Par Justinien Raymond
Né le 3 février 1855 à Villers-la-Faye (Côte-d’Or) ; mort à Paris le 28 juillet 1913 ; paysan-viticulteur de la Côte-d’Or ; républicain, devenu militant socialiste ; maire de Villers-la-Faye (1884-1904), conseiller général, député de la Côte-d’Or (1902-1906, 1910-1913).
Bouhey-Allex appartenait à une lignée de petits paysans bourguignons. Il fut cultivateur et vigneron lui-même, dans son village natal, sur le petit bien familial, au sortir de l’école primaire qu’il fréquenta exclusivement jusqu’à l’âge de douze ans.
Quelques actes de jeunesse traduisent en manifestations précoces, assez insolites alors en ce milieu, un souci d’instruction et d’élévation, un sens social que l’avenir mûrira. Le 6 mars 1881, J.-B. Bouhey fonda à Villers une bibliothèque populaire doublée d’une société républicaine d’instruction, petit foyer de lecture, d’étude et de civisme dont il restera toujours l’animateur. Quand le phylloxera sema la ruine sur la côte bourguignonne, il groupa les vignerons du canton de Nuits-Saint-Georges en syndicat pour une défense concertée.
Ouverture d’esprit, goût de l’action, appartenance à la catégorie des petits propriétaires-exploitants libres, tout concourait à faire de Bouhey un républicain. Au temps de la République opportuniste, il fut un républicain d’avant-garde, libre penseur (dès 1880 il s’inscrivit à la « Libre Pensée » de Dijon), et patriote. Il se souvient d’avoir vu, adolescent, l’invasion allemande sous Dijon. Pendant des années, comme officier de réserve, il organisa les bataillons scolaires dans le canton de Nuits.
L’intérêt qu’il portait à la chose publique le conduisit tout naturellement sur le forum. À vingt-six ans, en 1881, à la tête d’une petite minorité républicaine, il entra au conseil municipal de Villers-la-Faye. En 1883, son canton l’élut au conseil d’arr. où il siégera jusqu’en 1889. Il participa, en 1884, à la fondation d’un comité républicain cantonal. La même année, à vingt-neuf ans, il devint maire de son village et le demeura jusqu’en 1904.
À la tête d’une petite commune rurale de trois cents habitants, modeste champ d’action, Bouhey se signala à l’attention locale par une administration hardie. Il fit construire une école primaire et une école enfantine bien aménagées, rénova le réseau vicinal, créa des groupements mutualistes pour lesquels il agrandissait le bâtiment communal ; il s’attacha au reboisement des plateaux communaux en friches, ouvrit un Foyer des sans-foyer, ancêtre lointain et rare, sans doute, des modernes Foyers ruraux.
En 1889, élu du canton de Nuits, J.-B. Bouhey pénétra au conseil général de la Côte-d’Or. Il n’en sortira pas. Il y fut d’abord l’animateur de l’opposition républicaine à la majorité conservatrice. Puis, avec quelques élus d’avant-garde, il prit une part active aux créations d’ordre social et aux essais de régies : reprise des tramways par le département, Caisse départementale de réassurance des mutuelles-bétail, Caisse de retraites ouvrières et paysannes. La Caisse d’assurance contre l’incendie dont il fut le véritable fondateur vit le jour à la fin de 1908. En mars 1911, elle assurait un capital de 7 372 000 francs, dans 228 communes.
Mais alors, J.-B. Bouhey a franchi d’autres étapes. Il est devenu socialiste. Il a été élu député. Candidat à une élection partielle du 31 mai 1891 et aux élections générales de 1893, dans la première circonscription de Beaune, il défendit un programme hardiment réformateur et, chaque fois, approcha du succès (5 069 voix contre 5 248 ; 5 749 voix contre 6 851). En 1894, au lendemain de ces batailles où le vigneron de Villers a ébranlé les positions officielles, le gouvernement de Ch. Dupuy le révoqua de son grade de capitaine de territoriale.
Si son audace lui attira l’hostilité des milieux opportunistes dont une des éminences, Spuller, représentait la Côte-d’Or depuis 1885, elle lui valut, dans d’autres sphères, une grande popularité. Les groupes socialistes du département, épars et squelettiques, virent en ce franc-tireur d’avant-garde une possible et précieuse recrue. Ils s’attachèrent à s’en faire connaître, à le gagner par des contacts personnels, par l’envoi de lettres, de brochures, de la Revue socialiste, des œuvres de Benoît Malon. J.-B. Bouhey découvrit une doctrine, des groupements proches de son tempérament, conformes à son sens de l’action populaire. Il vit dans le socialisme la promesse de satisfaction de son besoin exigeant de promotion sociale des travailleurs. Il lui apporta une adhésion sans retour qui fut moins une conversion intellectuelle que la révélation d’un accord avec le socialisme tel que la fédération allemaniste de l’Est le représentait alors en Côte-d’Or : un socialisme libertaire, imbu d’idées fédéralistes. Ce ne fut pas davantage dans le feu des luttes de classes d’un prolétariat alors peu développé en Bourgogne qu’il adhéra à un parti ouvrier. En définitive, le socialisme lui apparut comme le couronnement de son idéal républicain, lui sembla répondre à son souci de l’intérêt populaire. Il est cependant acquis aux idées maîtresses du socialisme. Le petit propriétaire, radical d’hier, veut toujours consolider « la petite propriété, exploitée par son propriétaire, véritable instrument de travail resté entre les mains du producteur » (profession de foi de 1910), mais il adhère au collectivisme là où travail et capital sont séparés. Son patriotisme de jeunesse, teinté d’esprit de revanche, s’est mué en un sens plus réaliste de l’intérêt national et son idéal de fraternité humaine lui fait accepter un internationalisme ouvrier qui ne lui semble point briser les cadres nationaux.
Bouhey, qui n’avait rien d’un politicien au sens péjoratif du terme, ne venait pas faire carrière dans le socialisme. Pour ses compatriotes, il paraissait renoncer à de proches espoirs politiques qu’il sacrifiait à l’idéal. Mais les socialistes ne s’étaient pas abusés sur le prix de cette adhésion : elle ne ruina pas les chances politiques de Bouhey et elle en ouvrit beaucoup au socialisme en Côte-d’Or. Bouhey fonda Le Réveil des Paysans qui gagna une large audience dans les milieux ruraux. Il collabora au Rappel des Travailleurs, organe de la fédération socialiste. En 1895, c’est comme socialiste qu’il fut réélu conseiller général de Nuits. En 1898, c’est comme socialiste qu’il se battit dans la première circonscription de Beaune. Il y retrouva 4 221 voix. En 1899, il représenta la fédération socialiste de la Côte-d’Or au premier congrès général des organisations socialistes à Paris, salle Japy (3-8 décembre). Avec son ami Ponard du Jura, et d’autres, il préconisait alors l’unité dans le cadre de fédérations autonomes rassemblant toutes les tendances socialistes à l’échelle du département.
Il représentera encore la fédération unifiée de la Côte-d’Or aux congrès nationaux de Toulouse (1908) et de Saint-Étienne (1909). En 1902, les comités socialistes dijonnais lui confièrent leur drapeau : il recueillit 5 205 voix, bénéficia du désistement radical (5 024 voix) et, au second tour, battit avec 10 453 voix le candidat nationaliste, le général Darras (8 350 voix).
En 1906, un radical, bénéficiant du retrait du candidat de droite, ravit son siège à cet élu socialiste qui comptait parmi les plus fermes partisans du vieux bloc combiste et de l’union des gauches. Bouhey se fixa alors à Dijon où il ouvrit un petit commerce. Tout en poursuivant son action militante, il donna beaucoup de son temps à la coopération, à « l’Économie sociale » (boulangerie coopérative) et à l’Imprimerie ouvrière. En 1908, il pénétra au conseil municipal de Dijon d’où une coalition, de la droite aux radicaux, le chassera en 1912 avec tous ses colistiers, sauf deux. Mais depuis 1910, il a été réélu député de Dijon, au second tour par 10 544 voix, contre 8 364 au conservateur Hébert.
Son action parlementaire fut, à une autre échelle, le prolongement de ses luttes municipales et départementales. Il appartint aux commissions de l’Agriculture, de la Marine et de l’Armée. Il s’attacha aux problèmes d’assistance, de coopération agricole et de la défense nationale. Au début de sa première législature, il fit voter l’abolition de l’impôt des prestations remplacé par une taxe vicinale. Il faisait ainsi aboutir une revendication ancienne, la septième des dix-sept réformes immédiates envisagées dans le Programme agricole élaboré à Dijon, du 14 au 22 juillet 1894, par le congrès national du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Le 2 juin 1904, avec Jaurès, il apporta l’adhésion du groupe socialiste au projet de loi établissant le service militaire de deux ans, bien qu’il « continue le régime hybride des armées de métier et des milices réunies », déclara-t-il, mais parce qu’il « a le mérite de faire l’égalité du service » (L’Humanité, 3 juin 1904). C’est à la lutte contre le service militaire de trois ans qu’il consacra les derniers mois de sa vie parlementaire, à la veille de sa mort.
Par la parole et par le journal, par son action administrative et politique, par le rayonnement d’une attachante personnalité, J.-B. Bouhey-Allex a marqué profondément son village, son canton, son département. Jusqu’à lui, le socialisme n’a guère dépassé le cercle étroit de milieux ouvriers dijonnais. La structure sociale du département entrave son essor, d’autant plus que ses principaux protagonistes, ouvriers, typographes, employés, fonctionnaires, n’en représentent pas l’élément dominant. Cultivé par eux, le socialisme végète comme une plante inadaptée. En lui apportant, vers l’âge de quarante ans, l’adhésion d’un homme mûr qui incarnait par ses origines plébéiennes et ses luttes passées de larges aspirations populaires, il lui donna de profondes racines qui l’enrichirent d’une sève nouvelle. Bouhey a fait passer le socialisme côte-d’orien de l’état de secte à celui de force politique. Aujourd’hui encore, en Bourgogne, son nom demeure attaché au mouvement socialiste.
Par Justinien Raymond
ŒUVRE : Le Réveil des Paysans était l’organe de Bouhey et dans une très large mesure son œuvre propre. — Il a collaboré à l’organe de la Fédération socialiste de la Côte-d’Or, le Rappel des Travailleurs, devenu plus tard le Rappel socialiste.
Lettres et papiers personnels sont aux mains des familles du Dr Charles Bouhey, et de M. Jean Bouhey, ancien député, ses enfants décédés.
SOURCES : Arch. Ass. Nat., dossier biographique (Allex était le nom de famille de sa femme). — Souvenirs du Dr Charles Bouhey, son fils, qu’il nous conta peu avant sa mort à Paris, fin 1957, au cours de plusieurs entretiens. — Denis Vuillaume, Le Socialisme en Côte-d’Or de 1905 à 1914, mémoire de maîtrise, Paris X Nanterre, 1977.
BIBLIOGRAPHIE : Deux numéros d’une publication concernent en tout ou en partie J.-B. Bouhey, les Cahiers bourguignons, édités par la Fédération socialiste de la Côte-d’Or à l’Imprimerie ouvrière de Dijon.
Le n° 1 (140 pages, 11 x 15,1912) contient une étude du professeur et militant socialiste A. Mairey intitulée : « Les Campagnes de la Côte-d’Or et le Socialisme ». L’auteur étaie un exposé de la doctrine socialiste sur une étude de la structure agraire du département et il rappelle, çà et là, quelques aspects de la pensée et de l’action de J.-B. Bouhey (pp. 37, 40, 60, 93-94, 116, 123-124).
Les 40 pages du n° 2 (le dernier : 1914) sont consacrées « À la mémoire de Bouhey-Allex ».