LA TOUR DU PIN CHAMBLY René [LA TOUR DU PIN CHAMBLY (René, Charles, Humbert, comte de), marquis de LA CHARCE, appelé habituellement LA TOUR DU PIN]

Par André Caudron

Né le 1er avril 1834 à Arrancy (Aisne), mort le 4 décembre 1924 à Lausanne (Suisse) ; officier, démissionnaire de l’armée, sociologue, propriétaire foncier ; « royaliste social », théoricien du catholicisme social et du corporatisme, membre de l’Action française ; co-fondateur puis président de l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers, animateur du Conseil des études et de la revue L’Association catholique, secrétaire général de l’Union de Fribourg.

Le milieu familial de René de La Tour du Pin, descendant des princes du Dauphiné, lui inculqua les valeurs anciennes de l’aristocratie : devoirs de la noblesse, dévouement à la famille, au roi et à la patrie, fonction sociale de la propriété. Son père, grand propriétaire foncier, lui disait : « Rappelle-toi toujours que tu ne seras que l’administrateur de cette terre pour ses habitants ». Ayant choisi la carrière des armes, le fils quitta Saint-Cyr à l’âge de vingt ans. Passé par l’école d’état-major, il servit dans l’armée d’Orient en Crimée. Capitaine en 1859, il fit la campagne d’Italie puis gagna l’Algérie. Nommé à l’état-major de la division de Constantine, il fut ensuite employé à Laghouat, sous les ordres du colonel de Sonis, comme administrateur de territoires pacifiés, utilisant ses loisirs à méditer l’Evangile et à lire le Coran.
De retour en 1869, il était à Lille quand éclata la guerre. Attaché à l’état-major du général de Ladmirault, commandant le 4e corps à l’armée du Rhin, il combattit à Borny, Rezonville - où il rencontra Albert de Mun - et Saint-Privat. Victime de la « trahison » de Bazaine, La Tour du Pin fera une déposition à son procès. Le 29 octobre 1870, les deux officiers, très affectées par la défaite, étaient emmenés en captivité à Aix-la-Chapelle. C’est là que s’éveilla en eux une vocation sociale. Un jésuite, le P. Eck, leur recommanda la lecture d’un ouvrage d’Emile Keller, L’Encyclique du 8 décembre 1864 et les principes de 1789, ou l’Eglise, l’Etat et la Liberté. Dans ce livre qui dénonçait le libéralisme et le naturalisme, ils crurent découvrir la cause profonde des maux dont souffrait la France. L’enseignement et l’action de Mgr de Ketteler, surnommé « l’Evêque socialiste » de Mayence, leur parut apporter le remède. Ils rencontrèrent aussi, grâce au docteur Longens, d’autres réalisations des catholiques allemands, notamment les cercles ouvriers de l’abbé Kolping.
Libérés en mars 1871, ils décidèrent de se vouer à la réorganisation chrétienne de la société et en particulier aux milieux populaires. Le douloureux spectacle de la Commune, qu’ils eurent à réprimer dans les rangs des « Versaillais », renforça leur détermination. Tous deux allaient devenir les chefs de l’école des « royalistes sociaux », selon l’expression de Georges Goyau. Le cercle des jeunes ouvriers du boulevard Montparnasse que leur fit connaître son directeur, Maurice Maignen, leur offrit un modèle d’action. Le 23 décembre 1871 naquit l’Oeuvre des cercles catholiques d’ouvriers. Elle avait « pour but le dévouement de la classe dirigeante à la classe ouvrière, pour principes, les définitions de l’Eglise sur ses rapports avec la société civile, et pour forme, le cercle catholique d’ouvriers. »
Bientôt en poste à Avignon, La Tour du Pin donna tout son temps libre à cette oeuvre dont il assura un moment le secrétariat et les relations extérieures, à la tête de la 1e section ou section de propagande. Tandis que les cercles se répandaient dans le pays, il recherchait, au-delà, les orientations qui pourraient conduire à une transformation sociale. En 1872, il mit en place une 4e section destinée aux conférences, puis transformée en Conseil des études, appelé « Conseil de Jésus ouvrier », dont il prit la présidence. Cet organisme avait pour objectif essentiel de donner à l’Oeuvre un « corps de doctrine ». Ses premiers éléments commencèrent à paraître dans les « avis » du Conseil des études puis dans L’Association catholique, revue des questions sociales et ouvrières, fondée en 1876. Ce mensuel allait diffuser peu à peu les idées de La Tour du Pin.
En 1873, au pèlerinage des cercles à Notre-Dame de Liesse, près de Reims, les fondateurs de l’Oeuvre avaient rencontré Léon Harmel dont la personnalité et l’expérience firent grande impression. La Tour du Pin pensa dès lors transformer l’Oeuvre des cercles en un ensemble d’associations catholiques débouchant sur la corporation chrétienne, selon le modèle du Val-des-Bois, mais ce projet, s’étant heurté aux réticences d’Albert de Mun et à l’opposition de Maurice Maignen, n’eut pas de lendemain.
La Tour du Pin portait toute la responsabilité de la recherche engagée au sein du Conseil des études. Il s’appuya sur les oeuvres des premiers catholiques sociaux, tels La Mennais, Charles de Coux, le groupe de L’Ere nouvelle, et surtout celles de Frédéric Le Play qu’il considérait comme son « maître ». Il fut aidé par des chercheurs allemands que Mgr Gaspard Mermillod l’invitait à retrouver à Ferney. Attaché militaire auprès de l’ambassade à Vienne en 1877, il put rencontrer, à Frohsdorf, le comte de Chambord dont il avait apprécié la lettre de 1865 aux ouvriers. Des contacts avec les catholiques sociaux autrichiens l’amenèrent à concevoir un ordre social chrétien, inspiré de celui du Moyen Age, fondé sur la monarchie et axé sur les corporations. Le comte von Blome, auteur de L’Avenir de l’Europe, et les princes Alfred et Aloys de Liechstenstein, ses amis de l’école du baron prussien Karl de Vogelsang, avaient adopté la même position.
Promu lieutenant-colonel en 1880, La Tour du Pin quitta l’armée l’année suivante pour n’avoir pas à servir le régime républicain. Il put se consacrer davantage à l’élaboration d’une doctrine, en dépit du désaccord de Léon Harmel et surtout de Maurice Maignen qui estimait que l’Oeuvre des cercles était destinée à l’action. Celui-ci reprocha vivement à La Tour du Pin de s’enfoncer dans « l’idéologie ». Albert de Mun, secrétaire général depuis 1873, aurait voulu, de son côté, faire de l’Oeuvre le point de départ d’un grand mouvement, voire d’un parti catholique. Cette orientation ne convenait guère à La Tour du Pin pour qui l’Oeuvre des cercles devait constituer un laboratoire d’idées. En fait, si l’Oeuvre des cercles n’obtint, sur le terrain, que des résultats assez minces, les travaux de La Tour du Pin lui donnèrent une influence considérable sur le plan théorique, en apportant au catholicisme social l’ébauche d’une doctrine.
La pensée de La Tour du Pin, foncièrement contre-révolutionnaire, prenait le contre-pied de l’individualisme libéral. L’ordre corporatif dont il traça le plan dans un article de L’Association catholique en août 1883 s’opposait au libéralisme économique qui avait donné naissance au capitalisme. Hostile à la domination de la bourgeoisie et à l’économie industrielle, La Tour du Pin dénonçait les effets de la loi Le Chapelier qui avait laissé l’ouvrier isolé, livré à l’exploitation. Il défendait une conception humaine du travail, où l’homme primait la matière, où la production n’était pas la loi suprême et le but unique. Il ne se lassera pas de dénoncer dans l’usure le vice essentiel du régime. Il fallait abolir « la religion du veau d’or » et favoriser la coopération.
Clé de voûte de son sytème, la restauration d’une société hiérarchique devait reposer sur les communautés naturelles : famille et atelier où le contrat de travail garantirait l’emploi et la sécurité des travailleurs. L’atelier s’intégrerait dans la corporation constituée en trois échelons - entreprise, province, nation -, disposant de compétences pour toutes les questions économiques et sociales. Tant que les syndicats seraient faibles, l’Etat y suppléerait par une législation limitant le travail des femmes et des enfants, la journée de travail, et assurant la couverture des risques courants. Au sommet de la pyramide des corps organisés, le monarque exercerait un pouvoir d’arbitre. La Tour du Pin en vint ensuite à doter les conseils paritaires corporatifs de pouvoirs politiques, relatifs à l’ensemble des intérêts professionnels : prévention et solution des conflits, élaboration de la législation sociale, établissement des conventions sur les conditions de travail et les salaires. Un Sénat professionnel était appelé à couronner l’édifice sous la garde du roi.
Au pèlerinage des patrons chrétiens à Rome, en 1885, La Tour du Pin reçut les encouragements de Léon XIII. Il souhaitait profiter du « contre-centenaire » de 1789 pour mettre en exergue une politique sociale d’inspiration chrétienne, mais religieusement neutre. Albert de Mun ayant écarté ce projet, son ami tenta de reconstituer des corps professionnels à Romans, où une seconde assemblée du même type eut lieu deux ans après sans plus de résultats pratiques. L’assemblée de Voiron connut le même échec en 1893. Albert de Mun, présent à Romans en 1889, refusa de participer aux assemblées suivantes. La Tour du Pin prit surtout une part considérable aux travaux de l’Union catholique des études économiques et sociales, dite « Union de Fribourg », dont il avait suggéré la création à Mgr Mermillod. Il en fut le secrétaire de 1884 à 1891 avec Henri Lorin pour adjoint, aux côtés du président von Blome et des représentants de six pays. La Tour du Pin prépara tous les travaux de l’Union de Fribourg avec le baron de Kuefstein, sous l’autorité bienveillante de Mgr Mermillod.
Son empreinte apparut dans la condamnation du capitalisme usuraire par l’Union de Fribourg en 1887. L’appui d’un théologien allemand, le jésuite Lehmkuhl, lui permit de faire admettre par l’Union de Fribourg le principe du juste salaire et l’action des pouvoirs publics dans ce domaine (1887). Le salaire devait apporter à l’ouvrier et à sa famille de vivre selon leurs besoins, la profession ou à défaut l’Etat garantissant un minimum vital. Par ailleurs, La Tour du Pin ne considérait pas la propriété comme un droit absolu mais comme une fonction sociale, à juger en rapport avec le bien commun. L’encyclique Rerum novarum, promulguée le 15 mai 1891, s’est inspirée beaucoup de ses idées.
La manière dont il traitait des problèmes sociaux, avec vigueur et hardiesse, procédait d’un sens très vif de la « justice sociale », expression qu’il lança lui-même dans les milieux catholiques. Il gardait le souci constant de concilier les droits individuels et les droits de la communauté. Mais ses idées firent peur et plusiers membres de son Conseil des études démissionnèrent avec éclat. Albert de Mun alla jusqu’à le traiter de socialiste. Dans l’épiscopat, La Tour du Pin ne trouva guère pour le défendre que le cardinal Langénieux et Mgr de Cabrières. Les autres évêques restaient indifférents, parfois hostiles. A Nancy, Mgr Turinaz publia une mise en garde contre les tendances socialisantes de l’Oeuvre des cercles. Pour La Tour du Pin, les prélats étaient incapables de proposer des remèdes aux maux sociaux, et il porta ce jugement sévère sur les catholiques français : « La plupart sont un peu moins pires que nuls vis-à-vis de la question sociale ».
Certains congrès de l’époque donnèrent lieu à des controverses très vives où les tenants de l’école libérale, dite « d’Angers » par référence à son chef, Mgr Freppel, évêque et député de cette ville, s’opposaient à La Tour du Pin et ses amis, avec le renfort des principaux universitaires catholiques, tels Claudio Jannet, de Paris, Joseph Rambaud et Henri Joly, de Lyon, et surtout Charles Périn, de Louvain. Les débats se cristallisaient autour des rapports justice-charité, du rôle de l’Etat en matière sociale, de la légitimité et des limites du droit de propriété. L’Oeuvre des cercles, derrière La Tour du Pin, s’est insurgée davantage, à vrai dire, contre le libéralisme que contre le socialisme, à l’origine duquel celui-ci reconnaissait une idée chrétienne. Ses revendications de respect de la justice, de juste salaire, de limitation du droit de propriété, supposant certaines nationalisations, et de participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, paraissaient outrancières. La Tour du Pin allait d’ailleurs jusqu’à rechercher la collaboration avec des socialistes, et il n’est pas exclu que certains d’entre eux l’aient influencé.
En légitimiste irréductible, il refusa le Ralliement, ce qui provoqua sa rupture avec Albert de Mun et Harmel. Successeur de Joseph de la Bouillerie, il présida toutefois l’Oeuvre des cercles, alors en déclin, de 1893 à 1895. Le caractère réactionnaire de ses idées l’isola peu à peu. L’adversaire de la Démocratie chrétienne vit s’éloigner de lui le mouvement social catholique, bien que ses idées continuèrent de l’alimenter. Depuis 1891, il poursuivait la mise en forme d’une politique sociale dans L’Association catholique, sa chère revue, désormais séparée de l’Oeuvre des cercles. Il produisait des études sur les prix, la rétribution du capital, les fermages, le salaire familial. A partir de 1898, les quatre revues catholiques d’économie sociale organisèrent un congrès annuel qui permit d’élargir son audience. En outre, ses amis Henri Lorin, premier président des Semaines sociales en 1904, et Hyacinthe de Gailhard-Bancel travaillèrent au rayonnement de sa pensée chez les jeunes catholiques sociaux. Fondateur du cercle Tradition et Progrès en 1897, il fut des premiers à rejoindre l’Action française (1899). Sa collaboration au Réveil accentua son influence sur les milieux royalistes qui l’ont revendiqué comme l’un de leurs inspirateurs. La doctrine corporatiste de La Tour du Pin eut un large retentissement mais ceux qui ont tenté de l’appliquer ont généralement agi dans un esprit totalitaire qui lui était étranger.
Il avait épousé en 1892 sa cousine Marie de La Tour du Pin qui l’aida dans son oeuvre. Veuf en 1904, il se retira près de Laon, dans son village natal dont il devint maire, et géra ses domaines. E. Bossan de Garagnol l’aida pour la publication de ses articles en volume (Vers un ordre social chrétien, jalons de route, 1882-1907). Il fit paraître aussi des Aphorismes de politique sociale (1909). En 1914, il dut quitter sa commune envahie et se réfugier à Lausanne. Ses derniers livres, De la réfection sociale en pays envahi et De la représentation de l’agriculture, sont sortis en 1919.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article82173, notice LA TOUR DU PIN CHAMBLY René [LA TOUR DU PIN CHAMBLY (René, Charles, Humbert, comte de), marquis de LA CHARCE, appelé habituellement LA TOUR DU PIN] par André Caudron, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 30 mars 2010.

Par André Caudron

SOURCES : F. Bacconier, L’Enseignement social de La Tour du Pin, Paris, Cahiers de la Corporation, n° 12, 1927 — J. Bassot, Travail et propriété, actualité révolutionnaire de La Tour du Pin, Paris, 1943 — Ch. Baussan, La Tour du Pin, Paris, 1931 — E. Bossan de Garagnol, Le Colonel de La Tour du Pin d’après lui-même, Paris, 1936 — E. Buret, La Corporation et l’entreprise selon La Tour du Pin, Paris, 1942 — Catholicisme, VI, 1967 (H. Rollet) — P. Chanson, Autorité et liberté. Constitution de la France selon La Tour du Pin, Paris 1942 — H. Coston (dir.), Dictionnaire de la politique française, I, 1967 — H. de Gailhard-Bancel, Le Lieutenant-colonel de la Tour du Pin Chambly, marquis de la Charce et le centenaire de 1789, 1925 — C.J. Gignoux, La Tour du Pin, Paris, Office central d’organisation corporative, Paris, 1943 — Ch. Maignen, Maurice Maignen et les origines du mouvement social catholique en France, 1927 — Ch. Maurras, Enquête sur la monarchie, 1906 ; De Démos à César, 1940 — J. Rivain, Un programme de restauration sociale. La Tour du Pin précurseur, Paris 1926 — H. Rollet, L’Action sociale des catholiques en France, 1871-1901, 2 vol., 1948-1958 — R. Sémichon, Les Idées sociales et politiques de La Tour du Pin, Paris, 1936 — R. Talmy, Aux origines du catholicisme social : l’école de La Tour du Pin, 1963 ; René de La Tour du Pin, 1964— J. Tirot, Un précurseur, La Tour du Pin, sa conception corporative, le régime représentatif, Paris, 1942 — « Un précurseur, le Marquis de la Tour du Pin », La Documentation catholique, XXXII, 1934.

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