CAMUZET Étienne, Pierre

Par Justinien Raymond

Né et mort à Vosne-Romanée (Côte-d’Or) 10 juin 1867-25 octobre 1946 ; propriétaire-viticulteur ; député républicain-socialiste à ses débuts.

Étienne Camuzet était l’enfant d’une famille de vignerons, propriétaires exploitants. Il reçut une formation élémentaire complétée au collège de Semur, et travailla sur le bien paternel dont il devait hériter et qu’il devait faire prospérer.
Vice-président de la Société des vignerons de Beaune, président de celle de Nuits, il appartenait à la démocratie rurale des propriétaires indépendants qui, sur la côte bourguignonne, assurèrent, dès ses origines, le succès de la République. Le 28 juillet 1895, il déclara accepter le programme du comité républicain-socialiste du canton de Nuits (affilié au POSR) et fut élu au conseil d’arr. contre le candidat opportuniste. En 1900, il devint maire de Vosne-Romanée.
Dans la dernière décennie du XIXe siècle, la propagande socialiste venue de Dijon commença à pénétrer dans les campagnes de la Côte-d’Or. Elle se présentait sous les traits d’un socialisme réalisateur, au service des travailleurs, des « petits » de toutes catégories, le socialisme possibiliste puis allemaniste de la fédération de l’Est qui englobait la Côte-d’Or. Elle pouvait ne pas inquiéter des viticulteurs exploitants, même s’ils étaient propriétaires. Elle s’offrait à les défendre contre l’État, contre le fisc, contre les « gros ». Elle leur prêchait l’entente, le groupement dans le syndicat et la coopérative. Elle trouva d’autant plus d’écho que, depuis 1878, le phylloxera étendait ses ravages. Elle alla au devant des victimes de cette calamité par la parole de ses militants et avec une brochure de circonstance écrite par l’un d’eux, Marpaux, De la reconstitution du vignoble par l’association... Habilement, les militants socialistes de Dijon, typographes, cheminots, employés, s’efforcèrent de gagner à leur cause de jeunes paysans mis en vedette par leur ardeur républicaine et qui assureraient dans leur milieu une propagande plus fructueuse. Ils connurent un certain succès. De petits groupes socialistes naquirent dans les bourgades. Des élus locaux leur donnèrent une adhésion plus ou moins réfléchie, plus ou moins intéressée, plus ou moins durable.
Camuzet fut de ceux-là. Sincèrement républicain, d’esprit ouvert, actif et réalisateur comme l’était son compatriote, son semblable, son ami, Bouhey, il témoigna d’une attention plus intéressée aux réactions et aux évolutions de son milieu paysan. En conséquence, ses rapports avec le mouvement socialiste, s’ils ne furent que passagers, sont, pour l’historien du mouvement social, tout aussi significatifs que l’adhésion sans retour de Bouhey. En 1902, la fédération socialiste posa la candidature de Camuzet, « républicain-socialiste », dans l’arr. de Beaune, 1re circonscription. Son étiquette, à cette date, ne désigne ni un groupe parlementaire ni un parti qui, sous cette dénomination, n’existent pas encore. Elle signifie que ce républicain est, par surcroît, socialiste. Le socialisme étant alors divers dans ses expressions doctrinales, dans son organisation et dans sa discipline, les formations et les militants eux-mêmes avaient les coudées plus franches pour l’adapter aux conditions locales. C’est ce que fit Camuzet par sa profession de foi au ton personnel. À quelques nuances près, elle reprenait les revendications radicales. Ayant « toujours soutenu la cause républicaine », il promettait de « continuer dans cette voie » en travaillant à établir « l’impôt progressif sur le revenu ; le referendum sur les grosses questions d’intérêt communal ou national ; l’élection du Sénat au suffrage universel ; la liberté de conscience et la séparation de l’Église et de l’État ; l’abrogation de la loi Falloux et l’enseignement intégral gratuit à tous les degrés ; le service militaire égal de deux ans ». Il promettait de défendre « avec ardeur les intérêts agricoles et viticoles » de sa circonscription. Des revendications précises, peu de déclarations de principe si ce n’est que, « enfant du peuple [il soutiendra] avant tout les intérêts et les droits des travailleurs... » Une seule allusion, discrète, au socialisme : il prônait « la suppression des sinécures et du salariat », et une revendication que ne désavouerait pas un conservateur, la « diminution du nombre des fonctionnaires ». Avec 6 496 voix, Camuzet devança le radical Ricard (4 694) et le nationaliste Guerrier (4 093). Au second tour, 10 097 suffrages en firent l’élu du bloc des gauches contre Guerrier (5 063).
La fédération de la Côte-d’Or, longtemps autonome, venait de s’agréger au Parti socialiste français né à Tours en mars 1902. Camuzet, son élu, appartint au groupe parlementaire jauressiste et, avec lui, soutint sans défaillance la politique d’E. Combes. L’unité consommée, trois ans plus tard, Camuzet s’en dégagea sans esclandre, sans polémique et réussit à se maintenir avantageusement dans une position équivoque pendant quelques années, et à rendre invulnérable sa position personnelle. En 1906, toujours candidat républicain-socialiste, il n’avait plus de lien organique avec la SFIO, mais il ne fut pas combattu par elle. Comme son appel n’était ni plus ni moins socialiste qu’en 1902, pour l’électeur moyen rien ne semblait changé. Il se félicitait de la dispersion des « moines d’affaires » et du « rétablissement du droit des bouilleurs de cru ». Il promettait de « défendre avec le même dévouement les intérêts agricoles et viticoles de notre région et les réformes économiques et sociales favorables à la classe laborieuse ». Seule allusion à la vie intérieure du parti socialiste, il réprouvait « les théories d’Hervé ». Il obtint 52 % du nombre des électeurs inscrits, soit 10 273 voix, et fut réélu au premier tour. Au cours de cette législature qui vit la rupture du Bloc, Camuzet soutint le gouvernement Clemenceau contre le parti socialiste. En mars 1908, il lui accorda sa confiance quand Jaurès l’interpella à propos du Maroc. Il approuva les sanctions infligées aux postiers en grève, en juillet 1909.
Même succès, sous la même étiquette et avec le même programme, en 1910 : Camuzet fut réélu au premier tour par 9 876 voix sur 19 240 inscrits, contre 4 120 au candidat modéré. Mais ce succès fut enregistré comme une victoire personnelle, de signification politique incertaine. À coup sûr, ce n’était pas une victoire socialiste. L’organe local de ce parti lui reprochait d’avoir « renversé la vie politique de son arrondissement » (R. Long, op. cit. p. 103). Le Bloc républicain s’étonnait du nombre de voix de l’« élu socialiste d’un arrondissement où l’on est individualiste à outrance » et le disait composé d’« une grosse majorité de radicaux et des amis de l’homme aimable qui est si peu socialiste » (n° du 14 mai 1910). L’attitude de Camuzet justifia ces commentaires. Il centra son activité sur la défense des intérêts de ses mandants qu’il assumait déjà au conseil général pour le canton de Beaune-Nord depuis 1907. Sur le plan professionnel, il fonda en 1909, à Vosne-Romanée, une coopérative viticole qui groupa jusqu’à quatre-vingt-dix adhérents, et patronna, à sa naissance, en 1912, celle de Gevrey-Chambertin. Au Parlement il devint inamovible à la vice-présidence de la commission des douanes et à la présidence du groupe parlementaire des bouilleurs de cru. À l’issue d’un des grands débats de la législature, il s’abstint sur la loi rétablissant le service de trois ans comme semblait l’y autoriser une trop habile profession de foi promettant tout ensemble de « réduire les charges militaires qui écrasent les peuples » et de maintenir, « en attendant, au milieu de l’Europe hérissée de baïonnettes, une armée forte, dévouée à la République, avec des officiers républicains. »
En 1914, par suite de la baisse de leur population, les deux circonscriptions de Beaune n’en formèrent plus qu’une. Il n’y avait donc plus qu’un siège pour deux sortants, Camuzet et le radical-socialiste Charles. La fédération socialiste soutint ce dernier qui recueillit 7 614 voix. La position politique locale de Camuzet apparaissait ainsi sans rapport avec son étiquette et sa place dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. S’il combattait pour « une république toujours plus grande et plus fraternelle », il promettait de se « spécialiser dans l’étude des questions agricoles, viticoles et douanières », ce qu’il faisait depuis longtemps et continua à faire en bornant ses interventions à ces problèmes. Il distança Charles avec 8 475 voix, bénéficia de son désistement et battit le modéré Bichot par 14 530 suffrages contre 8 430. La droite avait, dès le premier tour, arbitré le conflit en plaçant Camuzet en tête.
Au lendemain de la guerre qu’il fit comme capitaine au 58e régiment territorial, Camuzet se prêta publiquement à l’alliance restée occulte en 1914. Avec un autre transfuge du socialisme, Charlot, un radical et deux hommes de droite, il forma une liste d’« union républicaine et sociale », variante bourguignonne du Bloc national. Soutenue par les modérés et le gros des radicaux, elle enleva tous les sièges avec une moyenne de 50 996 suffrages sur 100 397 inscrits. Camuzet, second sur la liste, distançait ses partenaires avec 51 792 voix. Il s’intégra pleinement à la majorité de la Chambre bleu horizon. En 1924, il fut réélu, sur les mêmes positions, en la même compagnie politique, face à trois listes de gauche qui enlevèrent deux sièges. Il ne s’inscrivit à aucun groupe et vota régulièrement avec l’opposition de droite au Cartel des gauches. Il refusa la confiance à Herriot, le 9 avril 1925, et à Caillaux le 12 juillet. Il soutint fidèlement Poincaré à partir de juillet 1926. Il était devenu un homme du centre droit et se comporta comme tel aux élections de 1928, dans sa circonscription retrouvée de Beaune. Candidat d’« union républicaine et sociale », il se réclama hautement de Poincaré et l’emporta au premier tour par 9 594 voix (sur 20 564 inscrits) contre les candidats socialiste (6 394) et communiste (1 104). Il siégea au groupe de la « gauche sociale et radicale » pendant sa dernière législature, car il ne se représenta pas en 1932. Il resta conseiller général jusqu’en 1940 et fut « conseiller départemental », nommé par le gouvernement de Vichy de 1941 à 1944.
Ainsi, Camuzet, dans son ardeur à se pousser au pouvoir avec la « nouvelle couche sociale », alla au socialisme en un temps où, faible encore, il apparaissait comme un appoint, un appoint d’avant-garde, au combat républicain contre le conservatisme monarchiste, contre les notables, contre l’Église, combat qui entraînait toutes les couches populaires. Quand le problème social se profila derrière ces luttes politiques menées à bonne fin ou en voie de l’être, Camuzet évolua. Un socialisme de combat, fort de son unité, fondant son action sur la lutte des classes, sur l’opposition parlementaire et posant le problème de la propriété, ne pouvait prétendre à la même audience auprès de tous les paysans. Malgré les précautions prises pour distinguer la « petite propriété » du paysan exploitant, à respecter, de la « propriété capitaliste », à socialiser, le nouveau parti ne pouvait manquer de se heurter au réflexe de « propriétaires », même des « petits paysans » comme Camuzet l’était, comme l’étaient ses électeurs. Même et surtout si l’on attribue le tournant de Camuzet à l’intérêt personnel, au désir humain d’être réélu, on doit reconnaître qu’il sut réussir. L’approbation massive et constante qu’il reçut de ses électeurs atteste qu’il traduisait une réaction sociale profonde. Avec eux il avait voulu consolider et achever la révolution du passé. Il ne voulait pas, comme eux, risquer la révolution dans l’avenir sans être sûr qu’elle s’arrêterait aux limites de la « petite propriété ».
Au surplus, la sienne avait cessé d’être « petite ». « Propriétaire cossu » (R. Long, op. cit., p. 94) déjà, comme héritier de plusieurs générations de vignerons, il étendit son domaine sur la « côte de Nuits ». Il déborda même les limites de sa commune en participant au dépècement du Clos-Vougeot, ce fameux vignoble des moines de Cîteaux, aliéné en bloc comme propriété nationale sous la Révolution, morcelé cent ans plus tard par des lotissements successifs auxquels Camuzet eut part.
Quand, en 1946, mourut l’ancien député socialiste, il était bien nanti et « ses vignerons », joints à sa famille, invitèrent à ses « funérailles religieuses ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article78562, notice CAMUZET Étienne, Pierre par Justinien Raymond, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 30 mars 2010.

Par Justinien Raymond

ŒUVRE : Collaboration intermittente au temps de son action socialiste au Rappel socialiste, hebdomadaire fédéral, au Réveil des Paysans de J.-B. Bouhey. — Traité de la culture de la vigne en Côte-d’Or, Dijon, s.d. (ne se trouve dans aucun dépôt parisien).

SOURCES : Arch. Ass. Nat. dossier biographique. — Hubert-Rouger, Les Fédérations socialistes II, op. cit., p. 57. — Jean Verlhac, La Formation de l’Unité socialiste, 1898-1905, DES, Paris, p. 278. — Raymond Long, Les Élections législatives en Côte-d’Or depuis 1870. Essai d’interprétation sociologique, Paris, 1958 (Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques, n° 96), pp. 94, 97, 103, 107, 111, 118, 123. — R. Laurent, « L’évolution de la structure sociale de la commune de Vougeot du XIXe au XXe siècle », conférence suivie d’une discussion devant les membres de la Société d’Histoire moderne à la Sorbonne, le 3 juin 1956. Le résumé qui en est donné dans le Bulletin de cette société (n° 19, onzième série, 55e année, mai-octobre 1956, pp. 6 à 9) n’en donne pas tout l’apport. — Denis Vuillaume, Le Socialisme en Côte-d’Or de 1905 à 1914. Étude de la fédération côte-d’orienne de la SFIO, mémoire de maîtrise, Paris X Nanterre, 1977. — Renseignements sur l’homme, sa vie, les luttes politiques en Côte-d’Or, fournis par M. le Dr Charles Bouhey, fils de J.-B. Bouhey, collègue et ami de Camuzet.

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