GRÉCO Juliette

Par Cécile Prévost-Thomas

Née le 7 février 1927 à Montpellier (Hérault), morte le 23 septembre 2020 à Ramatuelle (Var) ; chanteuse interprète, actrice.

Fille de Juliette Lafeychine et de Louis-Gérard Gréco, Juliette et sa sœur Charlotte, de trois ans son aînée, furent élevées, dans leur petite enfance, par leurs grands-parents maternels à Talence près de Bordeaux. Leur mère, éprise de liberté, vivait alors le plus souvent à Paris, leur père, les ayant quittées précocement. Après la mort de leurs grands-parents, les deux sœurs rejoignirent leur mère dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. À onze ans, Juliette Gréco rentra à l’école de danse de l’Opéra de Paris. Quelques mois plus tôt avant de décéder, Élie Faure, alors proche ami de sa mère, aurait dit d’elle en posant sa main sur la tête de l’enfant : « elle a un crâne d’artiste ».

Installée avec ses filles depuis l’été 1939 près de Bergerac dans le Périgord, sa mère travailla dès 1940 pour le réseau Résistance Sud. Ses filles auront connaissance de son activité : « Nous étions obligées de savoir pour pouvoir nous taire », dira Juliette Gréco. Le silence était déjà de mise chez les Gréco : un père parti, une mère absente qui sembla n’avoir jamais eu trop d’amour pour ses filles et en particulier pour la cadette.

Interne au collège de Bergerac, Juliette rencontra Hélène Duc, son professeur de français, en classe de 6e qui, plus tard, devenue comédienne dans la troupe permanente du théâtre de l’Odéon, la sauvera, à Paris, de sa solitude et de son désarroi, sa mère ayant été arrêtée en Dordogne par la Gestapo le 8 septembre 1943.

Arrivée avec sa sœur quelques semaines plus tard dans la capitale où elles s’étaient réfugiées, elles furent à leur tour arrêtées et envoyées à la prison de Fresnes. Agée seulement de seize ans, Juliette fut libérée au bout de trois semaines, douloureusement marquée par sa détention. Elle n’eut plus de nouvelles de sa sœur pendant un an et demi. À sa sortie, une seule adresse : celle d’Hélène Duc qui logeait dans une pension peuplée d’artistes et d’intellectuels. Devenue apprentie comédienne, Juliette Greco participa à la belle aventure du Soulier de Satin de Paul Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault en novembre 1943 à la Comédie française. Trois ans plus tard elle décrocha son vrai premier rôle de comédienne dans Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac au théâtre de la Gaîté Montparnasse alors dirigé par Agnès Capri.

Après la Libération de Paris, elle entra aux Jeunesses communistes alors appelées Forces unies de la jeunesse patriotique comme elle l’expliqua dans Jujube, son autobiographie parue en 1982 : « Jujube décide de s’inscrire aux Jeunesses communistes. Le communisme lui semble être, à cette époque, l’unique moyen de donner un sens à la vie qui lui est offerte. De la justifier. Combattre pour la victoire, pour elle, avec les autres. Pour les autres. Dans sa mémoire, toutes fraîches, les blessures de la torture trainent encore. Le sang versé est rouge. Nos héros sont, ont été ou seront, deviendront communistes ». Elle aménagea, à l’intérieur d’une librairie au 29 rue Guénégaud, une permanence pour les Jeunesses communistes du VIe arrondissement : « Jujube milite et vend L’Avant-garde. Jujube écoute parler Pierre Hervé, Pierre Courtade, Jujube a la haine de l’injustice ». Ne pouvant régler la cotisation qui lui est réclamée, elle décida de quitter le mouvement au bout de quelques mois.

En mai 1945, elle retrouva à l’hôtel Lutetia, rentrées de leur déportation à Ravensbrück après leur transfert au camp d’Holleischen en Tchécoslovaquie, sa sœur Charlotte puis sa mère : celle-ci ne lui adressa pas la parole.

Après la guerre, à Paris peut-être plus qu’ailleurs en France, à Saint-Germain-des-Près peut-être plus qu’ailleurs à Paris, jeunesse rimait avec ivresse. Hédonisme avec existentialisme.

Maurice Merleau-Ponty, qui lui faisait la cour, apprit à Juliette Gréco ce que signifiait cette nouvelle philosophie de l’être. Il lui présenta Jean-Paul Sartre* et Simone de Beauvoir. En 1946, c’est Boris Vian qui rendit « l’usage de la parole » à celle qui restait jusqu’ici silencieuse par trop de souffrances enfouies. La même année, elle rencontra Jacques Prévert à Saint-Paul-de-Vence pour la première fois. Parmi ses textes de chansons, il lui offrit : « Je suis comme je suis » et « Les feuilles mortes ». Plus tard en 1951, elle enregistra également « A la belle étoile », « Embrasse-moi » et « Les enfants qui s’aiment ».

Avec ses fidèles amis Anne-Marie Cazalis et Marc Doelnitz, Juliette Gréco découvrit fin 1946 une cave au 33 de la rue Dauphine. Le 11 avril 1947, le Tabou naissait : « Boris Vian prend la direction de l’orchestre, la cave ne désemplit jamais et Juliette Gréco devient une célébrité ». Cette année marqua aussi, pour la « muse de Saint-Germain-des-Prés », les débuts d’une carrière cinématographique, magnifiée par sa rencontre avec le producteur américain Darryl F. Zanuck au tournant des années 1960.
Sans qu’elle en ait vraiment eu conscience, sa voix marqua les esprits. Ses proches, Anne-Marie Cazalis et Marc Doelnitz* à qui l’on venait de confier la programmation artistique du Bœuf sur le toit afin qu’il retrouvât son éclat d’avant-guerre, soutenus par Jean-Paul Sartre, lui proposèrent alors de chanter. Au printemps 1949, ce dernier lui présenta des textes de poètes parmi lesquels « Notre petite compagne » de Jules Laforgue et « C’est bien connu » de Raymond Queneau qui deviendront, en chansons, grâce au talent du compositeur Joseph Kosma, « L’éternel féminin » et « Si tu t’imagines ». Sartre lui-même présenta un troisième texte à la nouvelle égérie de Saint-Germain-des-Prés : « La rue des Blancs-Manteaux ». Kosma lui donna ses premières leçons de chant. À la même époque, elle eut une liaison avec Miles Davis qui fut révélée par l’autobiographie du jazzman seulement en 1989.

Le 22 juin 1949, accompagnée au piano par Jean Wiener, Juliette Gréco chanta ses trois premiers titres pour la première fois, à l’occasion de la réouverture du Bœuf sur le toit devant Jean Cocteau, François Mauriac, Marcel Duhamel, Simone Signoret.

A partir de septembre 1949, elle chanta régulièrement 76 rue de Rennes, à la Rose rouge, apprenant ainsi son métier. Deux ans plus tard, elle signa avec Jacques Canetti chez Philips et enregistra, outre les paroles de Prévert déjà citées, celles de Charles Aznavour (« Je hais les dimanches »), titre pour lequel elle obtint un prix de la Sacem en 1951, et de Jean Dréjac (« Sous le ciel de Paris »). S’ensuivit une période où elle entama ses premières tournées à l’étranger : au Brésil et aux Etats-Unis. Elle chanta ensuite Brassens en 1954, année au cours de laquelle naquit sa fille Laurence-Marie de son mariage avec le comédien Philippe Lemaire célébré un an plus tôt. En 1956, elle enregistra un nouveau disque sur des textes de Françoise Sagan. Son divorce était prononcé depuis un an et elle vivait désormais seule avec sa fille rue de Verneuil dans le VIe arrondissement parisien.

Trois ans plus tard parut le disque Gréco chante Gainsbourg. Comme à l’accoutumé, c’est elle qui choisit les cinq chansons qui le composaient. Deux d’entre elles furent censurées par la radiodiffusion pour cause d’antimilitarisme (« La jambe de bois (Friedland)) » et d’immoralité (« L’amour à la papa »). Ceci ne fut pas sa première expérience de censure. Son enregistrement de « À la belle étoile » de Prévert et Kosma qui dénonçait la violence policière avait déjà été interdit d’antenne cinq ans auparavant par le Comité d’écoute de la Radiodiffusion française. S’ensuivirent d’autres interdictions radiophoniques et d’autres mises en garde télévisuelles dans les années 1970 avec le fameux rectangle blanc qui apparut sur le petit écran au cours de son interprétation de « Vieille » de Jacques Brel et de son irrésistible « Déshabillez-moi » au cours d’un récital unique diffusé en direct de Bobino en février 1972.

Toujours en 1961, elle enregistra « Jolie Môme » de Léo Ferré*, « On n’oublie rien » de Jacques Brel. Un an plus tard, elle inspira à Serge Gainsbourg « La Javanaise ». À partir de 1963, elle collabora avec le chef d’orchestre et arrangeur François Rauber jusqu’à sa disparition en 2003. En 1964, parut Greco chante Mac Orlan. Sa popularité grandit avec le rôle de Belphégor qu’elle incarna dans le feuilleton policier du même nom diffusé en mars 1965 par l’unique chaîne de télévision française. En 1966, elle partagea l’affiche du TNP au Palais de Chaillot avec Georges Brassens pendant un mois. « Déshabillez-moi » devint un succès radiophonique début 1968. À cette même époque elle rencontra Gérard Jouannest, alors accompagnateur et compositeur de Jacques Brel (« La chanson des Vieux-Amants » ; « Les Vieux » ; « J’arrive »). À ce jour, ce pianiste hors pair a écrit pour celle qui deviendra sa femme en 1989, plus d’une centaine de musiques.

Mariée à Michel Piccoli en 1966, « elle évolue plus profondément vers la gauche ». Attentive au mouvement de Mai 68, elle héberge chez elle, rue de Verneuil, pendant une semaine, Alain Krivine, leader de la Ligue communiste révolutionnaire, menacé d’arrestation. Piccoli et Gréco étaient aussi membres du Mouvement de la paix, aux côtés de Montand* et de Signoret*.
Le 1er décembre 1972, ils participèrent à un grand meeting de l’Union de la gauche au Parc des Expositions : dans la salle au même rang qu’eux, se trouvaient Catherine Sauvage, Leny Escudero, Marcel Azzola, Maurice Biraud ou Laurent Terzieff ; sur la scène, François Mitterrand*, Georges Marchais* et Robert Fabre*, signataires du Programme commun de gouvernement. En 1981, son nom figurait à côté de ceux de Jean Ferrat, Maurice Fanon, Isabelle Aubret, Jean Effel ou Marc Ogeret sur la liste de soutien aux candidats du PC aux législatives. Puis elle apporta son soutien à François Mitterrand dans ses trois campagnes présidentielles en 1974, 1981 et 1988. Par ailleurs, elle signa de nombreuses pétitions, défendit de nombreuses causes (paix, homosexualité, sans-papiers) et chanta également à la Fête de l’humanité (1999) et à la fête de Lutte ouvrière (2001).

Elle qui, puisant dans le répertoire des plus grands auteurs de chanson, chanta si bien l’amour, inscrivit également à son répertoire, depuis le début de sa carrière, nombre de chansons dites « engagées » mettant en exergue ses valeurs profondes :liberté, insoumission, pacifisme. Ainsi, « Ça va, le Diable ! » première chanson du répertoire de Jacques Brel qu’elle chanta en 1954, « Les cimetières militaires » de Pierre Louki qu’elle interpréta sous le régime d’Augusto Pinochet lors d’une tournée au Chili dans les années 1970, « Mon fils chante » de Maurice Fanon en 1976, « La place aux ormeaux » de Robert Nyel en 1983, « Maréchal nous revoilà », de Georges Coulonges et Jean Ferrat en 1983, sa reprise du « Temps des Cerises » à partir de 1994 sur scène, « C’était un train de nuit » de Jean-Claude Carrière en 1998, son interprétation d’ « Utile » en 2006 sur un texte d’Étienne Roda Gil et une musique de Julien Clerc, dont le thème leur avait été inspiré au moment de sa création en 1993 par l’expérience de Gréco au Chili ,ou encore sa version inédite du « Déserteur » parue sur la compilation hommage à Boris Vian en mai 2009, sont autant de titres qui confirment son engagement de femme libre.

Dernièrement, elle s’est entourée de jeunes auteurs et compositeurs tels Benjamin Biolay, Miossec, Art Mengo, Olivia Ruiz et Abd Al Malik pour concevoir ses albums parus en 2003 (Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez) et en 2009 (Je me souviens de tout). Avec ce dernier artiste, elle enregistra également à deux voix le premier titre « Roméo et Juliette », de l’album Dante paru en 2008 pour lequel Abd Al Malik fut récompensé en 2009 d’une Victoire de la Musique en tant que meilleur artiste de sa catégorie musicale. Pour ce nouvel auteur, amoureux de la langue française : « Gréco est la plus grande des rappeuses parce qu’elle est fondamentalement subversive. C’est-à-dire qu’elle est dans cette capacité perpétuelle à être ce que doit être véritablement un artiste, c’est-à-dire une espèce de poil à gratter, un éveilleur de conscience ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article76681, notice GRÉCO Juliette par Cécile Prévost-Thomas, version mise en ligne le 20 mars 2010, dernière modification le 2 décembre 2020.

Par Cécile Prévost-Thomas

ŒUVRE : L’éternel Féminin, Coffret Intégrale 20 CD, Mercury Universal, 2003. — Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez, Polydor, 2004. — Le temps d’une chanson, Polydor, 2006. — Je me souviens de tout, Polydor, 2009.

SOURCES : Bertrand Dicale, Juliette Gréco, L’invention de la femme libre, Paris, Textuel, coll. « Passion », 2009.  Juliette Gréco, Jujube, Paris, Stock, 1982.  Michel Grisolia et Françoise Mallet-Joris, Juliette Gréco, Paris, Seghers, coll. « Poésie et chansons », 1975. — Françoise Piazza, Juliette Gréco, Merci !, Paris, Carpentier, 2009. — Reportages : Brigitte Huault-Delannoy et Bertrand Dicale, « Juliette Gréco, je suis comme je suis », Empreintes, France 5, 9 octobre 2009. — Bertrand Rube, Olivier Surville, Vasken Sayrin, (Un reportage de), « Juliette Gréco, Histoire d’une passion », Envoyé Spécial, France 2, 12 novembre 2009.

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