1920 ». Ce procès était celui d’une jeune fille qui, violée par un camarade de classe, avait avorté et avait été inculpée, ainsi que sa mère et les autres « complices » de l’avortement. Pour Gisèle Halimi, cette inculpation qui touchait des femmes de milieu populaire (la mère de la jeune fille était employée de métro), représentait l’occasion idéale de dénoncer la « justice de classe » qui frappait essentiellement les femmes du milieu populaire qui avortaient clandestinement, tandis que les plus privilégiées avaient accès à des interventions médicales.
Marquée, comme beaucoup d’intellectuelles de sa génération, par les brimades que les médecins infligeaient aux femmes qui avortaient illégalement – et qu’elle n’avait pas hésité à qualifier de torture –, Gisèle Halimi se révéla particulièrement brillante dans la défense de la jeune Marie-Claire. Ce procès, qui lui permit de mettre en scène de nombreux témoignages « d’hommes de science » (dont trois prix Nobel) et de personnalités du monde artistique et intellectuel (dont Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, etc.), assura à son action un succès retentissant qui marqua une étape essentielle dans le mouvement des femmes. Car, avec d’autres événements (comme l’existence du MLF), il contribua à faire basculer l’opinion publique en faveur d’une libéralisation de l’avortement et de la contraception, qui, malgré la loi Neuwirth votée en 1967, restait difficilement accessible aux femmes.
Les relations entre les militantes du MLF et l’avocate furent néanmoins difficiles et la préparation commune du procès de Bobigny fut souvent conflictuelle : alors que Gisèle Halimi privilégia la dimension tactique de l’action politique, ce qui la conduisit à utiliser le renom des individus qu’elle sollicitait pour sa cause, les militantes féministes préférèrent se passer du soutien de ceux qu’elles considéraient comme des « experts » ou des « hommes à pedigree » (Anne Zélinsky). Elles rejetèrent ce qu’elles percevaient comme une défense misérabiliste. De son côté, Gisèle Halimi, plus âgée que cette génération de militantes, dotée d’une forte notoriété et d’un capital politique déjà établis au moment du procès de Bobigny, les décrivait, dans la Cause des femmes, comme des « gauchistes » irresponsables. Au-delà de ces aspects s’opposèrent des stratégies politiques différentes : les militantes du MLF privilégièrent l’action collective, tandis que Gisèle Halimi utilisa davantage la tactique. Elle sut mettre en œuvre un véritable sens politique pour se servir d’une situation au profit de la cause qu’elle défendait. Par ailleurs, elle se soucia toujours de médiatiser ses combats et de construire son image de représentante de la cause des femmes.
Ces conflits se répétèrent après le procès lorsque Gisèle Halimi refusa d’engager l’association Choisir dans l’action illégale consistant, comme le fit le Mouvement de libération de l’avortement et de la contraception (MLAC), à faire pratiquer par des médecins des avortements. Face à la stratégie qu’avait adoptée les militants d’extrême gauche pour obliger le gouvernement à légiférer, Choisir apparaissait à ce moment comme une association « réformiste ». Gisèle Halimi se rallia néanmoins à ces forces « gauchistes » qui, dans le contexte, s’avérèrent plus efficaces pour obliger le gouvernement à légiférer. Elle leur offrit sa compétence et sa réputation : elle défendit par exemple le docteur Ferrey-Martin, médecin du MLAC à Grenoble, inculpée pour avoir pratiqué des avortements clandestins. Dans la même période, elle travailla avec certains membres du PSU et du MLAC pour élaborer un projet de loi libéralisant l’avortement.
En 1978, elle s’engagea dans la lutte contre le viol et participa au procès d’Aix-en-Provence. Elle se brouilla peu à peu avec Simone de Beauvoir et avec les militantes féministes, qui lui reprochaient d’être trop « personnelle » tout en reconnaissant, pour la plupart, qu’elle avait, dans la lutte pour la légalisation de l’avortement, mis sa réputation au service de la cause des femmes, notamment en associant son nom à la défense de la jeune Marie-Claire et grâce à la médiatisation du procès.
Après cette période tumultueuse de luttes féministes, Gisèle Halimi tenta une carrière politique, d’abord en lançant Choisir dans l’élaboration d’un « programme commun des femmes » : elle présenta cent femmes aux élections législatives de 1978. Ce fut, globalement, un échec. Elle soutint ensuite la candidature de François Mitterrand et, de 1981 à 1984, fut députée de l’Isère, candidate parachutée par le Parti socialiste sans en être membre (elle était apparentée PS) et d’abord rejetée par les militants locaux, avant de réussir à s’imposer. De 1984 à 1985, elle fut chargée de mission par le Premier ministre, devint ambassadrice déléguée de la France auprès de l’Unesco puis présidente du comité des conventions et des recommandations de l’Unesco jusqu’en 1987. En 1989, elle devint conseillère spéciale de la délégation française à l’Assemblée générale de l’ONU, avant d’être rapporteure pour la parité entre hommes et femmes dans la vie politique. Elle ne réussit pas, cependant, à réaliser une carrière politique. Il est vrai qu’elle n’accepta jamais les compromis que s’imposaient des féministes davantage liées à l’appareil. Elle n’amenda pas son féminisme pour une organisation politique, ce qui compliqua évidemment ses relations avec les partis dont elle était proche, en particulier le PS, qu’elle n’hésita jamais à dénoncer lorsqu’il s’opposait à la réalisation d’objectifs égalitaires entre les hommes et les femmes, par exemple en favorisant le développement du temps partiel.
En 1994, elle se présenta aux élections européennes, sur la liste de Jean-Pierre Chevènement, avec lequel elle avait négocié la prise en compte de la revendication paritaire dans son programme « Pour une politique alternative ». La liste n’obtint cependant que 2,4 % des voix, échec cuisant que Gisèle Halimi raconta dans Fritna. Elle s’engagea ensuite dans le mouvement pour la parité homme/femme en politique, un combat qui lui tenait à cœur. En 1995, elle présida avec Rosine Bachelot l’Observatoire pour la parité. Elle consacra plusieurs ouvrages à ce combat : Moitié du ciel, moitié de la terre, La nouvelle cause des femmes. Cet engagement, cependant, ne fut jamais séparé chez elle d’une démarche féministe : elle ne considérait pas que la plus grande présence des femmes dans la vie politique constituait une fin en soi et n’hésita pas à prendre des positions politiques au nom du féminisme. Elle s’opposa ainsi au traité constitutionnel pour l’Europe qui garantissait le droit à la vie mais pas le droit aux femmes de choisir de donner la vie (ce qui ménageait un espace de luttes aux adversaires de l’avortement) et dénonça le scandale en Allemagne de la construction d’un bordel, Artémis, destiné aux spectateurs de la Coupe du monde de football, en s’adressant pour cela à la chancelière allemande au nom du féminisme.
Gisèle Halimi est chevalier de la Légion d’honneur.
Par Sandrine Garcia
ŒUVRE : Djamila Boupacha, 1962. — La cause des femmes, 1973. —Avortement, une loi en procès, 1973. — Viol, Le procès d’Aix : Choisir la cause des femmes, 1978. — Le lait de l’oranger, 1988. — Une embellie perdue, 1995. — La nouvelle cause des femmes, 1997. — Fritna, 1999. — Avocate irrespectueuse, 2002. — Le procès de Bobigny : Choisir la cause des femmes, 2006. — La Kahina, 2006. — Ne vous résignez jamais, 2009.
SOURCES : Œuvres à caractère autobiographique de Gisèle Halimi. — Gisèle Halimi, la cause du féminisme, revue Travail, genre et sociétés n° 14, novembre 2005, propos recueillis par Tania Angeloff et Margaret Maruani. — Henri Leclerc, La parole et l’action, Fayard, 2017.