Par Olivier Fressard
Né le 20 juin 1913 à Bucarest (Roumanie), mort le 3 octobre 1970 à Paris (XIIe) ; directeur de l’EPHE (1959-1970) ; sociologue et philosophe marxiste.
Lucien Goldman passa toute son enfance dans la petite ville de Botosani (Roumanie). Plus tard, il entreprit des études de droit à Bucarest. Dans le contexte des nombreuses questions que souleva l’évolution de l’URSS, il prit alors connaissance du marxisme et des débats qui l’animaient depuis la Première Guerre mondiale.
Il partit pour Vienne en 1933 où il passa une année, suivant les cours de Max Adler, l’un des représentants de l’austro-marxisme, et, surtout, découvrant les ouvrages de jeunesse de Georg Lukacs qui allaient décider de son orientation intellectuelle pour le reste de son existence. De 1930 à 1934, il poursuivit à Bucarest des études pour la licence de droit. A la fin de 1934, arrivé à Paris, il s’engagea dans des études multidisciplinaires, préparant à la Sorbonne tout à la fois un doctorat en économie politique, une licence d’allemand ainsi qu’une licence de philosophie (1937-1938).
A la déclaration de guerre, sa demande d’engagement volontaire fut rejetée pour raison de santé alors qu’il enseignait, comme délégué rectoral, l’allemand au collège municipal de Chalons-sur-Marne. À la veille de l’invasion allemande, en 1940, il fuit Paris et gagna Toulouse. Il y fut interné dans un camp dont il s’évada rapidement. Cette période fut marquée par la rencontre de Jean-Pierre Vernant avec lequel il se lia d’amitié. En 1942, alors que les Allemands occupaient la France libre, il réussit à passer clandestinement en Suisse. Il connut alors de nouveau l’expérience de l’internement dans un camp pour réfugiés. Il en fut libéré en 1943 grâce à l’intervention du grand psychologue genevois, Jean Piaget. Il reprit alors ses études grâce à l’obtention d’une bourse qui lui permit de préparer une thèse de doctorat en philosophie à l’université de Zürich. Ce travail qui propose une lecture marxiste de la philosophie kantienne fut publié la première fois en France en 1948 sous le titre La Communauté humaine et l’univers chez Kant. Pendant son séjour suisse, il collabora directement avec Piaget dont il devint l’assistant. Il découvrit ainsi le projet d’épistémologie génétique du psychologue dans lequel il perçut maints points communs avec la perspective marxiste.
De retour à Paris après la Libération, après avoir enseigné dans une institution libre de Fontenay-aux-Roses (Seine) pendant une année, il obtint en octobre 1946, un poste d’attaché de recherches au CNRS et fut, naturalisé en 1948. . Il entreprit alors une deuxième thèse, en Lettres, sur Pascal et Racine qui donna lieu à son ouvrage le plus connu, Le Dieu caché (1956), probablement son œuvre maîtresse.
En 1959, il fut élu directeur d’études non cumulant à la VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE). Il y créa une chaire de sociologie de la littérature et de la philosophie axée sur l’étude sociologique des œuvres de culture et sur la philosophie marxiste. De nombreuses figures intellectuelles de l’époque, Adorno et Marcuse, Althusser et Sebag, firent un passage par son séminaire.
À la demande de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles, il mit en place, en 1966, le Centre de sociologie de la littérature dont il devint le directeur. Ses recherches se concentraient alors sur la sociologie du roman à l’analyse de laquelle il soumit des œuvres d’auteurs contemporains tel que Genet, Gombrowicz, Robbe-Grillet ou Sartre. L’essentiel des résultats de ce travail fut rassemblé dans Pour une sociologie du roman (1964).
Pendant les dernières années de son existence, il rassembla ses idées théoriques sur la théorie marxiste dans les sciences humaines et sur la création culturelle dans les conditions de la société contemporaine. Par ailleurs, il prit part à certains débats publics liés à l’actualité, à propos, en particulier, de l’expérience « autogestionnaire » en Yougoslavie et des événements de Mai 68, deux mouvements qui eurent sa sympathie.
D’une manière générale, l’œuvre de Goldmann s’inscrit dans le cadre de la théorie marxiste telle que l’a reformulée Georg Lukacs. Celle-ci fournit, à ses yeux, d’un seul mouvement, la méthodologie adéquate pour le développement des recherches en sciences humaines d’une part, la philosophie de l’histoire qui donna son véritable sens à l’inscription de la théorie dans la réalité sociale d’autre part. Goldmann fut avant tout un chercheur et un intellectuel. Balloté par l’histoire, il ne s’engagea jamais, pour autant, dans une activité partisane ou militante. Toutefois, si ses contributions au marxisme furent strictement théoriques, il les conçut dans la perspective d’une inséparabilité de la théorie et de la praxis.
Lucien Goldmann, marié, divorcé, se remaria, au consulat de France à Tunis, le 21 juin 1956 avec Annie, Sultane Taïeb, née la 31 mai 1931 à Tunis. Ils eurent un garçon. Sociologue, spécialiste du cinéma, Annie Goldmann mourut le 22 juin 2020 à Paris.
Goldmann a largement pris part aux débats théoriques et idéologiques de son époque, aussi bien du fait des nombreuses réactions qu’ont suscitées ses ouvrages qu’en raison de son engagement dans les discussions avec les principales figures de la pensée marxiste de son époque. Il marqua le champ des études marxistes, reprenant et approfondissant les orientations théoriques du premier Lukacs et a pu faire ainsi, en dépit d’une vie assez brève, le pont entre « le marxisme “occidental” » (M. Merleau-Ponty. Les Aventures de la dialectique. Gallimard, 1955, ch. II) du début du XXe siècle et le structuralisme qui devait s’imposer dans les années 1960. Cependant, c’est dans les études littéraires, en particulier dans le domaine de la sociologie des œuvres, qu’il a, finalement, imprimé sa marque.
L’œuvre de Lukacs a été, au plan intellectuel, la rencontre décisive de Goldmann. Cette découverte a, très tôt, décidé de son orientation théorique et de ses objets de recherche jusqu’à la fin de sa vie. Encore convient-il de préciser qu’il s’agit des œuvres de jeunesse (L’Âme et les formes, 1911, La Théorie du roman, 1920 et Histoire et conscience de classe, 1923) car, comme on sait, Lukacs devait, après sa condamnation pour déviationnisme en 1925, effectuer son autocritique et faire, dans ses publications suivantes, d’immenses concessions au stalinisme.
Goldmann ne cessa, donc, de se réclamer de Lukacs à rebours de l’évolution ultérieure de ce dernier. Il approfondira, en particulier, les thèses du grand classique de la philosophie marxiste qu’est Histoire et conscience de classe pour en tirer une sociologie des œuvres culturelles. Il y trouva une lecture philosophique de Marx qui mettait l’accent sur la pensée dialectique reprise de Hegel. Contre les tendances positivistes du marxisme réputées s’être affirmées avec Engels et contre le stalinisme, il en dégagea des ressources pour développer une approche marxiste qui, tout en se réclamant d’un savoir scientifique objectif, accordait un rôle décisif à des « structures significatives » dans lesquelles la subjectivité des acteurs tenait sa part, sans céder au subjectivisme individualiste qualifié de « bourgeois ».
Sa rencontre et sa collaboration avec Piaget joua également un rôle important. Goldmann crut découvrir d’importantes analogies entre le matérialisme dialectique et l’épistémologie génétique du psychologue qui mettait l’accent sur l’étude de la genèse psychologique de stades cognitifs qui se succédaient en vue d’une adaptation croissante à la réalité. Il tenta, donc, d’effectuer une synthèse entre les deux courants de pensée auquel il donnera le nom de « structuralisme génétique ». Il offrit une présentation synthétique de cette position théorique dans un ouvrage, Sciences humaines et philosophie : pour un structuralisme génétique (1952), que lui avait commandé Émile Bréhier pour sa collection « Nouvelle encyclopédie philosophique ».
Dix ans plus tard, il s’opposa vivement au structuralisme, auquel il reprocha d’être « non génétique », qui s’imposait sur la scène intellectuelle française dans les années 1960, en particulier dans sa forme marxiste chez Althusser. Face à la conception scientiste de ce dernier, il mobilisa les catégories empruntées à Lukacs (Totalité et dialectique Sujet/Objet, « maximum de conscience possible » et « possibilité objective ») par lesquelles il entendait préserver la dimension critique et humaniste de la pensée de Marx sans rien céder sur la rigueur scientifique.
Ces théories et ces polémiques ont fortement vieilli. Toutefois, une partie de l’œuvre de Goldmann survit en raison, probablement, de sa manière d’ériger le marxisme comme une méthode à la fois positive et critique pour élaborer une science des œuvres littéraires et philosophiques. Son ouvrage le plus important, Le Dieu caché, propose une analyse des œuvres de Pascal et Racine comme expression, au plan des catégories mentales et des schèmes imaginaires, de « la vision tragique du monde » du jansénisme qu’il s’efforce de mettre en rapport avec le destin historique de la noblesse de robe. Ce travail, qui a suscité de nombreux et vifs débats lors de sa publication en 1956 (en particulier de la part des marxistes orthodoxes de La Nouvelle critique), continue, aujourd’hui, d’être lu et commenté. La théorie littéraire (Thomas Pavel…) et la sociologie de la littérature (Pierre Bourdieu,…) se situent encore par rapport aux positions de Goldmann. C’est qu’en cet ouvrage Goldmann déploie une large érudition où les moindres détails des œuvres sont pris en compte pour tâcher d’en trouver la signification sociologique. Ainsi, si le cadre philosophique général peut sembler aujourd’hui obsolète, le détail des analyses continuent à nourrir l’interprétation des œuvres de Pascal, Racine ou Kant.
Lucien Goldmann décéda en 1970 à l’hôpital Saint Antoine (Paris, XIIe) alors qu’il demeurait dans le VIe arrondissement.
Par Olivier Fressard
ŒUVRE : La Communauté humaine et l’univers chez Kant : étude sur la pensée dialectique et son histoire, PUF, 1948 ; réédité en 1967, sous le titre Introduction à la philosophie de Kant, Gallimard. — Sciences humaines et philosophie, PUF, 1952. — Le Dieu caché : étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et le théâtre de Racine, Gallimard, 1956. — Recherches dialectiques, Gallimard, 1959. — Pour une sociologie du roman, Gallimard, 1964. — Structures mentales et création culturelle, Éd. Anthropos, 1970. — Marxisme et sciences humaines, Gallimard, 1970. — La Création culturelle dans la société moderne Denoël-Gonthier, 1971.
SOURCES : Arch. Nat., F17/29999 (Jacques Girault). — Ouvrages sur L. Goldmann : Lucien Goldmann ou la dialectique de la totalité, Sami Naïr et Michael Löwy, Seghers, 1973 (Comprend de très utiles « Notes pour une biographie intellectuelle » et une bibliographie très complète). — Goldmann : dialectique de l’immanence, Pierre V. Zima, Éd. universitaires, 1973 (Comprend une précieuse biographie par Annie Goldmann, épouse de Lucien, et également chercheuse). — Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature : hommage à Lucien Goldmann Éditions de l’Université de Bruxelles, 1975. — Le Monde, 26 juin 2020 à Paris.